L’argot du milieu – 1948

Publié le : 18 septembre 201914 mins de lecture

L’existence d’un langage artificiel et secret, utilisé par les classes dangereuses, est très ancien.

Dès le XIIIème siècle, on trouve dans les écrits quelques traces de jargon, mais c’est surtout à partir de la seconde moitié du XVe siècle que les documents linguistiques sont assez nombreux pour nous permettre de préciser ce que fut le langage employé par les malfaiteurs de cette époque.

C’est à Marcel Schwob que revient le mérite de nous avoir fait connaître cet argot, grâce à la publication des documents jargonnesques du procès des Coquillards, qui eut lieu à Dijon, en 1455 [1].

Depuis l’année 1453, les Coquillards, bandits de grand chemin, faux-monnayeurs, mettaient la Bourgogne en coupe réglée. Lorsque, quelques années plus tard, ils purent enfin être emprisonnés, un membre de la bande révéla le vocabulaire jargonnesque employé par eux. Ces termes ont été mentionnés dans les dossiers du procès, conservés dans les Archives de la Côte-d’Or. La publication de Marcel Schwob permit de rendre intelligible certaines ballades de Villon, composées en jargon des Coquillards.

On retrouve l’argot dans d’autres productions littéraires du XVe siècle : c’est ainsi que dans les Mystères, drames religieux d’un réalisme souvent vulgaire, une série de personnages appartiennent aux classes dangereuses et parlent un langage spécial qui représente le jargon de l’époque.

Au XVI e siècle, Rabelais et ses imitateurs emploient aussi des mots d’argot ; puis apparaissent des opuscules qui sont de véritables lexiques de jargon. Nous ne ferons que citer les principaux [2] : La vie dangereuse des Mercelots, Gueuz et Boesmiens contenant leur façon de vivre, subtilités et jargon. C’est un volume de 40 pages, publié à Lyon, en 1596.

Le jargon ou langage de l’argot réformé (1625), ouvrage qui eut des réimpressions successives avec de nombreuses additions jusqu’à la première moitié du XIXe siècle. C’est à cette source que Nicolas Ragot, dit Granval, a puisé les éléments de son lexique argot-français qui figure à la suite de son poème : Le Vice puni ou Cartouche (1725).

Si le XVIIIe siècle ne nous fournit que peu de documents, le XIXe siècle en revanche, voit s’épanouir une riche floraison argotique. Dans la première moitié de ce siècle, ce sont surtout des documents concernant l’argot des malfaiteurs : le Vocabulaire des brigands chauffeurs, publié par Leclair, en 1800, et, surtout le livre du fameux policier Vidocq, ex-forçat, sur Les Voleurs (1837). Et la littérature elle-même va subir de plus en plus l’influence de l’argot ; Victor Hugo [3], Balzac [4], Eugène Sue [5], vont émailler certaines de leurs œuvres de termes argotiques.

Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, une série de dictionnaires d’argot ont fait leur apparition. Ces publications comprennent non seulement l’argot des classes dangereuses, mais encore les locutions populaires, les termes de caserne, d’écoles, et l’argot des diverses professions. [6]

En même temps, apparaît une littérature à tendance profondément sociale, d’inspiration populaire qui utilisa largement l’argot. Richepin fut l’initiateur de ce genre. Il fut suivi dans cette voie par Courteline, Rosny ainé, Charles-H. Hirsch, Marcel Schwob.

C’est aussi à cette époque que les poètes de Montmartre, comme Bruant et Jehan Rictus, chantaient, dans les cabarets, leurs chansons auxquelles l’argot donnait une note vraiment originale.

De nos jours, quelques auteurs, Galtier-Boissière, Marmouset, Fernand Trignol, René Fallet, Lucien Blanc, Pierre Devaux entre autres, cultivent avec succès ce genre de littérature. Mais il y a un nom qui domine, il y a un écrivain qui offre cette originalité de mêler à la langue la plus pure, des dialogues d’un argot exact, c’est Francis Carco.

Au point de vue sémantique, l’argot a été étudié par une série de linguistes de valeur. Plusieurs noms sont à retenir par tous ceux qu’intéresse l’étude scientifique de la langue verte. C’est par ordre chronologique, Francisque Michel [7] qui, en 1856, a publié un volumineux travail, peut-être un peu touffu, sur l’argot ; Marcel Schwob [8] qui a fait paraître, en 1892, d’intéressants articles sur l’argot ancien et, notamment, l’argot des Coquillards. Enfin Sainéan [9] et A. Dauzat [10], savants érudits contemporains, nous ont donné des études linguistiques tout à fait remarquables.

