Le citoyen Chonmoru, libraire – 1903

Publié le : 10 mars 202019 mins de lecture

« L’autre jour, je suis allé vers la Seine. J’ai profité d’un rayon de soleil pour rendre visite à mes bons amis les bouquinistes.

Comme j’achevais de longer le quai des Grands-Augustins, un assez étrange spectacle frappa ma vue. Quelques passants étaient assemblés ; au milieu d’eux se tenait une mendiante en haillons qui portait dans ses bras un poupon emmaillotté. Devant la pauvresse, un homme pérorait et gesticulait. Je le reconnus de suite, c’était M. Chonmoru, le vieil étalagiste, qui, depuis tantôt un demi-siècle, vend de la musique sur le parapet, à l’angle du pont Saint-Michel. M. Chonmoru est un des types les plus expressifs que nous ayons… Mais il mérite une description particulière.

Vous l’avez certainement aperçu. Du matin au soir, il garde ses boîtes qui sont propres, copieusement fournies et fort bien aménagées. Ce qui le distingue de ses voisins, c’est qu’il est vêtu d’une toge et coiffé d’une toque de juge, dont il a seulement, par décence, retiré les galons. Ses cheveux blancs sont naturellement soyeux et ondulés ; pour éviter qu’ils ne s’éparpillent au vent et ne s’emmêlent, il les réunit en une seule touffe derrière la tête et les lie d’un ruban noir ; de telle sorte que M. Chonmoru semble un personnage très lointain, un peu falot ; et n’était qu’il est maigre comme un cent de clous, il évoquerait l’image de Bartholo, de Brid’oison, ou des anciens baillis d’opéra-comique.

Cette fois, M. Chonmoru ne s’occupait pas, selon sa coutume, à classer des étiquettes ou à lire le journal. Il paraissait en proie à la plus vive surexcitation. Il avait pris la main de l’humble femme qui était toute honteuse de se voir observée par tant de gens. Il criait :

— Messieurs, voici une faible créature qui n’a pas même un morceau de pain pour se nourrir. Son sein flétri ne contient plus une goutte de lait. Elle souffre. Son visage est livide. Elle grelotte. La laisserez-vous mourir, elle et son enfant ? Allons, messieurs ! Faites votre devoir. Venez-lui en aide. Et puisque l’infâme société où nous vivons ne prend pas souci des misérables, remplacez-la. Fouillez dans vos poches ! Je vous en conjure, au nom de l’humanité.

Il tira son bonnet ; il fit le tour du cercle qui l’écoutait avec étonnement. Les pièces de cuivre et d’argent commencèrent de pleuvoir. A ce moment un ecclésiastique défilait sur le trottoir opposé. M. Chonmoru courut à sa rencontre.

— Monsieur l’abbé, vous ne refuserez pas, je suppose, de joindre votre obole à celles-ci.

L’abbé lui tendit un sou. Chonmoru le montra avec ostentation à la foule. Il ricana :

— Un sou… Un simple sou de cuivre !… Voilà ce que m’a donné cet homme !… Et ça parle de Dieu !… El ça se dit l’élu du Seigneur !.. Et ça marmotte des patenôtres !… Nous n’en voulons pas de votre sou, monsieur l’abbé ! Vous en avez besoin. Reprenez-le !

Il le lui lança dans les jambes, à foule volée. L’honorable ecclésiastique fuyait, gêné et confus de celte scène. Alors, M. Chonmoru s’apaisa. Il remit à la mendigote les 7 ou 8 francs qu’il avait ramassés, et revint tranquillement s’asseoir sur son escabeau. Je m’approchai de lui, dès que l’attroupement se fut dissipé :

— M. Chonmoru, lui dis-je, vous venez d’accomplir une bonne action, et je vous en félicite. Mais n’avez-vous pas été un peu dur envers ce prêtre ? Vous le haïssez donc ? Que vous a-t-il fait ?

Le bouquiniste me jeta un regard étincelant de colère.

