Essai sur les enseignes, par Alexandre Privat d’Anglemont – 1850

Publié le : 18 septembre 201929 mins de lecture
« Malgré tout ce qui m’a été dit et raconté de Londres, de Naples, de Constantinople et même de Calcutta, après une sincère comparaison de tous ces récits avec mes lectures, je suis et demeure persuadé qu’il y a certainement de plus belles et de plus grandes villes que Paris ; mais, en revanche, je suis intimement convaincu qu’il n’en est pas de plus curieuse.

Remarquez que nous ne parlons ni de Pékin, ni de Tombouctou, ces villes pour lesquelles les voyageurs réservent toutes les fantaisies des Mille-et-une-Nuits ; car, du fond de notre conscience, devant nos typographes et devant vous, lecteurs, je jure ici que, malgré toutes les assertions de ces messieurs, religieux ou laïques, je suis de plus en plus persuadé que ces villes sont encore plus fantastiques que toutes ces descriptions faites de visu. Jamais je n’ajouterai foi à l’existence de ces cités.

Je sais que Malte-Brun, Balbi, René Caillé les ont vues et les portent imperturbablement sur leurs cartes géographiques ; mais, dussé-je me trouver en dissidence d’opinions avec M. de Lagrenée, notre ex-ambassadeur en Chine, et tous les voyageurs futurs et passés, je m’écrirai avec toute la conviction dont je suis capable : Non, Pékin n’existe pas !

Pourquoi ?

Parce que.

Cela ne s’explique pas très bien, mais cela se comprend. Si, par exemple, quelqu’un venait vous dire : Il y a en France un grand homme, un homme immense, un autre Napoléon, comme l’ancien ; cet homme prodigieux a nom Rigolo ! Le croiriez-vous ? — Non. — Pourquoi ? — Parce que le nom est ridicule.

Eh bien, moi, je trouve ces noms de Pékin et de Tombouctou on ne peut plus ridicules. Je ne sais pas au juste pourquoi ; je ne l’ai jamais cherché, je serais peut-être désolé de trouver la raison qui me fait penser ainsi ; mais cela est.

Qui pourrait m’expliquer par quelle combinaison chimique l’odeur du musc me cause des indigestions ?

Mais admettons encore pour un instant, pour un seul instant, que Tombouctou existe, que René Caillé n’a point parlé en voyageur, qu’il est tout simplement un naturel de ce pays-là qui a raconté les merveilles de sa patrie, qui a dit la vérité et rien que la vérité dans tous ses énormes volumes.

A ce compte-là, le chef-lieu du département des fées, dans la grande République de la fantaisie, pourrait seul rivaliser de merveilles et de surprises avec la cité africaine. Ce ne sont partout que palais, jardins, parcs et eaux jaillissantes. Pyranèse lui-même s’émerveillerait du grandiose des monuments. Et Paris ne serait plus qu’un ignoble Châteauroux auprès de cette capitale des faces d’ébène. Heureusement que la sagesse des nations a trouvé bien avant nous ce magnifique proverbe :

A beau mentir qui vient de loin.

Avertissement sublime donné à tous les voyageurs passés et futurs ; maxime vieille, mais consolante pour tous ceux qui, comme nous, n’ont jamais dépassé Versailles, les grandes forêts de Saint-Germain et de Vincennes, et n’ont contemplé d’autres pics neigeux que Montmartre et les buttes Saint-Chaumont. Aussi nous faisons-nous fort de prouver que pas une de toutes ces merveilles visitées à tant de frais, à travers mille dangers, n’est aussi bizarre, aussi amusante, aussi variée, aussi surprenante que notre bon vieux Paris.

D’ailleurs, il ne s’agit point ici de faire le modeste, écrions-nous avec le Parisien :

Il n’est qu’un Paris !

Après Paris , il faut tirer l’échelle !

Permettez-moi, belles dames qui lisez la Sylphide, de vous poser cette simple question et d’y répondre :

Vit-on autre part qu’à Paris ?

