L’éleveuse de fourmis, le marchand d’asticot, les écosseuses de pois et les cuiseuses d’artichauts – 1882

Publié le : 10 mars 20206 mins de lecture

« Je ne peux pas rééditer l’admirable série de Privat d’Anglemont : Les Métiers inconnus. Pourtant il est quelques industries étranges qu’il est bon que je décrive.

Par exemple, tenez, avez-vous jamais entendu parler des éleveuses de fourmis ?

C’est cependant une profession et je connais une jeune femme, répondant au doux nom de Blanche, qui l’exerce. Elle a l’aspect terrible ; sa figure et ses mains sont tannées comme si elles avaient été préparées par un habile ouvrier en peau de chagrin, elle porte des brassards, elle est vêtue de buffle, comme les archers de la ballade, et malgré cette armure, elle est rongée elle-même par ses élèves, les ingrats ! Mais elle est arrivée à un tel état d’insensibilité, son cuir est tellement durci, racorni, qu’elle a son lit au milieu de ses sacs de marchandise, et que leur morsure n’a plus aucun effet sur elle. Aussi, lorsque la police visita son établissement, elle parut très étonnée et dit :

— Comment peut-on se plaindre de ces petites bêtes ? Voyez, je vis au milieu d’elles, et je m’en sens pas plus mal. Il faut que l’on m’en veuille. Le monde est si méchant !

Elle fut néanmoins obligée de transporter son étrange pensionnat dans une maison parfaitement isolée, située hors barrière.

Mademoiselle Blanche entretient des correspondants dans les départements où il y a de grandes forêts ; elle donne à chacun de ses employés 2 fr. par jour. Elle en a jusqu’en Allemagne, et ne reçoit jamais moins, par jour, de dix sacs, grands comme des sacs à farine.

Mademoiselle Blanche fait pondre ses fourmis et vend leurs œufs pour nourrir les faisans. Elle est en ce moment sur le chemin de la fortune.

Moins gentil et moins poétique surtout est l’élevage des asticots. Les marchands d’asticots, qui fournissent de vers la corporation des pêcheurs à la ligne de Paris, sont au nombre de huit ou dix environ. Nous ne parlons, bien entendu, que des marchands qui dirigent un établissement sérieux.

Les pêcheurs les connaissent bien : il y a le père Loupard, le père Foucher et le père Ver-de-Terre, qui jouissent d’une véritable célébrité.

Ce dernier surtout a une clientèle considérable. Il a calculé qu’il vendait chaque été de trente à quarante millions d’asticots. Il est vrai de dire qu’il « fait la province ». Le plus curieux de la chose, c’est qu’il ne se sépare jamais d’un « lot de vers » sans un certain serrement de cœur.

— Ce sont mes enfants, dit-il avec émotion.

Rien de plus curieux que ce qu’il appelle sa pension. C’est un grand enclos, à Montmartre. Au milieu est creusé un énorme trou rempli de fumier mélangé de terre grasse. Les vers vivent là dedans et on les voit serpenter par centaines de mille.

Il a des « employés » qui lui en apportent tous les jours. Il les leur paie de cinq à six sous la livre, suivant la qualité, et les revend de un à deux francs.

Plus connues — aux Halles surtout — sont les écosseuses de pois et les cuiseuses d’artichauts. C’est encore un métier lucratif. Pour en donner une idée, il nous suffira de relater les renseignements que nous avons pris chez une des principales cuiseuses de la Halle, madame Pauline G…, qui fait annuellement avec ce négoce une moyenne de 25,000 francs d’affaires, et notez que ce commerce ne dure que quatre mois par an.

Il n’y a guère que trois ou quatre grands cuiseurs de ce légume qui fournissent les détaillants. Pour gagner de l’argent à ce métier, il faut pratiquer en grand ; car, quoique la cuisson des artichauts paraisse de la plus grande simplicité, elle exige néanmoins de grands frais, proportionnellement au prix de vente. Avant d’être placés dans les chaudières, les artichauts doivent être lavés. Ce soin incombe à des femmes qui gagnent trois francs par jour. D’autres, coupent les queues.

Ce travail terminé, les artichauts passent entre les mains des cuiseurs qui reçoivent quatre francs cinquante à cinq francs. Ceux-ci en font le triage et les placent par grandeurs et par piles dans les chaudières. Chaque couche différente est séparée par une toile. Ce travail, on le voit, demande du soin et du temps, et il ne suffit pas, comme on le croit généralement, de jeter pêle-mêle les artichauts dans l’eau bouillante.

Les grands cuiseurs occupent généralement trois laveuses, deux coupeuses et cinq ou six garçons. La cuisson se fait la nuit. Elle est entièrement terminée vers six ou sept heures du matin. Dès cinq heures les fruitiers, les traîneurs, les marchands ambulants en enlèvent des quantités pour leur provision de la journée. Le prix varie de dix à trente centimes. La plupart des artichauts que l’on voit dans les fruiteries, maintenus chauds dans de grands paniers, au moyen d’eau bouillante, proviennent de la Halle. »

Grison, Georges (1841-1928) – Paris horrible et Paris original – 1882

“Paris inconnu”, de Privat d’Anglemont sur Gallica

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