L’Égouttier – 1842

Publié le : 15 décembre 202016 mins de lecture

Dans les grandes villes, tout est grossi, développé, revêtu de proportions gigantesques ; toutes les grandeurs et toutes les misères sont concentrées, groupées, mises en relief. Si, d‘un coté, les lumières intellectuelles y répandent un rayonnement immense, de l’autre, les vices nous épouvantent par leur active propagation. A côté de vastes palais se trouvent de vastes réceptacles d’immondices ; et, pour recevoir les fanges de la cité, il a fallu creuser des canaux souterrains dont le parcours, à Paris, n’a pas moins de vingt-quatre lieues [1].

 

Vingt-quatre lieues ! quel travail colossal !… Vous qui vantez les anciens au détriment des modernes, quelle œuvre architecturale pouvez-vous opposez à ce monument d’utilité publique ? Vingt-quatre lieues d’égouts solidement voûtes, solidement pavés, assez élevés pour qu’on s’y promène à l’aise ! Étrangers qui venez visiter la capitale de la France, nous vous invitons à prendre sur vous de parcourir ces sombres routes. Ce voyage ne semble pas, sans doute, très séduisant au premier abord : jusqu’à ce jour, quelques Anglais intrépides en ont seuls affronté les désagréments et les périls ; mais ils en ont rapporté des impressions qui les ont amplement dédommagés d’une inhumation momentanée. Le docteur Parent-Duchâtelet, qui a laissé de si remarquables travaux sur l’hygiène publique disait à l’un de ses amis, au milieu d’un bal donné à l’Hôtel-de-Ville : « J’aime cent fois mieux aller dans un égout que de venir à cette réunion ». Sans partager cette étrange prédilection, on peut avancer que les égouts de Paris doivent être comptés au premier rang des curiosités de cette ville.

Et les Égouttiers aussi.

L’eau fangeuse des ruisseaux se précipite dans ces vastes cavités par des bouches qui jadis étaient d’une menaçante largeur. On remarquait, entre autres, celle de la barrière des Sergents, rue Saint- Honoré ; celle de la rue Montmartre, en face la rue Mandar, et l’immense caverne qui s’ouvrait au bas du chevet de Saint-Eustache. Ce fut dans cette dernière que, le 14 février 1795, l’on jeta le buste de Marat, dont les cendres avaient été solennellement transférées au Panthéon le 24 septembre 1794.

De distance en distance, des tampons, ouvertures couvertes de plaques de fer circulaires, ont été ménagés pour livrer passage aux Égouttiers. Nous ne voulons point pénétrer avec vous dans ces obscures retraites pour en suivre les détours et en raconter l’histoire ; recommandons seulement à la reconnaissance publique Hugues Aubriot, prévôt des marchands et intendant des finances sous Charles V, et Michel-Étienne Turgot, président du grand-conseil de la ville en 1740. Le premier imagina de substituer des égouts voûtés aux égouts découverts ; le second fit construire l’immense souterrain appelé aujourd’hui le grand égout de ceinture.

Les égouts de Paris jettent leurs fanges dans la Seine par quarante- cinq ouvertures, dont vingt et une sur la rive droite et vingt-quatre sur la rive gauche. Le grand égout de ceinture parcourt une étendue de 6,866 mètres ; son bassin, selon l’ingénieur en chef Girard [2], occupe à lui seul une surface bien supérieure à la moitié de Paris, et des ramifications multipliées y amènent non-seulement les eaux d »un très-grand nombre de quartiers, mais encore celles des flancs méridionaux de la colline de Montmartre. Les autres égouts sont, sur la rive droite :

Les égouts Amelot et de l’abattoir Popincourt, du Petit-Musc, de la Grève, des rues de la Tannerie, de la Vieille-Lanterne, de la Vieille-Tuerie, de la Joaillerie, du Châtelet, de la Saulnerie, des arches Pépin et Marion, de la place de l’École, de la barrière des Sergents, de la rue Froidmanteau, du Carrousel, des Tuileries, de la place Louis XV, de la Pompe-à-Feu, de la rue Saint-Pierre.

Sous les quartiers de la rive gauche serpentent les égouts de la Salpêtrière, de la Ménagerie, de la Halle-aux-Vins, des Grands et des Petits-Degrés, de la place Maubert, de la rue de la Bûcherie et du pont Saint-Michel, de l’École-de-Médecine, de la rue de Seine, de la rue Saint-Benoit, des rues de Poitiers, de Belle-Chasse et de Bourgogne, du Palais-Bourbon, des Invalides, du Gros-Caillou, de l’École-Militaire.

On compte en outre onze égouts pour la Cité et pour l’ile Saint- Louis ; dans le faubourg Saint-Marceau, six égouts qui tombent dans la Bièvre ; sur le quai Voltaire, deux petits égouts à l’usage de maisons particulières ; et enfin trois égouts découverts dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau.