Non ! mille fois non ! Cent et quelques poètes plus ou moins comiques, mais ayant tous prétention à l’être plus que Molière et Lesage à la fois, n’ont-ils pas dit dans un assez mauvais alexandrin :

En province on végète, à Paris seul on vit.

Quelque faible qu’il soit, ce vers est toujours applaudi, parce qu’il constate une grande vérité, parce qu’il répond à un sentiment commun à tous les hommes, parce qu’il parle avec la pensée universelle. Il exprime non pas seulement la conviction intime de tous les Français, mais encore celle de tous les êtres civilisés, celle de toute l’Europe.

En effet, tout est curieux dans cette ville privilégiée. L’observateur y est arrêté à chaque pas par des choses amusantes, baroques ou charmantes ; il ne peut lever les yeux sans s’accrocher à quelque bonne bouffonnerie. Les femmes, les choses, les murs, les passants sont de délicieux sujets d’étude ; les enseignes qui ornent la devanture des boutiques peuvent occuper pendant tout un grand jour le désœuvré le plus déterminé, le musard le plus endurci, le gobe-mouche le plus effréné.

Aussi, partout ailleurs, la flânerie est une vice cousine germaine de la paresse.

A Paris, c’est une étude, c’est une science exacte, c’est le fruit d’une longue et dure expérience ; c’est un don de la nature. On devient désœuvré, gobe-mouche, musard ; on naît flâneur, absolument par la même raison qui fait dire à Brillat-Savarin :

On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.

Demandez pourquoi ? On vous répondra : C’est ce qu’on n’a jamais pu savoir.

Seulement, ce que le profane vulgaire peut constater, c’est que, dans tout, le progrès a su se frayer une large route, il a entraîné le siècle dans sa marche ascensionelle, et maintenant le musée des rues est aussi riche, souvent mieux peint qu’une exposition de peinture au Louvre, aux Tuileries ou à la galerie Bonne-Nouvelle. Beaucoup de marchands de vin, de charcutiers, de boulangers fashionables n’accepteraient pas pour leur devanture certaines toiles que nous avons vus trôner aux Salons. Nous ne parlons pas des cafés, ils n’en voudraient à aucun prix, même pour orner les murs de leurs laboratoires.

C’est que nous ne sommes plus au temps de Molière, et le placet comique de Caritidès ne serait plus compris aujourd’hui. Que dirait- on d’un homme qui s’exprimerait ainsi :

« Ayant considéré les grands et notables abus qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule et autres lieux de la ville de Paris, en ce que certains ignorants compositeurs des dites inscriptions renversent, par barbarie, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte de sens et de raison, sans aucun égard d’étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la République des lettres et de la nation française, qui se décrie et se déshonore par lesdits abus. »

Il ne serait plus compris, car on ne trouve plus de fautes d’orthographe que dans le dictionnaire de l’Académie et dans la copie de messieurs les membres de la Société des gens de lettres.

Tous les artistes qui s’adonnent à ce genre de décoration, peintres de lettres, d’attributs, d’ornements, de figures, sont passés maîtres en linguistique. Les coins les plus secrets de l’orthographe leur sont connus ; pour eux la grammaire n’a pas de mystères. Ils vous attaquent le participe en ennemi cent fois battu, les irrégularités en vassales ; ils jouent avec les difficultés.

On disait jadis : l’esprit court les rues. Il s’est sans doute fatigué à ce métier de vagabond ; il s’est fait vieux, il s’est retiré, laissant la place à sa jeune sœur l’érudition.

Excepté les membres de l’Institut, section des inscriptions et belles-lettres, qui est-ce qui n’est pas savant ? Qui, aujourd’hui, n’est pas plus ou moins égyptologue, hiéroglifologue, archéologue, ou, pour le moins, philologue ? Nous voyons rayonner en lettres d’or sur les boutiques des mots qui auraient fait pâlir nos pauvres ancêtres pendant des mois entiers. Ces pauvres ancêtres, qui n’avaient pour eux que leur bonne foi en leur probité commerciale, les avons-nous dépassés, grands dieux !

