La conductrice d’aveugles et le marchand de copeaux – 1869

Publié le : 18 septembre 20198 mins de lecture

Connaissez-vous Malakoff ?

Malakoff est un petit bourg assis dans la plaine de Montrouge, non loin de Plaisance, à cinquante mètres des fortifications. Quatre chemins qui s’entrecroisent, vingt maisons qui bordent les chemins, une tour peinturlurée dominant le tout, voilà Malakoff.

Au pied de la tour se trouve une plate-forme disposée en terrasse, que des arbres touffus entourent d’une guirlande de verdure. C’est la salle de bal de l’endroit.

Et le hameau, les chemins, la tour, la terrasse, le bal, tout a été créé par un nommé Chauvelot, mort il y a quelques années, et dont la biographie a été publiée en un volume.

Or, un dimanche du mois de juillet dernier, je me trouvais au bal de la tour Malakoff.

Assis dans un coin, j’écoutais le babillage criard de l’orchestre et les chants désordonnés des danseurs.

J’étais là depuis un moment, lorsqu’un homme et une femme s’approchèrent de moi.

L’homme était vieux, usé, cassé, brisé, se soutenant à peine.

Il était aveugle, et paraissait même n’avoir jamais joui de l’usage de ses yeux.

Il vendait des crayons.

La femme pouvait avoir cinquante ans environ, ses traits étaient vulgaires, mais il y avait dans son regard, dans sa physionomie une telle expression d’indifférente cruauté et de méchanceté cynique, qu’elle produisit sur moi une impression difficile à bien définir. C’était une sorte de dégoût mêlé de pitié.

— Achetez un crayon au pauvre aveugle, me dit-elle d’une voix enrouée par les privations ou la débauche, par les deux peut-être.

Je lui donnai quelques sous, en repoussant, bien entendu, le crayon qu’elle m’offrait.

A quelques jours de là, me trouvant à Colombes, j’étais entré, en attendant le passage du train, dans un café qui touche presque à la gare.

J’étais à peine assis, qu’une voix dolente murmura à côté de moi :

— Achetez un crayon au pauvre aveugle.

Je me retournai et je reconnus la femme de Malakoff.

Mais, chose singulière ! l’aveugle qui était avec elle n’était plus le même : l’autre était vieux, celui-ci était jeune ; l’autre paraissait être son père, celui-ci pouvait être son fils.

Bouffes parisiens. Les deux aveugles. Bouffonnerie musicale. J. Moinaux musique de J. Offenbach - L. Loire 1860

Cette circonstance éveilla en moi une certaine curiosité.

Je me rapprochai de l’aveugle ; et afin de me trouver un moment seul avec lui, je priai la dame d’aller m’acheter 4 cigares. au bureau de tabac voisin.

— Cette femme est votre mère ? demandai-je alors à l’aveugle.

— Non, monsieur.

— C’est donc votre sœur ?

— Pas davantage.

— C’est une de vos parente, au moins ?

— Non plus ; c’est une conductrice d’aveugles voilà tout ; elle fait ce métier depuis dix ans.

Cette révélation me causa un étonnement profond.

— Conductrice d’aveugles ! répétais-je machinalement. C’est donc un métier, cela ?

— Et un bon encore !

— Vous ne devez pas pourtant la payer bien cher ?

— Je lui donne vingt sous par jour…, mais elle me vole, ajouta l’aveugle en baissant la voix comme s’il eût eu peur d’être entendu. Quand on lui donne deux sous elle n’en met qu’un dans ma sébille. Mais cela finira. Elle a déjà fait tous les aveugles de Paris, et bientôt elle n’en trouvera plus à conduire, c’est moi qui vous le dis.

En ce moment la femme arrivait avec mes cigares.

Je me hâtai de payer ma consommation et je m’éloignai tout pensif.

O Paris ! que de métiers inconnus tu abrites ! que d’industries ignorées tu recèles !

***

Le froid sévit.

Les petites industries d’hiver se donnent pleine carrière.

Les cris de la rue s’entrecroisent à l’infini ; mais celui qui les domine tous de si piquante actualité est, sans contredit, celui du marchand de copeaux.

Profitant que la neige tombe et installé devant un beau et bon feu de cheminée, vous laissez un libre essor à votre imagination et l’arrêtez complaisamment et tour à tour sur les plaisirs d’hier et l’imprévu de ce soir, voulez vous que je vous raconte l’histoire véridique d’un de ces petits industriels dont le persistant travail a été béni par la main de Dieu, et que le regretté Privat-d’Anglemont a omis de mentionner dans sa curieuse galerie des métiers inconnus.

Il y a quarante ans de cela, un pauvre ouvrier sans travail, marié et père d’une nombreuse famille, se désolait à l’idée de ne pouvoir lutter contre la misère qui l’envahissait.

Les économies du pauvre ménage s’enfuyaient avec une rapidité singulière ; la tristesse se peignait sur tous les visages ; l’heure du désespoir allait sonner.

Un jour, le père, frappé d’une idée subite, fait main basse sur les quelques pièces de billot qui restaient dans la pauvre escarcelle, puis sort et revient au bout de quelques heures traînant un méchant paquet qu’il avait bourré de copeaux de menuiserie.

Pendant toute la journée, un sourire de béatitude illumina la figure du pauvre homme ; à l’aide de sa femme et de ses jeunes enfants il organisa une multitude de petits paquets.

Dès ce jour-là l’industrie du marchand de copeaux était fondée !

Le lendemain, les échos de Belleville et de Ménilmontant répercutaient le cri sonore et joyeux de ce digne innovateur. — Qui veut des copeaux ? Copeaux, copeaux à vendre ! Qui veut des copeaux pour allumer son feu ? Deux-sous le paquet de copeaux !…

Les recettes, modestes au début, allaient grossissant de jour en jour.

Deux ans après, le marchand de copeaux attelait un âne au haquet, et sa voix augmentait en raison directe du poids de ses économies.

Les enfants de cette industrieuse famille allaient à la mutuelle.

Une soupe hospitalière les attendait au retour.

Bref, les affaires de ce brave homme ont prospéré peu à peu.

Quarante ans se sont écoulés depuis, les enfants sont mariés, pères à leur tour et occupant tous d’excellentes positions.

Quant à notre bonhomme, il est fort vieux. Quatre vingt-deux années ont passé sur sa tête ; mais il désire continuer son petit commerce jusqu’à la fin de ses jours, ou tout au moins tant que ses forces le lui permettront.

Si donc un matin vous rencontrez un vieillard suivi d’une bonne et solide voiture, attelée d’un robuste cheval, et criant d’une voix éteinte :

— Qui veut des copeaux, copeaux ? Copeaux à vendre ! Qui veut des copeaux pour allumer son feu ? Dix centimes, deux sous le paquet de copeaux.

Souvenez-vous du brave homme dont j’ai essayé de vous esquisser l’histoire.

Léopold Laurens – La sylphide du 10 décembre 1869

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