Le curage des égouts est fait aux frais de l’entrepreneur-général du nettoiement, sous la direction de l’inspecteur-général de la salubrité. L’entrepreneur fournit les outils et ustensiles nécessaires, mais la surveillance des ouvriers appartient à une administration spéciale dont le chef-lieu est rue de Nevers, 25. Cette rue est une des plus affreuses de Paris. Large d’environ trois mètres, elle est bordée de maisons noires, décrépites, tremblottantes, dont les pignons lézardés la couvrent d’une ombre éternelle. C’est comme un égout à ciel découvert.

 

Les Égouttiers parisiens sont au nombre de quatre-vingt-quatre, partagés en divisions de quatorze à quinze hommes. Leur uniforme se compose d‘une blouse de toile bleue très-courte et de très-longues bottes de pêcheurs, qui leur sont fournies par l’administration. L’instrument dont ils se servent pour remuer la boue et la pousser vers la Seine est une longue perche terminée en forme de truelle qu’ils appellent rabot.

Tous les matins, vers une heure, chaque division marche au rendez-vous. Elle est commandée par un chef, qui porte sur le devant de son chapeau une plaque de cuivre où sont gravés ces mots :

PRÉFECTUREde POLICE.

SERVICE DES EGOUTS.

CHEF.

La division tout entière disparaît dans la branche d’égouts qui lui est assignée ; deux Égouttiers seulement restent au dehors pour rouvrir le tampon quand il en sera temps. Quoique les fontaines aient coulé de six à sept heures sur le radier, cette descente n’est pas sans danger : il arrive que des gaz délétères enveloppent le travailleur au moment où il atteint le bas de l’échelle. Il tombe suffoqué, il va périr ; mais, au risque de partager son sort, ses camarades viennent a son secours. On voit, en pareil cas, éclater ce noble dévouement dont la classe ouvrière a souvent donné des preuves. Le samedi 31 juillet 1841, à onze heures du matin, une division d’Égouttiers était groupée autour d’un tampon dans la rue d’Alger. Un homme manquait à l’appel : il était au fond du gouffre et râlait. La crainte arrêtait ses confrères ; leur hésitation prolongée était l’arrêt de mort du malheureux asphyxié… Un jeune ouvrier se fait attacher avec une corde sous les aisselles, parvient jusqu’à la victime, la saisit dans ses bras, remonte avec elle et la rappelle à la vie.

La science a recherché les causes de ces accidents ; elle a analysé l’air des égouts, et en a reconnu l’impureté. Tandis que celui que nous respirons se compose de vingt et une parties d’oxygène, de soixante et onze parties d’azote et de quelques millièmes seulement d’acide carbonique, l’air des égouts contient, suivant le calcul de M. Gaulthier de Claubry :

Oxygène……………………….. 13,79
Azote…………………………….. 81,21
Acide carbonique…………….. 2,01
Hydrogène………………………. 2,99

Cette atmosphère empestée lorsqu’elle ne tue pas, attaque les paupières et les yeux et cause de douloureuses ophtalmies ; et cependant les Cureurs travaillent souvent dans l’égout de six heures et demie jusqu’à onze heures, sans remonter, à la lueur d’une petite lampe fumeuse. Si elle s’éteignait ?… dites-vous ; et vous les voyez déjà condamnés au destin du paysagiste Robert, perdu dans les catacombes de Rome :

Il cherche, mais en vain : il s’égare, il se trouble ;
Il s’éloigne, il revient, et sa crainte redouble…
L’infortuné déjà voit cent spectres hideux,
Le délire brûlant, le désespoir affreux,
La Mort !… Non cette Mort qui plaît à la victoire,
Qui vole avec la foudre et que pare la gloire ;
Mais lente, mais horrible, et traînant par la main
La Faim, qui lui déchire et lui ronge le sein !
Son sang, à ces pensers, s’arrête dans ses veines ;
Et quels regrets touchants viennent aigrir ses peines !…
Cependant il espère… Il pense quelquefois
Entrevoir des clartés, distinguer une voix ;
Il regarde, il écoute… Hélas ! dans l’ombre immense
Il ne voit que la nuit, n’entend que le silence,
Et le silence encore ajoute à son horreur.

Rassurez-vous toutefois… Les Égouttiers ont une telle habitude de leur noir labyrinthe, qu’ils savent précisément l’endroit où ils sont, et pourraient désigner la rue sous laquelle ils barbottent.

 

Durant ces tristes occupations, aucune distraction n’est permise. La pipe aurait bien des charmes pour le Cureur : il en aspirerait avec délices les bouffées odoriférantes ; cependant, comme il se trouve souvent dans la compagnie des gens que l’odeur de la pipe incommode, on s’en abstient par politesse. Il est défendu de fumer, mais vous pouvez vous asseoir.

Ils sont là, à dix mètres du sol ; le bruit des voitures leur parvient confusément ; ils suivent à pas lents, le rabot à la main, ces longues galeries qui sont leur domaine. Par intervalles, l’un d’eux pousse un cri de joie : il vient de ramasser une pièce de cinq francs ou une canne à pomme d’or qui, échappée la veille des mains de son propriétaire, est tombée par les fentes d’un tampon ; d’autres fois une exclamation d‘horreur retentit : les Égouttiers maudissent la mesure qui a supprimé les tours, car ce lambeau sanglant qu’ils ramènent au bout de leur rabot, c’est le cadavre d’un enfant nouveau-né !…

La plupart du temps, ils ne trouvent rien que de la boue, partout et toujours. Cette boue, prétendent-ils, loin d’être malfaisante, a des vertus contre les plaies des jambes et les éruptions cutanées ; c’est un onguent, un excellent spécifique ; mais il n’a malheureusement point d’action sur les rhumatismes, l’une des maladies ordinaires des Cureurs.

