L’argot du Temple – 1878

Publié le : 31 août 20177 mins de lecture

Le Temple a son argot. Qui n’a le sien ici-bas, depuis la haute et basse pègre [1] jusqu’à la haute politique ! L’explication de quelques-uns des vocables particuliers à celui du Temple aura l’avantage de jeter un grand jour sur des mœurs généralement fort ignorées.

Les savetiers ou marchands de savates, habitants du quatrième carré du Temple sont désignés sous le sobriquet de mastiqueurs parce qu’ils ne rapiotent [2] pas comme les rapioteuses (raccommodeuses de vieilles nippes) ; la voix publique les accuse de mastiquer la marchandise qu’ils sont censés raccommoder, c’est-à-dire d’en dissimuler ingénieusement les avaries et les voies d’eau, au moyen d’un enduit spécial de graisse noire ou autre drogue équivalente.

Les savetiers prennent aussi le litre de fafioteurs [3], mais ceci dans l’intimité. Officiellement et en public, ils se décorent du nom de marchands de bottins. Ce mâle du féminin bottine me plaît particulièrement.

Les roulants [4] ou chineurs [5] sont les marchands d’habits ambulants qui, après leur ronde, viennent dégorger leur marchandise portative dans le grand réservoir du Temple.

Les niolleurs sont les marchands de vieux chapeaux.

Une niolle est un chapeau d’homme retapé.

Un décrochez-moi ça est un chapeau de femme d’occasion. Que dites-vous du mot, madame ? N’est-il pas neuf et expressif ? Au reste, qu’il ne vous fasse pas peur. Je vous assure que j’ai vu au carré du Palais-Royal [6] des décrochez-moi ça qu’on eût pu facilement accrocher passage du Saumon, et qui valaient au moins dix francs.

Les bausses et bausseresses sont les patrons et les patronnes huppées de la communauté. C’est l’aristocratie du lieu.

Les galifards sont des façons de commissionnaires saute-ruisseaux qui portent au client les marchandises vendues. Il y a aussi des galifardes.

Les places et boutiques se nomment ayons. Je remarque, en passant, que le mot se prononce à peu de chose près comme haillon.

Les râleuses méritent une mention spéciale. Ce sont ces femmes qui courent sus au bourgeois, le tirant par l’habit, par les bras, menaçant de le déchirer, comme jadis les femmes de Thrace l’époux affligé d’Eurydice. On devine sans peine que les râleuses sont des racoleuses ou courtières lâchées par les marchands sur le gonce (passant) pour le forcer à acheter. C’est avec une haute conscience qu’elles s’acquittent de cet emploi diplomatique.

L’argent, au Temple, est de la braise, ou de la thune, ou de la bille [7] . Les pièces de vingt sous sont des points et cinq forment une croix.

Les vêtements, en terme générique, sont des frusques ; une pelure est un habit ou une redingote ; le pantalon est un montant [8].

Le passant ou le promeneur, qui n’a pour but que d’observer, peut se risquer sans trop d’inconvénients dans le Palais-Royal ou au Pavillon de Flore ; mais pour se hasarder sous les sordides ruelles du Pou volant ou de la Forêt noire, il faut une sorte de courage. Si vous avez le bonheur d’échapper aux râleuses qui vous guettent dans ces repaires, vous n’échapperez pas du moins aux provocations que mille voix vous lancent d’un ton moitié câlin et moitié menaçant, aux apostrophes directes, et, si vous ne mordez pas à l’hameçon, aux quolibets, voire à un feu roulant d’injures.

Un ou deux spécimens du genre :

Au promeneur montrant sa face. — Achetez quelque chose, monsieur ! — Achetez-vous, monsieur ? — Vous n’achetez pas ? — Que faut-il à monsieur, un tapis ? — un habit pour aller à la cour ? — un joli manteau (au mois d’août) ? — une belle niolle ? — un décrochez-moi ça pour m’ame vot’épouse ? — des bottes vernies ? — un parapluie ? — un clyso-pompe ? — Eh ! dites donc, monsieur, arrêtez-vous !

Au promeneur montrant le dos. — De quoi, de quoi ! voilà tout ce que monsieur achète ! — Eh ben, excusez — Que qu’y vient faire ici, ce méchant fashionable ? — Monsieur, faites donc rapioter au moins les trous de votre habit ! — Ça marche sur ses tiges , ben sûr ! — Pas pus de braise que dans mon œil ! — Ohé, pané ! — Pané ! — Pané ! — Laisse donc passer monsieur ; c’est un ambassadeur qui s’en va à la cour de Perse !

A la râleuse, après une affaire conclue.La grolle, va-t’-en vite essayer cet amour d’habit à mossieu ! mène le chez le marchand de vins. Mossieu va être reluisant : il sera fait comme un saint Georges (lisez : comme un petit saint Jean) .

Félix Mornand — Extrait de La France contemporaine ou les Français peints par eux-mêmes — Etudes de moeurs et de littérature reccueillies et annotées par J. Baumgarten — 1878

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Notes

[1] Pègre, f. le monde des voleurs.

[2] Rapioter, rapiécer, de rapiot, pièce mise à un habit ou à un soulier.

[3] De fafiots, souliers.

[4] De rouler, vagabonder, voyager ; — rouleur, vagabond ; chiffonnier.

[5] Dans l’argot des chiffonniers, chineur signifie marchand de peaux de lapins, de chiner, brocanter.

[6] Il y a au Temple quatre carrés : le carré du Palais-Royal où siègent le haut commerce du bazar, les marchands d’étoffes de soie etc. ; le Pavillon de Flore, ou compartiment du Drapeau, où se trouvent la matelasserie, la literie, les rideaux, les layettes etc. ; le Pou volant où dominent les chiffons, la vieille ferraille, la friperie surtout ; et la Forêt noire ou le carré des savetiers ou débitants de choses encore plus bas classifiées dans l’échelle commerciale. B.

[7] Bille et thune appartiennent à l’argot des voleurs, braise à celui des filles. B.

[8] Tous ces mots s’emploient aussi dans l’argot des voleurs et dans celui des faubouriens. B.

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