L’argot [11] n’est plus, actuellement, un langage secret destiné, comme du temps des gueux, à n’être compris que d’un certain nombre d’initiés. L’homme du « milieu » qui parle argot le fait par habitude et aussi pour se donner l’air « affranchi », il parle argot, comme il se fait tatouer, parce que « ça fait bien ».

Cependant, il faut reconnaître que la tendance actuelle des individus vivant en marge de la société est de passer le plus possible inaperçus. Ils ne doivent pas attirer l’attention sur eux par le port d’une casquette à trois ponts. Plus de foulard rouge et de larges pantalons à la Bruant. Par leur langage aussi, ils ne doivent pas se faire « repérer » de la police et voilà pourquoi l’homme du milieu s’habille et semble parler comme tout le monde, apparemment du moins.

Et cependant chez les hommes et les femmes du milieu existe un argot, argot que nous osons à peine dénommer professionnel. C’est là un phénomène commun à toute corporation : chaque métier a son argot. Puisque la langue française ne possède pas de vocable pour désigner des objets particuliers ou des actions habituelles à une catégorie sociale d’individus, des mots d’argot surgissent pour remédier à l’insuffisance de la langue. Ces mots, qui n’ont pas d’équivalent en français, constituent, dans le cas particulier de l’argot du milieu, un lot important de termes et d’expressions techniques, professionnelles, qui sont les mêmes, à peu de chose près, dans toute la France. La pègre, en effet, n’a pas de domicile fixe ; elle ne peut en avoir. Inquiétée à Paris, elle fuit en province. Les maisons d’arrêt, les prisons centrales, les camps de travaux publics constituent des points de contact, groupant des individus de toutes les régions de la France. Contrairement aux patois, l’argot du milieu n’a pas de clocher.

Victor Hugo, qui a consacré dans Les Misérables un chapitre à l’argot, écrit : « L’argot étant l’idiome de la corruption, se corrompt vite. En outre, comme il cherche toujours à se dérober, sitôt qu’il se sent compris, il se transforme… Ainsi l’argot va-t-il se décomposant et se recomposant sans cesse. »

Richepin confirme cette opinion :
« Organisme vivant, en perpétuelle décomposition et recomposition, l’argot est essentiellement instable. C’est du vif-argent. Il passe, court, roule, coule, se déforme, se reforme, meurt, renaît, flotte, flue, file, fuit, échappe à la notation. L’instantané qu’on en prend aujourd’hui n’est plus ressemblant demain. »

Ces appréciations nous semblent singulièrement exagérées. S’il en était ainsi, aucune survivance de l’argot ancien ne subsisterait, or, il est quelques mots d’argot toujours vivaces depuis Villon, et ils sont légion les termes mentionnés dans le vocabulaire de Vidocq, qui sont encore usuels.

Certes, les mots d’argot meurent plus vite que ceux du langage ordinaire, mais ils ne meurent pas tous. Si l’argot se modifie, c’est qu’il n’est plus actuellement codifié par quelques archisuppots ; c’est aussi que, langue parlée, il n’a pas l’appui des documents écrits. Il faut ajouter à cela le goût du nouveau, élément inhérent à la psychologie du « milieu ».

Certains mots n’en continuent pas moins leur vie, mais cessent pourtant d’appartenir à la famille de l’argot. D’abord « enfants trouvés du langage », ils peuvent ultérieurement être adoptés par la langue générale. En veut-on quelques exemples ? Les mots cambrioleur, camelot, escarpe, gouape, pègre, ligoter, et combien d’autres encore, sont de la plus pure origine argotique.

D’autres termes passent dans le langage populaire ou familier et y demeurent, pour l’instant du moins. Tels sont : baluchon, bouffarde, se balader, camoufler, frangin, roupiller, etc., etc.. Il y a donc un courant constant qui va de l’argot au français académique, en passant par le langage populaire ou familier. Il faut se féliciter de cet apport qui vient sans cesse enrichir notre langue. Voilà bien réalisé ce que Rigaud appelait l’a influence occulte du voyou sur l’idiome national ».

En rédigeant un dictionnaire d’argot général, les lexicographes comme Delvau, Virmaître, Delesalle, etc., avaient une tâche immense. Il est impossible en effet à un même individu de pénétrer dans tous les milieux sociaux, de connaître le langage particulier à chaque profession, ou bien alors il faudrait, comme le proposait Rigaud, confier la rédaction de ce lexique aux soins de quarante académiciens d’un nouveau genre. Cette impossibilité, pour un homme, d’être encyclopédique explique les erreurs, les omissions et surtout la présence de mots n’ayant plus cours, rencontrés dans la plupart des dictionnaires d’argot.

