La crotte de chien dans l’industrie – 1878

Publié le : 18 septembre 20198 mins de lecture

De la Noël au jour de l’an, Paris n’a plus sa physionomie habituelle. Ses boulevards et ses principales artères sont encombrés de baraques d’où regorgent, comme de la corne d’Amalthée, toutes sortes d’objets d’étrennes. Les magasins ont des étalages splendides ; tout reluit derrière les vitrines : les bijoux étincellent, les couleurs éclatent, les pantins empanachés et couverts de paillettes, tendent les bras aux enfants éblouis. Sur la chaussée, les voitures roulent sans cesse : elles se touchent toutes et vont au petit trot, souvent au pas, pour éviter les accidents. Sur le trottoir, la foule devient cohue ; la mer humaine entrechoque ses flots avec un grand murmure ; on se bouscule beaucoup plus qu’on ne marche entre la Madeleine et la Bastille ; on est dix dans un mètre cube d’air.

Dieu ! que de jolis riens dans les bazars et les boutiques en plein vent ! que de futilités originales et gracieuses ! que de merveilles lilliputiennes faites avec des matières ramassées sur des tas d’ordures : boîtes à sardines, copeaux, déchets de toute espèce !

Les marchands se démènent et s’égosillent.

— Demandez le bonhomme pneumatique ! — Demandez la fée au papillon ! Voyez le tambour orchestre ! la sultane favorite ! le danseur de corde ! — Admirez les meubles de poupée : jardinières, armoires à glace, tables à rallonges taillées dans des caisses à cigares !

Les bambins regardent, la face épanouie, les yeux pétillants de convoitise, toutes ces délicates miniatures, toutes ces fantaisies charmantes ; et les personnes âgées elles-mêmes se promènent avec plaisir dans cette Kermesse enfantine.

Près des babioles, voici les étrennes utiles.

Oh ! les mignonnes chaussures posées sur des lames de cristal ! Que le pied de nos élégantes doit être à l’aise dans ce cuir fin et souple comme la peau d’un gant ! Quelle exquise cambrure ! quelle forme artistique ! Et dire que ces bijoux, quand ils foulent sans pitié, font plus de mal que les souliers ferrés d’un porteur d’eau !…

Oh ! la belle exposition de cuir de Russie ! Oh ! les superbes calepins, les magnifiques étuis à cigarettes, les somptueux albums, les adorables carnets ! Quel bonheur de les mettre sur sa table ou dans sa poche ! Comme tout cela est coquet ! comme tout cela sent bon !…

La foule s’extasie en circulant à travers cette immense foire et s’écoule, sans cesse renouvelée, toujours houleuse.

La nuit a passé sur cette fête des yeux ; le clinquant s’est éteint avec les lampes et les becs de gaz, toutes les boutiques sont fermées. Les premiers rayons du soleil dorent le sommet des toitures et des plus hauts arbres de l’avenue d’Orléans. Les omnibus de Montrouge à la gare de l’Est, et les tramways de Châtillon à la place Saint-Germain-des-Prés commencent leur service. Des concierges endormis bâillent en s’étirant sur le seuil de leur porte ; de rares personnes vaquent à leurs affaires ; les vieillards de la maison de retraite ne sont pas encore allés chez le marchand de vin : s’ils ont pris la goutte, c’est qu’elle leur est tombée du nez.

Deux individus se livrent, dans cette demi solitude, à un travail d’apparence assez mystérieuse. L’un porte un seau en zinc à couvercle, l’autre un panier fermé. Ils cherchent autour des arbres, se baissent tout à coup et ramassent quelque chose qu’ils glissent dans leur récipient.

Que recueillent-ils ainsi ? Des champignons, peut-être ? Après les jours de pluie, il en pousse une quantité considérable au pied des arbres, sur les ordures presque uniquement composées de crottin qu’y jettent les balayeurs. Mais le temps sec des jours derniers rend cette récolte impossible.

Approchons-nous, ou plutôt laissez-moi m’avancer seul, car ces deux êtres sont dégoûtants, et leur besogne est aussi dégoûtante que leur personne.

Un ramoneur barbouillé de suie est plus noir, mais n’est pas plus sale qu’eux. Leur barbe et leur chevelure, que n’a jamais explorées le peigne, cachent une énigme de forêt vierge : on ne sait tout ce qui pullule, tout ce qui grouille là dedans, leurs sourcils recèlent nombre de choses insolites, de même que les narines et les lèvres, ouvertes à toutes les émanations et bordées d’une ligne brune aussi nette, mais moins propre qu’un trait de plume. Du coin de leur bouche au menton s’étend, pareil à la trace d’une bête visqueuse, un sillon de jus de brûle-gueule. Leur visage est tatoué de plaques jaunâtres, qui ne sont pas des taches de rousseur. Quant à leurs mains, elles sont indescriptibles : l’estomac le plus solide leur paye son tribut. J’avoue, pour mon compte, qu’elles ont produit sur mon organisme plus d’effet que les violentes tempêtes de la Manche et de l’Océan : elles m’ont mis le cœur sur la langue.

Parlerai-je de leurs habits ? On les jurerait extraits d’un tas de fumier. Peut-être avec raison ; la couche de ces gueux est si invraisemblable !…

De telles figures attristent. On les regarde passer avec un serrement de cœur. Et pourtant, il en est peu qui soient dignes de la pitié qu’elles inspirent.

Que font à Paris ces déclassés courbés sous la misère, ces malingreux à ventre affamé, qui, pour la plupart, ont déserté l’agriculture et se refusent à tout travail manuel ?

Ce qu’ils font, les marauds ? Eh t mon Dieu ! le plus souvent, des métiers incroyables.

Tenez, les deux individus que nous observons sur l’avenue d’Orléans, ramassent, — bouchez vous le nez si votre nerf olfactif est trop sensible, — ramassent des… des crottes de chiens !…

 

Fermez les yeux maintenant : ils les ramassent avec les doigts !…

Horreur !…

Si pyramidale que soit votre stupéfaction, ô vous qui lisez ces lignes, elle reste au-dessous de notre contentement, car, de tous les écumeurs de pavés, celui que nous venons de découvrir est un des plus originaux.

— Ramasseurs de crottes de chiens !… nous direz-vous ; certes, nous ne nous attendions pas à cette surprise ; mais quel rapport établissez vous entre ces misérables et les objets d’étrennes mentionnés au début de ce chapitre ? Les uns sont faits de déchets, nous le savons ; et les autres, sont-ils pétris dans votre titre ?…

Vous allez voir.

L’industrie qui a pour base l’excrément de chien, ne compte guère qu’une dizaine d’années d’existence et résulte de l’augmentation toujours croissante du prix des œufs.

Oui, cette matière déjà trop nommée remplace l’œuf ; — mais pas dans l’alimentation, heureusement !

Elle le remplace dans le corroi.

Le cuir le meilleur, le plus fin, le plus souple, avec lequel se confectionnent les plus élégantes chaussures de dames, doit ses qualités à son séjour dans la crotte !

Le cuir de Russie, sur lequel chacun de nous aime à frotter son nez, tire son parfum du même milieu !

Les petites dames et les cocodès désireux de vérifier l’exactitude de nos révélations n’ont qu’à se rendre chez certains corroyeurs du faubourg Saint-Marceau, qui, chaque jour, achètent à nos sales bonshommes le produit de leur récolte.

Cette industrie n’est-elle pas alléchante… pour les amateurs ?

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