Autrefois, dans le bon vieux temps jadis, temps si regretté par d’aucuns, alors que le peuple ne savait pas lire, tous les marchands devaient avoir une enseigne ou un signe pour indiquer leur genre de commerce. C’est de cette coutume que nous viennent les chapelets de pommes qu’on voit encore, à l’automne, appendus aux portes de certains cabarets où l’on vend du cidre ; la branche de houx enrubannée, symbole du vin nouveau ou vin bourru, et les pampres de houblon annonçant l’arrivée de la bière de Mars. Les tampons de laine du marchand de fer, les gigantesques mains rouges des gantiers modernes descendent en droite ligne du signum de l’ancien chaussetier de la confrérie des peaussiers en daim et chevrotins de la bonne ville de Paris. Les girandoles de l’épicier, les colliers de cervelas du charcutier et les boîtes à bonbons du confiseur sont les derniers vestiges de ces temps barbares.

Peu à peu ces signes ou représentations matérielles des objets de l’industrie du boutiquier firent place à des images peintes, à de simples lettres de l’alphabet, comme le fameux Y des marchands de fil et d’aiguilles qui, selon de savants appréciateurs, est la parfaite configuration d’une aiguille enfilée. Les corporations étaient composées de gens pieux ; elles se mettaient toutes sous la protection d’un des symboles du catholicisme, et c’est alors qu’apparurent ces innombrables Vierges, Trinités, Croix de Jésus, Signes de Croix, Saint-Esprit, que nous rencontrons encore dans les campagnes.

Puis les différents corps d’état adoptèrent chacun leur saint. Les boulangers se placèrent sous l’invocation du grand saint Honoré, les cordonniers firent des offrandes à saint Crépin et à son collègue saint Crépinien. Les jardiniers étaient particulièrement dévoués à saint Fiacre, les charcutiers à saint Antoine, les teinturiers à saint Maurice, un soldat, on n’a jamais pu deviner pourquoi. Enfin toutes les confréries ayant leurs saints patrons, presque tous les confrères en adoptèrent l’image pour enseigne à leur boutique. En un moment Paris se trouva peuplé de deux cents vierges et images Notre-Dame et d’une quantité innombrable de saints Pierre, Paul, Jacques et Jean. Quelques-unes de ces vieilles enseignes ont encore survécu à nos révolutions. C’est ainsi qu’on voit dans le quartier de l’Hôtel-de-Ville un marchand de vin, à la vierge, sous laquelle se trouvent écrits ces mots en grosses capitales : cabinets particuliers.

Après les signes et les instruments du métier exposés à la porte de la boutique, comme, le sac de plâtre et les briques du maçon, les longues draperies bariolées de mille couleurs couvrant du faîte au sol la maison du marchand de toiles, après les images religieuses et morales, le Baquet de saint Nicolas, la Grâce de Dieu ou la Providence représentées par une barque battue des flots, ce fut le tour du matériel. Le commerce de Paris se trouva envahi par les Lapins, Moutons, Grands-Cerfs, Lions d’or et d’argent, Chevaux et Têtes de toutes couleurs. Alors aussi le monopole de l’enseigne n’appartenait plus seulement aux vitriers-imagiers-enlumineurs, la corporation venait de se le voir partager par les imagiers-tailleurs de pierre et de bois. Ceux-ci revendiquaient une partie du gain qui leur avait été enlevé par le progrès de la peinture et la popularisation de la lecture. Ils sortaient des églises, leur art commençait à devenir laïc, à se vulgariser, à pénétrer dans les masses en flattant les yeux et les vanités des marchands. C’est pour cela que les compagnons tailleurs de pierre s’associèrent : aux confrères batteurs d’or et de métaux, argenteurs et doreurs, de cette association naquit toute l’immense pléiade de Lions d’or et d’argent, de Bras et de Barbes de mêmes métaux, et toutes ces enseignes californiennes dont nous trouvons les traces dans les manuscrits de la fin du treizième et du commencement du quatorzième siècle. Les croisades avaient eu lieu, elles avaient donné naissance à un nouveau métier, celui du blasonier, à là fois sculpteur, peintre et doreur, le blasonier, qui s’était chargé, en l’absence de la noblesse, de l’enseigne de la boutique du marchand, de même que peu avant il avait trouvé une devise et un champ blasoné pour l’écu du seigneur allant à la croisade. Mais les nobles étaient partis, il fallait vivre ; il mit son art au service des corporations d’arts et métiers.