— Il y avait une fois, répondit-il en martelant ses syllabes, un petit garçon de six ans qui allait à l’école des frères, dans son village. Il fut fouette jusqu’au sang, à coups de verges, pour une faute qu’il n’avait pas commise. Il ne l’a jamais oublié…

M. Chonmoru ajouta d’une voix rageuse, où sonnait comme un accent de défi :

— Ce petit garçon, c’était moi !…

J’objectai au vieillard que la violence est mauvaise conseillère et qu’il n’est pas de rancune que le temps ne doive effacer. Il ne m’écoutait pas ; il poursuivait :

— Oui, je déteste les curés : je déteste les magistrats et les avocats, dont j’arbore, par dérision, le costume. Je déleste ce monde pourri, qui n’est qu’hypocrisie et corruption. Je voudrais pouvoir le détruire et édifier sur ses ruines la société de nos rêves et réaliser notre idéal — l’idéal socialiste !

Il était lancé ; il aurait indéfiniment continué sa harangue, si la soudaine arrivée d’une fillette ne l’avait interrompu. Elle lui sauta au cou.

— Grand-père, je l’apporte les sonates de Mozart.

Il l’attira sur ses genoux ; il la cajola :

— Est-elle rose et fraîche ? Est-elle gentille ? C’est ma fille adoptive, une orpheline. Je l’ai recueillie chez moi et je l’élève… Zézette, retourne à la maison. Et prends bien garde aux voilures.

Était-ce là le même individu qui tout à l’heure exhalait la fureur et la haine ? Une larme perlait au coin de ses paupières. Il avait des inflexions caressantes, presque maternelles. El j’étais stupéfait qu’une telle douceur succédât à un tel emportement.

— Singulier bonhomme ! pensai-je.

Le citoyen Chonmoru n’est pas, décidément, un citoyen ordinaire.

Nous avons causé. Nous sommes devenus amis. Il m’a conté son histoire : comment il fut condamné deux fois à mort sous la Commune, mené à Versailles, passé à tabac par un certain sergent qui prétendait le contraindre à s’agenouiller sur le parvis de l’église Saint-Germain- des-Prés, et finalement, sa peine ayant été commuée, interné à la prison de Beauvais.

— Nous y étions fort mal nourris. Nous y serions morts de faim, sans l’ingéniosité de notre co-détenu Edgar Monteil.

— Eh quoi ! monsieur Chonmoru. vous connaissez mon vieux camarade Edgar Monteil ?

— Si je le connais !

Edgar Monteil, qui avait beaucoup lu les romans de Dumas père et de Ponson du Terrail et qui possédait à fond le répertoire de l’Ambigu, usait de mille ruses pour se procurer, à l’insu des geôliers, du pain, du jambon, des conserves de thon mariné et autres provisions de bouche. Chonmoru lui en garde une éternelle gratitude et lui pardonne, en souvenir de ces bienfaits, d’être devenu préfet d’un gouvernement bourgeois. Enfin l’amnistie fut proclamée. L’étalagiste retrouva ses boîtes et les installa à nouveau auprès du pont Saint-Michel. Il se remit au travail. Il peina nuit et jour, et reconstitua, à force d’ordre et d’économie, son petit pécule.

D’abord ses clients lui firent grise mine, puis sa sincérité, sa bonhomie les désarma. Ils s’amusaient de son accoutrement pittoresque et de sa verve toujours allumée. Chonmoru devint populaire. Bien mieux, il fraya avec ce qu’il y a de plus huppé dans la République.

— Vous savez, me dit-il, que j’ai eu l’avantage d’être reçu à l’Elysée par le président Carnot ?

— Est-ce croyable, monsieur Chonmoru ?

Rien n’est plus exact. Chonmoru avait déniché quelque part un morceau de musique composé par Carnol l’ancêtre, celui de l’immortelle Révolution. La pièce était rarissime et n’existait même pas à la bibliothèque du Conservatoire. Chonmoru saisit sa meilleure plume ; il écrivit, à Sadi Carnot qu’il désirait lui céder et ne céder qu’à lui seul cette relique. Le lendemain, un officier d’ordonnance surgissait devant les boîtes.

— Qui êtes-vous ? demanda Chonmoru.

— Je suis attaché à la personne du président.

— Il n’est pas besoin d’ambassadeur entre nous… Je suis l’égal de M. Carnot, puisque nous sommes, tous deux, citoyens de la République. Qu’il m’assigne un rendez-vous en son palais.

II n’en voulut pas démordre. L’audience fut accordée.

— Au moins, monsieur Chonmoru, fîtes-vous, ce jour-là, un brin de toilette ?

