Le doyen des voleurs – 1873

Publié le : 10 mars 20204 mins de lecture

« Le nouveau commissaire de police du quartier des Halles, M. Dodréau, vient de faire une assez curieuse capture.

C’est celle d’un vieillard qui peut à juste titre passer pour le doyen des voleurs de Paris. Nous ne pensons pas du reste qu’aucun de ses collègues vienne réclamer cette qualification.

Il se nomme Legrand est âgé de soixante-quatorze ans, et pratique le vol depuis sa plus tendre enfance.

Il a subi dix-huit condamnations pour vol ; ses peines accumulées forment un total de cinquante et un ans de prison, auxquels s’ajoutent trente ans de surveillance de la haute police ; en tout le nombre respectable de quatre-vingt-un ans. On voit qu’il a de la marge.

Il n’y a pas plus de trois mois qu’il a quitté la maison centrale de Clairvaux.

Naturellement la résidence de Paris lui était interdite ; mais, pour un vieux routier, Paris est la seule ville possible.

Il revint donc à Paris, où il avait de nombreuses cachettes et où il était à peu près certain de se soustraire aux recherches de la police. Legrand, d’ailleurs, est un solitaire, n’a jamais de complices et ne risque pas d’être trahi.

Mais vint l’amour… à soixante-quatorze ans ! Une marchande du pavillon aux fruits, exception parmi ce corps honorable des dames de la Halle, fut séduite par l’argent du vieillard et ne s’enraya pas des moyens par lesquels cet argent était obtenu. Abusant au contraire de l’ascendant que lui donnait sur Legrand la passion qu’elle avait su lui inspirer, elle le poussa de plus en plus au vol par ses exigences.

Legrand lui remettait chaque jour tout le résultat de ses larcins, sans lui demander compte de l’usage qu’elle en pouvait faire. Cet argent, elle le dépensait en orgies en compagnie d’autres individus, avec lesquels elle se moquait de son sénile adorateur.

Un jour elle voulut un mobilier, et Legrand dut le lui donner ; d’autrefois c’étaient des bijoux, des toilettes, et le vieux voleur se mettait en quatre pour les lui procurer, oubliant à la fin sa prudence habituelle pour satisfaire les désirs ou plutôt les ordres de sa maîtresse.

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                                                     La vie aux Halles – 1933 – Agence Meurisse

Hier, il a été arrêté au pavillon des fruits, au moment où, sous prétexte de marchander des pêches, il fouillait les poches de ses voisins.

Conduit au commissariat, il a fait des aveux complets.

En même temps on trouvait sa complice dans un bouge de la rue des Lyonnais, où elle habitait avec Legrand… un véritable repaire de bandits.

Quand le vieux pickpocket a appris dans quel état sa maîtresse avait été arrêtée, il s’est écrié :

— Moi qui la croyais mon amie ! moi qui me fiais à son amour !

Cette désillusion a été terrible pour le vieux voleur. Il a juré de rompre avec le métier, un peu tard, il est vrai — et de faire connaître à la justice un grand nombre de ses confrères, ou plutôt de ses élèves, car il paraît que, comme le vieux juif des romans de Dickens, Legrand était professeur de vol à la tire. »

Le Figaro, 4 août 1873

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