Les lions, les saints et les vierges restèrent tranquilles possesseurs de toutes les enseignes, et purent à leur aise protéger les maisons de commerce et faire fructifier la fortune des bons bourgeois de Paris jusqu’au commencement du quinzième siècle. Mais là leur puissance et leur saint patronage devaient recevoir une rude atteinte. La renaissance des arts et des lettres se faisant, tout roi de France était un peu poète ; comme François Ier et Charles IX, tout courtisan bien appris devait avoir pour le moins à sa solde un de ces animaux bizarres qu’on nomme un poète. C’était le bon temps des sonnets, des anagrammes, des rébus, des facéties, des poésies macaroniques et burlesques. Le calembourg régnait en maître, il avait ses grandes entrées aux petits levers, il courait toutes les ruelles. Clément Marot venait d’inventer le jargon auquel il a laissé son nom.

L’influence de cette civilisation, ou plutôt cette nouvelle face de la civilisation, qu’on pourrait nommer la civilisation franco-grecque, enjouée et galante, devait pénétrer presque dans la bourgeoisie. La réclame n’était pas encore connue ; il s’agissait cependant d’attirer les regards du passant, de se faire connaître à tous prix, sous peine de végéter éternellement entre ses épices et ses fruits confits. Le besoin crée l’imagination : les boutiques ne s’ouvraient qu’avec rébus, concetti, anagrammes, charades, calembourgs à occuper toutes les cervelles de Paris pendant une journée. Plus on faisait parler de son enseigne, plus on avait chance d’attirer les chalands.

On vit alors des facéties de la force de celles-ci : A la bonne femme. Le tableau représentait une femme sans tête. Un puits, sous lequel était écrit : Au puits sans vin. Sur l »écriteau on lisait : ici on n’en boit pas du bon, non, c’est : un chat peint. Tous les débitants de vin et d’hydromel, habitant l’encognure d’une rue, faisaient peindre un coing comme enseigne parlante. Celle-ci a beaucoup gaudi nos bons aïeux ; les farceurs mettaient : aujourd’hui on paie, mais demain on boira gratis. Et en sous-titre : au jour sans lendemain.

Les truies qui filent, les chats qui perchent et tant d’autres, datent de cet heureux temps de gaudissement. La bonne foi, représentée sous la forme de deux mains qui se serrent amicalement, celle de l’acheteur et celle du marchand, sans doute, nous a toujours paru le nec plus ultra de l’impudence de toutes les formules employées pour désigner une maison à la confiance publique. La gloire de cette invention appartient à un orfèvre de la rue du Hurtoix, qui fut pendu, en 1520, pour avoir vendu à madame de Valentinois un bracelet d’or, dont le poids était faux et le métal mélangé.

C’est aussi à cette même époque, qu’il faut apporter toutes les inscriptions latines, dont font mention les anciens historiens de Paris. Tous les cabarets situés dans le rayon des casernes des gardes du roi, inscrivaient sur leurs portes : Hic virtus bellica gaudet. Cette devise, jadis commune, a reparu avec fureur au temps de l’empire. Aujourd’hui, depuis que le grand café militaire de la rue Saint Honoré a disparu, on ne la trouve plus guère qu’ornant la devanture honteuse de quelque bouge enfumé du quartier des Invalides.

