La truie qui file – 1889

Publié le : 11 mars 20203 mins de lecture

Une longue bâtisse n’ayant qu’un étage, vers le milieu de la rue Fontaine : c’est un café, que rien au premier abord, ne distingue des autres, si ce n’est son nom archaïque et bizarre qui court tout le long de l’enseigne, en larges lettres d’or :

LA TRUIE QUI FILE

La salle intérieure est banale au possible, avec de hautes glaces et des dorures. Dés le commencement de la soirée, le monde des soupeuses envahit l’établissement bruyant et multicolore. Mais c’est surtout au sous-sol que la foule descend. Partagé en boxes d’écurie anglaise par des cloisons à hauteur d’homme seulement, en bois clair vernis, ce sous-sol a un aspect canaille que contribuent à lui donner des tableautins orduriers, représentant toute une famille de cochons dans les différentes phases de la vie humaine. Le peintre a, bien entendu, choisi celles qui prêtaient le mieux aux sous-entendus pornographiques. C’est, par exemple, la Nuit de noces, ou l’Accouchement. On peut se faire une idée des autres. L’auteur de cette décoration, c’est Davau.

 

Davau est bien connu de tout Montmartre, non point pour son seul talent de peintre, mais pour sa force herculéenne. Du reste, il suffit de le voir pour se figurer la puissance musculaire qu’il est capable de développer. De taille moyenne, il a les épaules et le cou d’un taureau, et sa tête brutale, où le nez est brisé d’un coup de crosse de fusil, semble taillée à coups de serpe dans du chêne.

Par un contraste singulier ce colosse est, de son métier, graveur en pierres fines, et il y a de lui des camées merveilleusement travaillés.

Quant à sa réputation de courage et de force, Davau l’a justement méritée : il porte sur le torse et les bras les cicatrices d’une trentaine de coups de couteau, et quelques-uns de ses combats corps à corps sont restés célèbres ; aussi, lorsqu’il est à la Truie, personne ne bouge, quoiqu’on s’y dispute assez souvent, comme dans tous les cafés de nuit servant de lieu de rendez-vous aux chasseuses d’hommes.

Cependant ce n’est pas un mauvais coucheur que Davau : connaissant sa force, il n’en abuse jamais et ne s’en sert que pour soutenir le bon droit.

N’est-ce pas, Davau ?

Rodolphe Darzens – Nuits à Paris – Notes sur une ville – Illustrations de A. Willette – 1889

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