— Vous vous moquez !… Je donnai un coup de brosse à ma toge et à ma toque ! Les grands de la terre ne m’intimident pas…

Lorsque cet homme bizarre parut dans la cour de l’Elysée avec son ajustement de carnaval et ses cheveux noués à la Danton, le concierge essaya de l’arrêter. Mais Chonmoru exhiba la lettre qui le convoquait. On dut le laisser entrer. Il traversa des salons opulents. Un galonné, qui avait grade de général, l’interrogea.

— Je ne répondrai qu’à M. Carnot en personne.

Chonmoru est entêté comme trente-six mules d’Espagne. Le président comprit qu’il lui fallait céder. Il s’avança, examina le précieux papier que le marchand tenait serré sous sa robe et s’informa du prix auquel il l’estimait.

— Pour le premier venu, dit avec aplomb Chonmoru, ce serait dix francs. Mais pour vous, monsieur le président, ce sera vingt-cinq louis.

M. Carnot sourit. Les cinq cents francs furent versés sur-le-champ à l’honnête bouquiniste qui regagna son échoppe, radieux.

— Après tout, ajoute-t-il après m’avoir narré ce curieux épisode, le président ne m’a pas payé avec ses deniers, mais avec les nôtres. C’est l’argent de la nation qui m’a permis d’offrir une robe neuve, un chapeau et trois douzaines de chemises à Zézette, sans compter un livret de caisse d’épargne qu’elle trouvera plus lard…

Maintenant, M. Chonmoru est tout à fait gai. Il jubile. Il trottine le long du quai. Sa fausse perruque à la Danton se balance drôlement et le vent qui gonfle sa toge le fait paraître bossu.

— Ma foi. dis-je, si vous avez des chansons de l’époque révolutionnaire, je vous en achèterai volontiers. Mais, de grâce, ne me confondez pas avec le président de la République et traitez-moi plus humainement.

Il m’a convié à l’accompagner en son logis, où il les tient en réserve.

— Est-ce près d’ici ?

— Tout près… Voyez plutôt.

Et il m’a remis un petit bout de carte où j’ai déchiffré avec surprise ce sonnet :

Phébus, précurseur de l’averse.
Jette ses rayons aveuglants
Sur les objets de mon commerce
Et trouille mes nombreux clients.

Quand l’eau fait rage et vous transperce
Ou quand, sous les cieux incléments.
L’âpre brise mord et vous perce.
Vous ne bouquinez plus, passants…

Pourquoi ?… Si la place est mauvaise,
Vous trouverez, ne vous déplaise,
Chez moi, narguant vents et destin.

Même choix, même prix, plus d’aise.
L’oasis prés de la fournaise,
Quinze, quai des Grands-Augustins…

— Parbleu, monsieur Chonmoru, vous êtes poète ! Voilà quatorze vers joliment troussés.

— Oui, mais le dernier ne rime plus. Car j’ai dû quitter le quai des Grands-Augustins pour la rue André-des-Arts. J’avais un superbe appartement, le propriétaire m’en a dépossédé. Que voulez-vous, ce propriétaire est un rat de sacristie, une manière de sacristain… C’est tout dire !

La maison qu’habite, rue Saint-André-des-Arts, le citoyen Chonmoru est obscure, branlante, imprégnée de ces odeurs indéfinissables qui s’exhalent des immeubles centenaires. Sur les marches de pierre de ce vaste escalier, des mousquetaires, jadis, ont traîné leurs éperons, de belles procureuses leurs jupes bouffantes ; des mains de bourgeoises, peut-être des mains de marquises, ont pressé celle rampe en fer forgé ; et les amoureuses en bonne fortune, se hâtant vers le carrosse qui les attendait, ont frôlé le pavé de cette cour éternellement humide.

M. Chonmoru m’a introduit dans son vestibule qui est orné d’un merveilleux parquet losange, suprême vestige des élégances défuntes. La chambre large, haute de plafond, contient un nombre inconcevable de volumes, de partitions, d’albums empilés. Ce sont les richesses de mon hôte. Il s’est hissé sur un tabouret et attire vers lui d’énormes liasses d’où s’échappent, quand elles louchent le sol, des nuages de poussière… Mais bientôt, il s’arrête en son travail ; il repousse du pied ces paperasses. Assurément, il ne lui déplaît pas de me les vendre ; mais avant d’être commerçant il est philosophe ; et le négoce cède le pas, dans son esprit, à la question sociale.