L’inscription latine et même grecque se rencontrait d’ailleurs fort souvent au quinzième siècle. Les boutiquiers de ce temps-là étaient tant soit peu pédants ; ils aimaient à faire parade de leur science, pour narguer la noblesse qui, pendant si longtemps, avait mis une espèce d’ostentation à ne vouloir point étudier. Ainsi lisait-on ce distique sur la muraille d’une de ces vieilles boutiques de drapier, comme il en existait il y a encore peu d’années dans le quartier des Bourdonnais :

Stet domus hœc, donec fluctus formica marinos Ebibet, et totum testudo perambulet orbem.

(Que cette maison reste debout, jusqu’à ce qu’une fourmi boive les eaux de la mer, et qu’une tortue fasse le tour du monde).

Cette maison de commerce, qui n’a pas duré autant que le voulait le vœu du fondateur, peut-être parce qu’il ne s’est trouvé ni une tortue ni une fourmie qui aient songé à le réaliser, n’a cependant jamais changé de destination ; elle est restée vouée au commerce du drap, jusqu’à sa dernière heure sonnée, il y a une dizaine d’années, lors de l’élargissement de la rue de l’Arche-Pépin.

Sous Louis XIV et Louis XV, la décoration passa de l’extérieur à l’intérieur, les boutiquiers mettaient toute leur gloire à faire orner leurs boutiques. Ce n’était partout que boiseries sculptées, amours dodus peints à la manière de Bouclier et de Lancrée, les vases et les ustensiles étaient en porcelaine de Sèvres, le luxe était devenu ruineux pour le commerce. Les marchands se construisaient des boutiques jolies comme les grands seigneurs et les financiers des petites maisons.

Les boutiques s’agrandissaient, ce n’étaient plus ces trous enfumés où s’étaient tenus les marchands au temps d’Henri IV et de François Ier. Les boutiquiers commençaient à prendre les titres de négociants et de commerçants, et intitulaient leur boutique, magasin. L’épicier devenait marchand de denrées coloniales ; le perruquier, coiffeur ; il avait des salons, il portait l’épée. On en citait plusieurs qui faisaient atteler leur carrosse pour aller accommoder les dames de la cour. Une seule industrie, celle des pelletiers-fourreurs qui, jusqu’alors, s’était contentée de pendre des peaux à sa devanture, et de faire peindre des simulacres de cartons avec les noms des différentes fourrures écrits dessus, s’avisa tout à coup de se ressouvenir de la vieille habitude du commerce de Paris. Elle émigra, abandonna le quai où elle était établie de temps immémorial, et vint prendre pied en pleine rue Saint-Honoré, près du Palais-Royal. Presque tous ces marchands étaient étrangers, Allemands, Danois et même Russes, ils se firent peindre des enseignes immenses et les rois de tous les pays du Nord eurent l’insigne honneur, aux jours où ils venaient faire visite à leurs bons amis les encyclopédistes, de voir leur effigie ornant la porte des boutiques de la rue Saint-Honoré. Tous les pelletiers de ce quartier étaient sous la protection des rois de Suède, de Danemark et du Tzar de toutes les Russies, selon le pays qui avait eu l’honneur de donner le jour au patron de la maison.

Cette fantaisie des fourreurs eut presque immédiatement son contrecoup. Les rues Saint-Martin et Saint-Denis se trouvèrent presque instantanément peuplées d’enseignes. Les rapins des ateliers de Boucher et Watteau firent florès dès ce moment. Ils eurent à exécuter chez tous les coiffeurs, parfumeurs, confiseurs de ces quartiers des Reines des Grâces, des Flore, des Reines des Fleurs, des Temples de Goût et d’Amour ; en un mot, toute la partie mythologique rocaille dont nous voyons encore quelques échantillons dans ces quartiers commerçants. Les vers de Dorat et de Collardeau accompagnaient presque toujours ces enseignes qui sont d’un rococo adorable.

