Le cabaretier-prophète de la rue Neuve-Saint-Augustin – XVIIème siècle

Publié le : 11 mars 20207 mins de lecture

S’il vous arrive, par hasard, de traverser la rue Neuve-Saint-Augustin, à la hauteur de la rue Louis-le-Grand, veuillez lever les yeux au-dessus de la grille traditionnelle de la boutique du marchand de vins du coin, et vous pourrez lire l’inscription suivante écrite en grosses lettres qui sont, pour le modeste établissement, de véritables lettres de noblesse :

Maison fondée en 1635.

J’ai longtemps cherché pour découvrir, sous la poussière des vieux bouquins, le nom sous lequel cet antique débit avait été jadis écrit au temple de mémoire des ca-barets célèbres ; mais, hélas ! les annales œnophiles, comme disent les savants, sont muettes sur ce point ; d’où je conclus, en tirant une induction plausible du vieux et judicieux précepte : « A bon vin point d’enseigne, » que le cabaret en question devait être, dans l’origine, l’un des meilleurs et des mieux hantés de la ville.

Si les renseignements font complètement défaut en ce qui concerne le nom de ce cabaret, on retrouve en revanche dans l’histoire des sectes religieuses du XVIIe siècle celui d’un fou célèbre qui y débita tour à tour du vin et des sermons vers 1650. Je vous parle du déplorable Simon Morin, qui paya de sa vie le triste honneur d’avoir écrit trois ou quatre manifestes mystico-philosophiques de la plus absolue platitude.

Ce pauvre homme était un écrivain-copiste public. Il s’avisa d’avoir des visions ; il en tira des conséquences qu’il publia sous le titre de Pensées de Simon Morin, et fut mis pour ce fait à la Bastille.

Quand il en sortit, il alla se loger chez une fruitière de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois, nommée Honatier. Cette femme avait une fille assez jolie, il en devint amoureux, malgré sa philosophie, et parvint, avec ses airs d’illuminé, à lui faire partager sa passion.

Plus tard un mariage répara ce que cette liaison avait eu de trop scandaleusement irrégulier par la naissance d’un enfant, et les deux époux se mirent à la tête d’un cabaret situé dans la rue longeant le mur des Capucines, devenue vers 1702 la rue Louis-le-Grand.

Cette indication concorde bien avec la situation actuelle de la maison fondée en 1635.

Simon Morin, en devenant cabaretier, n’avait pas renoncé à ses prédications. Bien loin de là, il avait noué connaissance avec quelques illuminés de sa clientèle : François Rondon, curé de la Magdeleine-lès-Amiens, François Dosche, François Davenne, Poitou, maître d’école, une demoiselle Malherbe, qu’on accusait de vivre en concubinage avec le diable, enfin le poëte Desmarets-Saint-Sorlin, qui fut le Judas de ce soi-disant « fils de l’homme ».

Ces malheureux avaient rêvé quelques réformes dans l’Église. Ils demandaient en outre que le roi s’emparât des biens ecclésiastiques, et ils propageaient des maximes subversives de la nature de celles-ci :

« L’habit ne fait pas le moine ; mais celui-là est vraiment moine qui a les vertus d’un bon moine. »

« La cour est pour les courtisans, les évêchés pour les évêques, les abbayes pour les abbés, les cures pour les pasteurs, la solitude pour les ermites, le presbytère pour les prêtres. Bien heureux celui qui se trouvera en son lieu quand Dieu viendra. »

Puis Simon Morin composait des chansons, et ses adeptes, avec lui, chantaient entre deux verres d’hypocras, sur un air à porter le diable en terre : O pasle mort, ténèbres sombres !

Vivre à son Dieu, mourir au monde,
L’aynier d’une ardeur sans seconde,
C’est le moyen d’estre content ;
Mais celuy qui auxbiens se fonde
Se verra toujours mescontent.
C’est une chose déplorable,
Que Dieu seul, qui est adorable.
Soit toujours servy le dernier,
Et que l’homme, si misérable,
Se recherche en tout le premier.

On vit dans toutes ces pensées et dans cent autres tout aussi coupables une haine avouée de la catholicité, une intention formelle d’attaquer la personne du roi et de prêcher le renversement de l’Église.

Morin, enfermé deux fois à la Bastille, puis aux Petites-Maisons, fut finalement condamné, comme récidiviste endurci, à être brûlé vif, sur la dénonciation et le té-moignage de son élève et ami Desmarest, et exécuté en 1663, au milieu des plaisirs effrénés de la cour, et justement dans le temps de la plus grande licence.

En apprenant les recherches ordonnées contre lui, et dont lui avait donné avis une demoiselle de la Chapelle qu’on voulut poursuivre plus tard comme adepte de ses hérésies, Simon Morin quitta son cabaret et se cacha sous un nom d’emprunt dans un bouge de la Cité.

Peut-être n’aurait-on jamais eu l’idée de l’y poursuivre si son fils, enfant de neuf ou dix ans, ne l’avait pas involontairement livré.

Le commissaire Picart, qu’on avait chargé d’instrumenter contre Morin, revenait un soir de souper chez un de ses amis, quand il rencontra un petit garçon qui s’éclairait à l’aide d’une chandelle entourée d’un cornet de papier, en guise de lanterne. Ce papier était tout justement la feuille première du livre de Morin, et on y lisait en transparent le titre de Pensées de Morin.

Cette particularité frappa le commissaire ; il interrogea l’enfant, et, ne pouvant rien démêler à ses réponses, il s’avisa de lui dire qu’étant un ami de Simon Morin, il le cherchait tout justement pour lui donner une bonne nouvelle.

« Vous n’avez donc qu’à me suivre, dit l’enfant, car je suis le fils de Morin, et je retourne auprès de lui. »

Le commissaire ne se le fit pas dire deux fois, et, arrivé à la porte, il ordonna à son laquais d’aller quérir sa robe et de ramener le guet.

Une fois en présence de Morin, Picart l’amusa par des propos en l’air, jusqu’au moment où les gens de police vinrent lui prêter main-forte.

Alors, ayant endossé sa robe, il signifia au pauvre cabaretier-prophète la saisie de ses livres et sa prise de corps.

On sait le reste.

Ainsi finit une des premières et nombreuses dynasties qui se sont succédé dans le gouvernement du Cabaret de 1635.

1635 ! Quelle noble date, et quel bon temps pour les buveurs !

Albert de La Fizelière (1819-1878) – Vins à la mode et cabarets au XVIIe siècle – 1866

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