De quelques petits commerces du Palais-Royal en 1806

Publié le : 10 mars 20206 mins de lecture

Le café des Aveugles
Au Palais-Royal, sous le café Italien

« Il y a dans ce café un grand orchestre composé d’aveugles, parmi lesquels se trouve un assez bon violon, et une femme qui crie du haut de sa tête au lieu de chanter, et à laquelle on est souvent obligé de demander la sourdine.

Ce café n’ouvre qu’à cinq heures. C’est le rendez-vous de toutes les filles du jardin et de celles du perron : les habituées y ont tous les jours leur demi-tasse gratis. Il est divisé en vingt petits caveaux : on y voit de vieux et de jeunes admirateurs des grâces. Les jeunes déesses viennent boire le vin du marché ; les vieilles restent pour épier le moment où il se présente quelque godiche. Alors elles se détachent, et vont aussitôt avertir leurs jeunes camarades, dont elles reçoivent une rétribution en raison du genre de conquête qu’elles procurent.

C’est dans ce café que ceux qui louent les habillemens à ces nymphes viennent se faire payer, lorsqu’ils s’aperçoivent qu’elles sont en compagnie à ressource. Ces filles ne s’adressent jamais qu’à des étrangers ou à des arrivans des départemens : elle ne s’y trompent pas.

Dans cet endroit, on voit constamment deux grosses marchandes de bouquets, que l’on nomme mesdames Angot. Elles vont présenter aux godiches des bouquets pour leur belle, les font payer douze ou vingt-quatre sous, selon les circonstances plus ou moins favorables. Mais en sortant, la nymphe à qui on en a fait présent rend le bouquet à la marchande, qui lui donne quatre sous de sorte que, dans une soirée, tel bouquet est vendu sept ou huit fois.

On respire un air si fétide et si épais dans ce café, que lorsqu’on en sort, même au plus fort de l’été, on est saisi par le froid. On peut dire que le café des aveugles est la lie des cafés de Paris. Rien n’est plus dégoûtant que la malpropreté et l’indécence qu’on s’y permet. Aussi, quand on a parcouru le Palais-Royal, on est censé n’avoir rien vu si on n’a été au café des aveugles.

A ces bouquetières succèdent les marchandes de bretelles, de porte-feuilles, de bijoux, de sucreries, etc. Toutes ces marchandes sont associées, et se distribuent les heures pour les tournées. L’étranger ou l’homme des départemens se trouve circonvenu par deux ou trois nymphes qui s’entendent avec les garçons limonadiers pour demander au nouveau débarqué s’il ne faut pas lui servir telle ou telle chose de manière que l’étranger n’a pas plutôt donné à changer une pièce d’or qu’il ne lui en reste rien. »

« Près les boutiques de bois, sont 12 cabinets d’aisances : l’entrepreneur y fait habituellement une recette si considérable, que depuis peu d’années il a acquis de grandes propriétés. Cependant il n’en coûte que 10 centimes par séance, et le papier est donné gratis. Les cabinets et les cuvettes sont très-propres et sans odeur. La toilette des garçons servans est aussi soignée que celle des garçons restaurateurs les plus élégans : leurs profits leur rapportent quelquefois 48 francs par jour. Il faut que le concours des nécessiteux et des amateurs soit bien considérable, puisque cet entrepreneur achète par millier le papier qui s’y consomme. Trois hommes sont occupés journellement à couper ce papier dans les proportions convenables, ce qu’ils font avec beaucoup de dextérité. Nous observons qu’on n’y donne pas les journaux à lire.

La spéculation sur ces 12 cabinets d’aisances a fait la fortune de plusieurs entrepreneurs. L’un d’eux trouvant une demoiselle en mariage pour son fils, marchandait sur la dot. Le père de la demoiselle un peu surpris, lui dit : Mais combien donnez-vous en mariage à votre fils ? « Combien ? monsieur, je lui cède mon fonds ; et je crois que c est un joli morceau de pain à manger. »

Ces détails sur cette partie ne surprendront pas lorsqu’on se rappellera qu’il y a environ 30 ans un particulier trouva un genre de spéculation tout nouveau. Il se promenait dans les rues de Paris en robe de chambre, tenant sous son bras une garde-robe ployante : de temps en temps, il criait : chacun sait ce qu’il a à faire : alors il faisait payer 4 sous par scéance.

Il serait à désirer que l’on établît dans les différens quartiers de Paris de ces espères de cabinets. L’exemple que nous venons de rapporter, et que l’on a journellement sous les yeux, suffit pour faire sentir la bonté de cette spéculation, qui serait très-avantageuse pour le public, et très-profitable à ceux qui placeraient des fonds dans ces entreprises. On ne verrait pas le spectacle dégoûtant qu’offre un grand nombre des rues de Paris, et la pudeur et la décence ne se trouveraient plus si honteusement outragées comme elles le sont journellement. »

Louis-Marie Prudhomme, Miroir de l’ancien et du nouveau Paris – 1806

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