Les perruquiers ne voulurent pas rester en arrière ; eux , les rois de la mode, pouvaient-ils se laisser distancer. C’est de cette époque que datent ces vers devenus fameux, qui se lisaient sur presque toutes les boutiques de perruquiers, au-dessous d’un tableau représentant Absalon, fils de David, pendu par les cheveux et transpercé par Jonathan :

Passants, plaignez le triste sort
D’Absalon pendu par la nuque ;
Il eût évité cette mort,
S’il eût porté perruque.

Mais tout à côté se trouvait le coiffeur ; celui-ci était partisan des cheveux naturels. Aussi mettait-il un tableau représentant un homme qui se noyait. On était prêt de le sauver ; mais, pris par les cheveux, la perruque restait seule dans la main du sauveteur. Malheureusement l’histoire n’a conservé qu’imparfaitement les vers du coiffeur rival, et nous n’osons les donner ici, de peur de déflorer cette haute poésie.

Les grandes boutiques avaient amené les grandes enseignes ; mais, hélas ! la Révolution était là ! elle devait briser avec les privilèges, tous les droits féodaux. Elle devait anéantir la noblesse et les maîtrises, les enseignes et les maîtres. Elle devait faire le monde libre. Elle devait établir l’égalité tant rêvée.

Aussi ne voyons-nous pendant tout son règne, que des enseignes éphémères. Non pas, parce que les modes et les fantaisies n’avaient plus cours, mais parce qu’alors, tout ce qui avait une idée, une pensée, un cœur, un désir, une fantaisie, pouvait satisfaire toutes ses ambitions en marchant sous les drapeaux, ou en posant devant l’univers ébahi, une de ces grandes questions qui ont soulevé le monde.

Tout à coup l’enseigne devient militaire, guerrière, pleine d’arrogance et d’audace. C’est le galant hussard, le grenadier de Sambre et Meuse, la teneur des rois ; on représentait un sans-culotte Marseillais armé de sa pique. Puis, à l’arbre de liberté, au triomphe de la raison, à la chute des tyrans, etc. Tout ceci était accompagné de vers et de prose dans le style ampoulé de l’époque. Mais l’empire arrivait, et les vieilles enseignes allaient reparaître, accompagnées d’une infinité de guides, chasseurs, cuirassiers et troupiers de toutes armes. Les marchands de tabac revenaient à leur Jean-Bart, Grand-Turc et Grand-Frédéric favoris. Les épiciers se mettaient plus que jamais sous le patronage de l’Amérique représentée par une jeune sauvage de foire, vêtue d’un pagne de plumes multicolores. Mais le véritable, le seul temps, l’apogée de l’enseigne est, sans contredit, le temps de la Restauration. C’est alors que vint la mode des grands tableaux, des toiles peintes par des artistes aujourd’hui en renom. C’est aussi le temps où commencèrent les concurrences, les contrefaçons, les antagonismes des enseignes, les rivalités de boutiques à boutiques. C’est alors qu’un gantier à l’enseigne du beau Dunois ayant su attirer la foule et fixer la vogue, un voisin jaloux ou envieux vient ouvrir la boutique voisine et mit bravement sur sa porte un imperceptible petit chien ; puis, au bas, il écrivit : au beau Danois. Cette supercherie eut tout le succès attendu, après avoir pendant quelques jours trompé l’acheteur ; il y eut procès, condamnation, rappel, et enfin, renvoi dos à dos des parties plaignantes.

