Le nain – Souvenir du pavé latin – André Gill – 1883

Publié le : 30 août 20174 mins de lecture

Puisque Jean Richepin, mon excellent camarade et confrère, a nommé dernièrement dans ses articles Astezani, je veux, en souvenir de l’intérêt que nous inspira jadis cette ébauche macabre, essayer d’en évoquer la silhouette tordue et touchante.

Je l’ai peint d’ailleurs, autrefois, grattant sa mandoline, assis au milieu des fleurs, et j’ai conservé la toile ; il est là devant moi, tandis que je noircis ce papier ; il me regarde écrire.

Il doit être peu de Parisiens de ma génération, j’entends des Parisiens de la rive gauche, des amoureux de l’Odéon et du Luxembourg, de ce beau quartier paisible, parfumé, naïf, où mourut Michelet, où vieillit Sainte-Beuve, où Hugo fut jeune, où l’enthousiasme naît, où se repose la gloire ; il doit être, dis-je, peu de mes contemporains qui n’aient, le soir, en ces dernières années, tressailli, sursauté même en apercevant tout à coup dans l’ombre, à hauteur des genoux, une sorte de gnome transparent, surmonté d’un chapeau de haut tuyau, semblable à un poêle en marche.

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Le nain Delphin, chanteur montmartois – Agence Meurisse – 1919

Barbu, bourru, couvert d’un manteau loqueteux, frappant le trottoir d’un bâton court, proportionné à sa taille, l’être, au moment même où l’on allait marcher sur lui, poussait un sourd grognement. Le passant, effaré, sautait de côté, et, dans l’espace resté libre, le nain passait avec un ton fanfaron. C’était Astezani gui trottait au travail ou en revenait, selon qu’il était huit heures ou minuit. Son travail c’était la musique ; le gonflement qu’il avait au côté droit sous son manteau, équilibrant sa bosse, était causé par une mandoline qu’il portait amoureusement serrée à son flanc difforme ; une antique et jolie mandoline florentine, au manche arrondi en volute, fanée, recuite, couleur de vieille orange.

Il arrivait des profondeurs de la banlieue, rêveur, grommelant, grincheux, livrant, du bout de sa canne, des combats aux chiens indiscrets qui le venaient flairer, gagnait le boulevard Michel et se haussait aux vitres des cafés.

Quand il réussissait à atteindre le bouton de la porte, il entrait. Astezani était connu. Sitôt qu’il paraissait les filles de service l’installaient sur un siège.

Lui, impassible, avec un feu de mépris dans l’oeil, se laissait faire ; on le hissait, on le calait.

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Vue prise au n° 58 rue Damesme à la butte aux Cailles, au fond à gauche le parc Montsouris – Jules-Antoine Chauvet – 1894

Et alors, après quelques minutes pendant lesquelles il s’efforçait de s’isoler, le bout d’homme commençait de gratter son jambon. Le silence aussitôt s’établissait profond, respectueux.

Je m’intéressai à ce monstre de génie ; je le suivis, le fis parler, le fis poser ; il était exigeant et demandait, pour poser, cinquante sous de l’heure.

J’appris qu’il était propriétaire, à la Butte-aux-Cailles, d’une masure qui lui rapportait cinquante sous par semaine.

Je voulus le diminuer, le réduire au prix habituel des modèles.

Il se fâcha et ne revint plus. J’allai le chercher ; il était mort ; je vis sa veuve, car il avait femme et enfants. La femme était aveugle.

André Gill – Vingt années de Paris – 1883

Pour plus d'informations : Les princes du ruisseau - Histoires et actualités du biffin - 1901

À lire en complément : Les musiciens de Montmartre, par Erik Satie - 1900

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