Tandis que je feuillette, d’un doigt négligent, le recueil des chansons de Laborde et une édition de la Clef du Caveau proprement reliée, il reprend le cours de ses confidences ; et je remarque avec plaisir qu’elles deviennent plus intimes — signe que notre sympathie se resserre. Chonmoru va bientôt me livrer tous les secrets de son cœur.

— Oui, cher monsieur, j’ai soixante-dix-huit ans. J’ai beaucoup vécu. J’ai vu passer cinq régimes sur notre malheureux pays. Lamartine, Blanqui — le grand Blanqui — et surtout Béranger — l’admirable Béranger — appréciaient ma sagesse. Nous nous réunissions rue des Cordeliers, nous appartenions au même groupe, le groupe de Justice-Egalité. A cette époque, j’avais des illusions ; je n’en ai plus guère. Mais il me suffît d’un coup d’œil pour percer un homme à jour. Je me trompe rarement. Ainsi, lorsque je me suis trouvé face à face avec le général Boulanger…

Ici, le citoyen Chonmoru s’assit, car il était fatigué. Il rejeta sa toque en arrière, et son visage refléta la commisération et la raillerie.

— Je désirais approcher ce prétendu héros dont on faisait tant de bruit. J’allai, sans cérémonie, frapper à sa porte. Il demeurait alors aux environs de l’Arc-de-Triomphe. Plus de trente quémandeurs attendaient dans l’antichambre. Je me mis à la file. Et j’observai que trois lascars tenaient ensemble des conciliabules mystérieux : ils passaient, repassaient, se chuchotaient des mois à l’oreille. C’étaient le juif N…, l’avocat L… et le gazetier M… Je dis à Boulanger : « Méfiez-vous de ces traîtres ; vous périrez par eux. » J’avais raison. Et je lui dis aussi :  » Général, vous avez tort d’abandonner votre femme et vos enfants pour courir la gueuse ; nous n’aimons pas cela dans le peuple. » Il me serra les mains avec effusion et s’écria : « Je vous remercie de vos conseils. » Mais je compris qu’il était trop faible et trop vain pour y conformer sa conduite.

M. Chonmoru redevint grave. Il s’appuya sur mon épaule et m’indiqua, par ce geste affectueux, qu’il avait à prononcer des paroles décisives.

— Voyez-vous, mon cher ami, je suis foncièrement optimiste. Nous possédons, dans notre parti, des têtes supérieures ; non pas précisément Jules Guesde, dont l’humeur despotique me déplaît, ni Jaurès dont la langue est trop dorée, mais le vieux Vaillant, et Briand, et Baudin, et de braves enfants comme Turot et Viviani. Je les écoute dans leurs réunions et j’y emmène Zézette. Ils sont éloquents. Ils préparent l’avenir. Tout ira bien, à condition que l’on se décide à démolir les curés. Un sérieux coup de balai, de ce côté, serait nécessaire. Patience. Ça viendra. Et Chonmoru ne veut mourir qu’après avoir assisté à une triomphale révolution…

Les discours du digne libraire sont très instructifs ; et je les écouterais jusqu’à demain.

Mais Mlle Zézette y met un terme.

— Grand-père, on demande sur le quai l’Ave Maria de Gounod et la Sérénade du Passant de Massenet.

— Une minute, mignonne, une minute !…

M. Chonmoru a déposé sur les joues de Mlle Zézette deux baisers retentissants ; il a ficelé ma Clef du Caveau et mes Chansons de Laborde, ornées des vignettes d’Eisen. Il m’a souhaité le bonsoir. En descendant l’escalier, je l’entendais qui embrassait encore Mlle Zézette et lui recommandait de se garer des voitures.

Et je songeais, à part moi :

— Voilà sans doute un excellent citoyen, sensible et probe, et qui n’hésiterait pas, pour sauver la France, à envoyer à la guillotine cinquante mille Français.

L’âme de M. Chonmoru me fit éprouver ce qu’il y avait de généreux, d’exécrable, d’atroce, d’estimable et de sincère dans l’âme des terroristes. Je venais de revivre, pendant une heure, l’année 1793. J’en éprouvai un léger frisson. »

Adolphe Brisson – Les prophètes – 1903

Pour plus d'informations : La salle Saint Spire, le père Glouton, les Filles-Dieu, le Club de la femme libre - Le Paris qui s’efface de Charles Virmaitre - 1887

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