Il fut un moment sous le règne de Louis XVIII, où là manie de l’enseigne peinte était telle que beaucoup de boutiquiers n’ont pas craint de s’adresser à de véritables artistes pour décorer leur devanture de toiles immenses. La rue Saint-Denis, à cette époque, avait l’air d’un musée de peinture d’histoire. Celles de toutes ces toiles qui ont eu le plus de réputation étaient Pygmalion, grande toile peinte dans la manière de Guérin, et surtout les forges de Vulcain qui, pendant tout un été, attirèrent une foule compacte d’admirateurs sur le quai aux Fleurs. L’émulation gagna tous les commerces de Paris ; ce fut à qui surpasserait son voisin ; on vit apparaître successivement les toiles si renommées de M. Pigeon, des Deux-Magots, du Grand-Condé, du Pauvre-Diable, de la Belle-Jardinière, et la copie, très habilement faite, d’un Soldat-Laboureur d’Horace Vernet. Le public d’ailleurs semblait encourager ce goût des arts, et il suffisait alors d’avoir une enseigne peinte par Boisson ou Frédéric, des lettres de Davignon pour voir affluer les chalands. La mode vint un moment, c’était vers la fin de Charles X, au commencement de Louis-Philippe, de prendre pour enseigne les titres de pièces en vogue, et de faire peindre par Baudry ou Achille Léger, la principale scène de l’ouvrage à succès. On se souvient encore dans le commerce du prodigieux effet que produisit le grand tableau de Marie-Stuart, qui décore encore aujourd’hui les magasins de ce nom, rue Saint-Denis. Le commerce et la littérature formaient pour la première fois une sainte alliance, alliance hélas éphémère, qui, comme toujours, enrichissait le marchand et laissait l’écrivain bien tranquille mourir de faim dans son grenier.

Aujourd’hui, il n’y a plus guère que les sages-femmes, les confectionneurs de vêtements et les marchands de vin qui emploient encore le talent de Baudry, la grande réputation de notre temps. Les autres commerçants se contentent de leurs noms et prénoms, et des médailles obtenues aux diverses expositions de l’industrie. C’est ainsi qu’on conserve les profits augustes de tous nos derniers monarques. Le seul littérateur dont les ouvrages ont encore exercé quelque influence sur la boutique, est Alexandre Dumas. Il a tout un quartier, celui du Théâtre-Historique, sous l’invocation de son génie. Les cafés ont pris les Mousquetaires, Monte-Cristo ; les marchands de vin, la Reine-Margot, le dernier banquet des Girondins, d’Artagnan, Portos et Aramis. Il n’est pas jusqu’à ce pauvre Urbain Grandier qui, déjà, a l’honneur de figurer au-dessous de la boutique d’un marchand de foin et de paille. Le choix nous semble peu flatteur pour M. Maquet. Les sages-femmes se font toujours représenter jeunes et jolies, emportant un marmot tout couvert de dentelles. Ces dames ont la prétention de faire croire au public que leur tableau représente fidèlement leur succès. J’aime mieux le croire que d’y aller voir. Un seul de ces tableaux cependant nous paraît assez curieux : c’est dans la rue Neuve-Saint-Martin. La peinture nous en avait semblé belle ; après l’avoir longtemps regardé, nous ne fûmes pas peu surpris de reconnaître une assez bonne copie du portrait de madame la duchesse de Berry, d’après Lawrence, exécutée par Coulan. Une main inhabile y a ajouté les attributs exigés par sa nouvelle destination. Ce que c’est que de nous pourtant. Mais comme dirait Malherbe, par exemple :

Il était de ce monde où les plus belles choses
Ont le pire destin (etc).

Davignon est mort comme Lantara, entre une bouteille de vin blanc et un litre de vin rouge ; avec lui, le prestige du peintre d’enseignes s’est perdu. Il était le dernier de la vieille école des hardis-buveurs devant le comptoir. Tout le monde sait les facéties dont il a jaspé son existence d’homme de talent. On se compte encore en petit comité les charges qu’il faisait aux boutiquiers, quand par malheur leur nom pouvait donner lieu à un calembourg obscène. Avec lui, il a emporté le grand art de l’enseigne amusante, rutilante, plaisante, drolatique, fantastique et enlevée. Maintenant tous ces artistes ont des prétentions à la grande peinture ; ils vous traitent les panneaux de cabaret, à la manière Ingres ; c’est tout au plus s’ils consentent à ne pas faire du Raphaël.

L’enseigne est morte, Paris s’ennuie, l’art s’en va ; on ne rit plus ; l’annonce, la réclame et les journaux nous ont enlevé une des choses les plus chères aux vrais flâneurs, aux gamins et aux grisettes : le Musée des Rues. »

Alex. Privat d’Anglemont

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