La Californie – 1859

Publié le : 11 mars 202012 mins de lecture

« On ne pouvait choisir une plus violente antithèse, — d’autant plus violente, lorsqu’on sort de la lecture du Satyricon de Pétrone et qu’on vient d’assister aux plantureuses goinfreries du festin de Trimalchion.

Les deux ripailles forment pendants, et l’on pourrait les accrocher aux murs d’une salle à manger comme on fait des Gras et des Maigres de l’humouriste anglais. Ce sont les deux extrémités de la vie sociale se rencontrant dans la satisfaction d’un besoin commun, avec des manifestations diamétralement opposées : c’est l’humanité en passe de se gaver !

Vous vous rappelez ces pages du grand satirique où grouille dans toute sa hideur et dans toute sa monstrueuse débauche, cette société romaine invitée au gigantesque prandion de Trimalchion le Magnifique ? Vous revoyez ces courtisans et ces courtisanes, ces parasites et ces baladins, ces philosophes et ces mignons, ces libertins et ces eunuques accourus là, au signal de ce parvenu qui, à force de se vautrer dans la fange, a ramassé des millions de sesterces ?… Tout est en or, chez ce Sardanapale bourgeois, depuis le portier jusqu’au giton. On entre, et, sous le vestibule du palais, on rencontre d’abord le concierge, habillé de vert et ceint d’une écharpe cerise, en train d’écosser des pois dans un plat d’argent. Au-dessus de la loge de cet animal domestique est une cage d’or, renfermant un oiseau que depuis ont adopté tous les portiers, — je veux dire une pie, — qui donne le bonjour à tous les invités, à mesure qu’ils entrent. A côté de la loge, un énorme dogue, enchaîné avec des chaînes d’or, est peint sur le mur, avec cette inscription : Cave. Cave. Canem. Plus loin, des fresques, où l’or domine, représentent les différents épisodes de la vie de ce parvenu qui ne sait comment dépenser ses millions ; une fresque, entre autres, montre les Trois Parques filant sa destinée avec des fuseaux d’argent et des fils d’or. Tout est en or, tout — excepté cependant les mets que mangent les invités.

californie

Quels mets ! quels ragoûts ! quels plats !… Un esclave égyptien fait circuler le pain dans un four d’argent. Les valets apportent des becs-figues tout préparés dans des œufs de paon, — des cervelas sur des grils d’argent, — des volailles grasses, excessivement grasses, presque aussi grasses que Trimalchion, — des surmulets nageant dans une sauce de garum poivré, — des porcs, remplis de saucisses et de boudins tout cuits, — des sangliers, des flancs desquels sortent des essaims de grives, — le tout plantureusement arrosé de tonneaux de vin miellé et de Falerne centenaire, un Falerne du temps du consulat d’Opimius !

Quant aux assiettes dans lesquelles on mange ces savoureuses choses, ai-je besoin de dire en quelle porcelaine elles sont ? Une porcelaine qui porte gravés le nom de Trimalchion et le poids du métal ! Une porcelaine qui se bossue en tombant, — et que, d’ailleurs, on ne ramasse pas. Trimalchion la faisant balayer avec les autres ordures !…

Maintenant, fermez vos yeux éblouis des splendeurs du palais de ce parvenu qui traitait si famillionnairement ses convives, — et rouvrez-les, à dix-huit siècles d’intervalle, sur cette immense et sordide mangeoire qui s’appelle La Californie.

Venez, je serai votre guide.

En sortant de Paris par la barrière Montparnasse, et en prenant, à droite, le boulevard extérieur, on longe d’abord quelques maisons jaunes, dont les persiennes vertes sont soigneusement closes, — ce qui intrigue toujours beaucoup les collégiens en promenade. Chacune de ces maisons-là —ai-je besoin de le dire ? — est un dicterion vulgaire, qui porte au-dessus du seuil principal un numéro gigantesque, destiné à remplacer, comme indication, le traditionnel dieu des jardins. Abydos avait un temple érigé à Venus facile : la barrière Montparnasse est plus riche qu’Abydos.

Mais, à dictérion vulgaire, vulgaires dictériades : passons !

A côté de ces maisons à physionomie malsaine se trouve une allée boueuse, où sont installées des marchandes d’eau chaude, colorée en noir, à un sou la tasse : c’est l’Estaminet des pieds humides. Passons encore !

Au bout de cette boue est la Californie. Préface digne du livre, péristyle digne du temple, comme vous voyez !…

La Californie est enclose entre deux cours. L’une qui vient après le passage dont nous venons de parler, et où l’on trouve des séries de tables vermoulues qui servent aux consommateurs dans la belle saison. On l’appelle « le jardin », je ne sais trop pourquoi, — à moins que ce ne soit à cause des trognons d’arbres qu’on y a jetés à l’origine et qui se sont obstinés à ne jamais verdoyer. L’autre cour sert de vomitoire à la foule qui veut s’en aller par la chaussée du Maine.

barriere montparnasse

Le réfectoire principal est une salle immense, au rez-de-chaussée, où l’on ne pénètre qu’après avoir traversé la cuisine, où trône madame Cadet,— la femme du propriétaire de la Californie. Là, sont les fourneaux, les casseroles, les marmites, tous les engins nécessaires à la confection de la victuaille.

Avant d’aller plus loin , avant de faire connaissance avec les mangeurs, disons un mot des mangés, — c’ est-à-dire de la consommation de cet étrange établissement.