Notre tâche, plus restreinte, était moins malaisée ; nous avons trouvé dans les prisons et les maisons closes, auprès des criminels, des souteneurs et des filles, des collaborateurs souvent intelligents, parfois instruits ; nous leur devons des remerciements.

Tous les mots inscrits dans notre dictionnaire sont bien vivants et jamais nous n’avons enregistré un terme sans nous êtres livrés au préalable à plusieurs recoupements sur son identité. Chaque fois que cela était possible, nous avons signalé l’apparition du mot dans un des lexiques classiques ; c’est le seul état civil, bien que très approximatif, légalisant la naissance d’un mot d’argot.

En outre, ces dates sont intéressantes parce qu’elles prouvent au lecteur qu’il y a, malgré les fluctuations que subit l’argot du milieu, un fond presque aussi solidement permanent que dans la langue commune.

Comme le fait remarquer très justement notre ami, le savant criminologiste, Edmond Locard, « on peut découvrir à ceci une raison excellente et très simple : c’est que les techniques du crime varient très peu, la langue professionnelle, qui les exprime, peut donc demeurer ».

La pensée de Victor Hugo : « L’argot est tout ensemble un phénomène littéraire et un résultat social », se trouve pleinement justifiée.

Dr Jean Lacassagne – L’argot du milieu – 1948

Plan de l’article

Notes

[1] Marcel Schwob, Le jargon des Coquillards en 1455. Mémoires de la Société de linguistique de Paris, t. VII, année 1892,

[2] La bibliographie de l’argot est fort riche. Consulter : Yve Plessis, Bibliographie raisonnée de Vargot, Daragon, Paris. 1901 ; Sainéan, Le langage parisien au XIX e siècle, De Doc- card, Paris, 1920.

[3] Le dernier jour d’un condamné.

[4] La dernière incarnation de Vautrin.

[5] Les Mystères de Paris.

[6] Loredan-Larchey, Les excentricités de la langue française (1860) ; A. Delvau, Dictionnaire de la langue verte (1866) ; Rigaud, Dictionnaire du jargon parisien (1878) ; Virmaître, Dictionnaire d’argot fin de siècle (1894) ; Delesalle, Dictionnaire argot-français et français-argot (1896) ; Rossignol, Dictionnaire d’Argot (1901) ; Bruant, L’Argot au XXe siècle (1901). Il existe à la bibliothèque municipale de Lyon un dictionnaire manuscrit, écrit en prison par un apache-assassin, Nouguier, exécuté à Lyon, en 1900. Nouguier était intelligent et instruit ; souteneur de profession, il avait toujours fréquenté la basse pègre et il a pu, dans la solitude d’une longue détention, écrire un vocabulaire qu’il connaissait bien. On lui doit un document argotique intéressant. Voir L. Sainéan. Les Sources de l’étymologie française. De Boccard, Paris, 1930, p. 62 et suiv, Esnault, Le poilu tel qu’il se parle (1919) ; P. Devaux, La langue verte (1930) ; L. Ayne, L’Argot pittoresque (1930) ; E. Chautard, La vie étrange de l’argot (1931) ; J. Galtier-Boissière et P. Devaux, Dictionnaire historique, étymologique et anecdotique d’Argot (1939).

[7] Francisque Michel, Etude de philologie comparée sur l’argot et sur les idiomes analogues parlés en Europe et en Asie, Paris (1856).

[8] Marcel Schwob et Georges Guieysse, Etude sur l’argot français, Mémoires de lu Société de linguistique, t. VII, année 1892.

[9] L. Sainéan, Les sources de l’Argot ancien Champion, Paris (1912).

[10] Albert Dauzat. Les Argots, Delagrave, Paris (1929).

[11] C’est à la fin du XIIe siècle que le mot jargon fut remplacé par celui d’argot, pour désigner le langage de la pègre. Les principaux éléments de formation de l’argot sont : l’image et la métaphore, la dérivation synonymique (M. Schwob), l’abréviation, l’emploi de suffixes, l’anagramme (Louchers-bème) ; voilà pour les éléments originaux. Ses éléments empruntés le sont à l’ancien français et aux patois ; quelques emprunts au fourbesque (italien) et à la germania (espagnol). Depuis la conquête de l’Algérie, l’argot a fait des emprunts à l’arabe.

Plan du site