Pendant la marche, le chef qui précède la division examine avec soin l’état de la voûte, et tient note des réparations à effectuer, pour les signaler à l’inspecteur-général.

Les Égouttiers sont exposés non-seulement à l’asphyxie, mais encore à la submersion. Si tout à coup le ciel se charge de nuages, si une pluie d’orage vient à tomber, ils se verront renversés à l’improviste par les eaux, et entraînés vers la Seine. Cet accident est rare, mais on en a des exemples : l’on a vu des Égouttiers, luttant contre des torrents tumultueux, se sauver à la nage au milieu des ténèbres, et gagner à grand’peine leur échelle. En 1809, à l’angle de la rue de Bondy, deux ouvriers sur sept furent noyés. Trois Égouttiers périrent, en 1820, dans le grand égout, près du faubourg du Temple ; et leur chef, après de longs efforts, eut le bonheur de s’accrocher à une corde qu’on lui jeta par un tampon en face de la rue d’Angoulême.

Vers midi, les Égouttiers revoient la lumière du jour, et les hommes de chaque division vont dîner ensemble chez un gargotier. Après un modeste repas, ils reprennent leur promenade souterraine, et rafraichissent le fond du radier, que les eaux des bornes-fontaines baignent de midi à deux heures.

Dans les temps de gelée ou de sécheresse, les Égouttiers enlèvent les sédiments adhérents au dallage des égouts. Leur service est alors moins pénible ; mais comme on compte annuellement à Paris une moyenne de deux cent trente-quatre jours de vents humides et de cent quarante-deux jours de pluie, comme certaines années ont présenté jusqu’à trois cent vingt jours de pluie et cent vingt centimètres de hauteur d’eau pluviale, les Égouttiers ont peu de chances d’interruption dans le cours de leur existence amphibie.

Dans les quatre saisons, à Paris, l’on essuie de la pluie et du vent, du vent et de la pluie.

C’est pour deux francs vingt-cinq centimes, pour trois francs quand ils ont le grade de chef, que ces hommes consentent à s’enterrer vivants pendant la moitié de la journée, à piétiner dans un marais fétide et nauséabond. Au bout de vingt ans de service, ils ont droit à une pension de trois cents francs. Ce salaire est-il proportionné a leurs fatigues, à leurs dangers ?… Ne doit-on pas appréhender qu’un jour, las d’être rétribués si modestement, ils refusent soudain de travailler ?… Que deviendrions-nous, grand Dieu ?… Le bourgeois parisien voit, sans trop d’inquiétude, les coalitions de serruriers, de forgerons, d’ouvriers en papiers peints, d’imprimeurs, etc. ; mais supposez une coalition des Égouttiers : la fange s’accumule dans les canaux, et menace d’en sortir pour inonder Paris ; d’immondes vapeurs se répandent ; la peste, le typhus, vont peupler les hôpitaux ; l’existence même de la ville est compromise un déluge de boue va l’ensevelir.

Les Égouttiers sont, comme vous le voyez, les maîtres de la ville souterraine, les monarques du royaume des ténèbres. En cette qualité, ils ont droit à nos respects ; et, si nous songeons à l’utilité de leur besogne, nous les indemniserons, par notre estime, de ce qu’elle a de rebutant.

En diverses circonstances, l’administration a appelé les savants à s’occuper du sort des Égouttiers. Lorsqu’il fut question de curer l’égout Amelot, abandonné et obstrué depuis longtemps, le préfet de police, M. Delavau, de concert avec M. de Chabrol, préfet de la Seine, organisa une commission pour diriger les travaux de curage sans compromettre ni la salubrité publique ni la santé des ouvriers. Cette commission, composée de MM. d’Arcet, Cordier, Girard, Devilliers, Parton, Gaulthier de Claubry, Labarraque et Chevallier, était dirigée par Parent-Duchâtelet. Grâce aux précautions prises par ces hommes savants et dévoués, le curage fut opéré sans danger. Six mois suffirent à trente-deux ouvriers pour extraire de l’égout Amelot et de ses embranchements deux mille cent cinquante tombereaux de matières solides, et trois fois autant de matières molles ; et, au terme de cet effrayant travail, tous les Égouttiers jouissaient de la santé la plus florissante.

On assure même que quelques-uns avaient engraissé.

Les industriels – Métiers et professions en France, par Emile de la Bédollierre, avec cent dessins par Henry Monnier

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Notes

[1] Parent-Duchâtelet évalue la longueur totale à 35,856 mètres. Il n’a pu se la procurer en acte, « parce que, dit-il, quelques personnes qui la connaissaient ne voulurent pas me la donner. »

[2] Mémoire sur les inondations souterraines de Paris, in-4°.

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