Parlons en chiffres, — comme la musique Galin-Paris-Chevé. C’est plus éloquent que des phrases.

5,000 portions par jour, découpées dans un bœuf, dans plusieurs veaux et dans plusieurs moutons.

8 pièces de vin pour aider ces 5,000 portions à descendre là où faire se doit.

1,000 setiers de haricots par an.

2,000 setiers

55 pièces de vinaigre d’Orléans, — ou d’ailleurs.

55 pièces d’huile à manger,—dans la composition de laquelle le fruit de l’olivier n’entre absolument pour rien.

Le reste est à l’avenant !

Maintenant , si vous me demandez en quoi consistent ces portions, et si elles sont appétissantes, je vous enverrai expérimenter la chose vous-même, parce qu’il est assez délicat de se prononcer en pareille matière. J’ai vu des gens se lécher les doigts et se pourlécher les lèvres après avoir mangé le fameux plat Robert — qui n’est pas autre chose qu’un arlequin à la sauce piquante, un satura faux haut en saveur. J’ai vu d’autres gens sortir de cette hôtellerie comme on sort du souper de madame Lucrèce Borgia, et jurer tous leurs dieux qu’on ne les y reprendrait plus. Faites un choix , maintenant !

En tout cas, on ne saurait se montrer exigeant, — vu l’exiguïté du prix des plats. Savez-vous qu’on peut diner pour huit sous à la Californie, — et copieusement dîner ?.. .

D’ailleurs aussi, les convives de la Californie ne sont pas des convives du palais de Trimalchion.

Au milieu du festin de ce millionnaire romain, on conte des histoires, on soutient des controverses, — on se grise avec de la salive après s’être grisé avec du falerne opimien. « Un pauvre et un riche étaient ennemis… » — commence un convive. — « Un pauvre ? » interrompt Trimalchion avec étonnement. « Qu’est-ce qu’un pauvre ?… »

Si Trimalchion était entré dans l’immense réfectoire de la Californie, il se serait répondu à lui-même — et avec effroi.

Il y a là, en effet, en train de lever les coudes et de jouer des badigoinces, la plus riche collection de porte-haillons, de loqueteux et de guenillons qu’il soit possible d’imaginer. Rembrandt en eût tressailli d’aise. Ce sont les malandrins, les francs-mitoux, les truands, les mercelots, les argotiers, les sabouleux et autres « pratiques » du XIXe siècle. Société mêlée s’il en fût jamais ! Le pauvre honnête y coudoie le rôdeur de barrières, l’ouvrier laborieux y fraternise avec le « gouapeur », le soldat y trinque avec le chiffonnier, l’invalide avec le tambour de la garde nationale, le petit rentier avec la grosse commère, le cabotin avec l’ouvreuse de loges. C’est un tohu-bohu à ne s’y pas reconnaître, un vacarme à ne s’y pas entendre, une vapeur à ne s’y pas voir ! Diogène, ce sont tes fils, ces gueux !

Ne croyez pas que j’exagère à plaisir, et que j’embrunisse à dessein le tableau. All is true, — comme dit le vieux Shakspeare, qui, lui non plus, n’aurait pas dédaigné cette truandaille pour la placer dans ses drames, parmi ses gueux enluminés et ses filles de joie en robes de taffetas couleur de feu. S’il y a là des chômeurs du lundi, des rigoleurs, des amis de franches lippées, des ouvriers pour de vrai, de braves artisans à calus et à durillons, en train de se désaltérer un brin, il y a aussi de faux ouvriers, des artisans en paresse, des misérables qui laissent pousser, le plus long qu’ils peuvent, le poil qu’ils ont dans la main. Gibier d’hôpital, peut-être, les uns ; gibier de prison, à coup sûr, les autres.

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Ainsi, il n’est pas rare de voir arriver dans cette bruyante hôtellerie, toujours pleine, un patron en quête d’ouvriers. Il croit qu’il pourra en trouver là, au milieu de cette plèbe bariolée. « Qu’est-ce qui veut travailler, ici ? » crie-t-il à plusieurs reprises. Personne ne répond…

Je serais mal venu, assurément, d’essayer d’esquisser, après L. Flameng, les types multiples qui composent cette foule. La plume, malgré sa prolixité, est moins éloquente que le crayon. Un coup de pointe sur le cuivre, et voilà une physionomie d’esquissée, et, à côté de celle-là, cinquante autres, — qui, toutes ont leur valeur, leur accent, leur originalité.

Il y en a un, peut-être, qu’il a oublié. C’est ce petit voyou, « jaune comme un vieux sou, » qui se faufile entre les jambes des garçons et des consommateurs, et guette le moment où une assiette vient d’être abandonnée pour en vider les reliefs dans sa blouse. Quand il a suffisamment de rogatons et d’épluchures sans forme et sans nom, il reprend son chemin avec les mêmes précautions, et s’en va sur le boulevard extérieur rejoindre des compagnons auxquels il vend son butin. Comprenez-vous ?

Hélas ! la graine de gueux pousse encore plus vite que la graine de niais, — surtout dans les grandes villes. »

Alfred Delvau

L’annexion des communes à Paris va modifier l’organisation de la Californie, — si même elle ne supprime pas ce temple à monseigneur Gaster. Son propriétaire paye en redevance à la commune de Montrouge la somme quotidienne de 152 francs. Une fois dans Paris, il faudra payer à la ville la somme de 400 francs par jour. A. D.

Paris qui s’en va, Paris qui vient : publication littéraire et artistique – Dessinée par Léopold Flameng – 1859

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