La bibine du Père Pernette et la Guillotine – 1875

Publié le : 03 avril 20234 mins de lecture

« Le pâté de maisons compris entre le boulevard Saint-Germain et le quai de Montebello contient encore quelques curieux spécimens des vieux tapis-francs d’autrefois. Dans une ruelle, à côté de la boutique dégoûtante d’un tripier, en face d’un marchand de vieux habits dont les défroques balancées par le vent traînent jusque dans le ruisseau, s’ouvre une porte basse et vitrée qui donne entrée dans un couloir étroit, pavé, resserré entre un comptoir d’étain grisâtre et une rangée de tonneaux : au fond, une petite salle carrée, grise de poussière, imprégnée d’une détestable odeur de lie de vin, abrite quelques buveurs assis, ou plutôt écroulés sur des tabourets dépaillés : c’est la bibine [1] du père Pernette. Accolés contre les murailles, couchés par terre, vautrés sur des bancs graisseux, des hommes dorment alourdis par la dure ivresse de l’absinthe ; des femmes dépenaillées, dont la laideur et la flétrissure rappellent les sorcières de Macbeth, ont, dans leur voix cassée, enrouée, éraillée par l’alcool, des inflexions encore caressantes pour demander à boire.

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Si ce n’est l’enfer, c’en est le vestibule ; cependant ce bouge terne, suintant le vice, est moins repoussant qu’un vaste cabaret situé non loin de là, qui porte un nom terrible : la Guillotine, et qui se trouve établi sur l’emplacement où Sainte-Croix, l’amant de la Brinvilliers, avait son laboratoire secret. On y monte par un perron ; trois vastes chambres garnies de bancs et de tables en bois sont pleines de buveurs pressés les uns contre les autres ; quelques-uns ont apporté de la charcuterie, du pain, et mangent avidement, silencieusement, dans leur coin, comme des loups affamés.

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C’est là que viennent les pires espèces du genre voleur ; quelques chiffonniers rôdent parmi eux, et les femmes leur parlent avec une soumission dont l’expression est souvent navrante. Lorsque j’y suis entré un soir, avant onze heures, le cabaret regorgeait de monde. Quelques groupes d’hommes réunis, les coudes sur la table, le visage caché par les mains, parlaient en sourdine, et de temps en temps jetaient un regard inquiet autour d’eux. Un guitariste debout, habit noir, longs cheveux collés sur les tempes, mains maigres et noueuses, linge indescriptible, tête nue, face ravagée, œil cave et voix chevrotante, chantait sous la lumière du gaz une sorte de boléro espagnol. Il démenait son grand corps et grattait sa guitare phtisique d’où sortait, ainsi qu’un dernier râle, un bourdonnement sourd et indistinct. C’était sinistre.

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Lorsqu’un étranger pénètre dans ces cavernes où le crime et la débauche s’accoudent ensemble devant les brocs de vin frelaté, un grand silence se fait. On regarde le nouveau venu, on le détaille, on le commente de l’œil, et comme les agents du service de sûreté excellent aux déguisements, il est promptement soupçonné d’appartenir à la rousse. On dirait alors, dans ce calme anormal, que chacun fait son examen de conscience et se dit : Qui vient-on arrêter ? Est-ce moi ? »

Maxime Du Camp – Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXème siècle – 1875

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