Les princes du ruisseau – Histoires et actualités du biffin – 1901

Publié le : 18 septembre 201965 mins de lecture

I. Du « BIFFIN ».

Les biffins de Paris !

Il serait difficile, à notre époque, où le pittoresque s’en va, de trouver un sujet d’étude plus intéressant. Le champ d’exploration est illimité. Leurs cités s’échelonnent autour de la ville, par delà les fortifications où les a refoulés petit à petit le progrès envahissant ; elles côtoient les cimetières lointains, les lignes de ceinture, les villas de rentiers, formant comme le repoussoir des rues droites et des boulevards luxueux ; ce sont îlots dans l’île, villes dans la ville, habités par des gens singuliers, vêtus, Dieu sait comme, d’habits jetés au rebut, farouches jusqu’à l’orgueil dans un mépris souverain du bourgeois ganté de frais.

Déjà, cependant, ils commencent — aussi eux — à s’uniformiser. L’ordonnance de 1884 a porté un rude coup aux mille pauvres hères, porteurs de hottes et de lanternes, qui s’en allaient, dès la nuit close, comme Diogènes ressuscités, le long des maisons et des trottoirs, et l’on chercherait longtemps le type que nous décrit M. Jules Dementhe, ce type popularisé par les dessins de Gavarni et autres, qui donnait tant d’animation pittoresque aux carrefours parisiens :

Torse droit, front courbé. Sa lanterne ballotte,
Couvrant les détritus d’un rougeâtre glacis.
Automatiquement, le croc, prompt et précis,
Va de la hotte au tas et du tas à la hotte.

Un panama sans fond lui cercle les sourcils,
Ses poils ont l’aspect des neiges sales. La crotte
A rapiécé les trous du pantalon qui frotte
Autour des tibias par la crasse roussis.

Impassible, il besogne à son tri. Le vacarme
Hurlant sur ses talons de quelque émeute en arme
Ne lui ferait dresser l’oreille ni les yeux ;

Lanternier philosophe, ami de l’heure sombre,
Il vague, projetant, maigre, sordide et vieux,
Du dédain sur la vie et du jour sur l’ombre.

 

Le chiffonnier a certainement existé de tout temps. Diogène, auquel on le compare souvent, n’était, en somme, qu’un prince du ruisseau. On l’a décoré du titre de philosophe parce qu’il n’avait pas un sou vaillant et qu’il vivait dans un tonneau…. J’ai idée qu’il a dû plus d’une fois ramasser sur le chemin sa pitance du jour. Le biffin, lui, s’il n’est pas philosophe de nature, le devient par métier ; quoi de plus suggestif à ce point de vue que les champs de gadoue !…. Bouquets fanés, mèches de cheveux, portraits pâlis, mouchoirs brodés…. tout ce qui fut de la joie, de la souffrance, de la passion, est étalé pêle-mêle dans une promiscuité de mauvais goût, il faut l’avouer, et… un peu repoussante. Le chiffonnier y plonge ses mains noircies, tel un fossoyeur d’illusions.

L’autorité ne s’occupa guère de lui avant le XVIIème siècle. En 1701, M. le lieutenant de police d’Argenson, saisi de nombreuses plaintes de bourgeois délicats (il y en a eu de tout temps, aussi, de ceux-là), édicta une ordonnance capitale au dernier chef.

« … Nonobstant les défenses qui leur furent par nous réitérées l’année dernière, de sortir de leurs maisons à minuit et de marcher dans les rues sous prétexte d’amasser des chiffons, ce qui peut donner lieu à la plus grande partie des vols qui se font tant des auvents que des grilles et des enseignes, même causer et favoriser les ouvertures des boutiques, salles et cuisines qui sont au rez-de-chaussée, estant facile auxdits chiffonniers d’en tirer avec les crocs dont ils se servent, les linges et la plupart des choses qu’on a coutume d’y laisser ; à quoy étant nécessaire de pourvoir.

» Ordonnons que les arrests, statuts et règlements de police seront exécutés selon leur forme et leur teneur ; en conséquence avons fait défense à tous chiffonniers, chiffonnières et autres, de vaquer par les rues, ny d’amasser des chiffons avant la pointe du jour, à peine de trois cents livres d’amende et de punitions corporelles. »

Plus d’un siècle s’écoula ; M. d’Argenson décéda, l’ordonnance fut rongée par les mites, et les hommes sombres continuèrent à rôder dès la nuit close.

Bien mieux, ils se mirent à pulluler, au point de devenir inquiétants. Voyez-vous qu’un jour, au lieu d’une guerre de Vendée, on eût eu une guerre de la montagne Sainte-Geneviève ou de la rue Mouffetard…. « Dix mille hommes, vêtus sordidement, armés de crochets visqueux, ont mis en fuite la garde impériale…. »

 

M. de Belleyme, préfet de police de ce temps-là, ordonnança donc à son tour et créa la médaille. Chaque professionnel devait en porter un échantillon sur la poitrine, mentionnant son nom, son âge, son signalement, voire même son sobriquet, plus un numéro d’ordre.

Ces médailles étant délivrées à la préfecture, l’on devait fatalement, semblait-il, connaître bientôt le nombre des chiffonniers.

Illusion brève. Le père passait sa médaille à son fils, le fils la repassait à sa soeur, à son oncle, à son copain…. Pour être en règle avec le sergent de ville, on changeait de sobriquet, et voilà tout. Cela même donnait lieu à des scènes d’un comique intense.

— Comment vous appelez-vous ? demandait l’agent à un homme accroupi sur son tas.
— Moi ? L’Hareng-saur.
— Et vous ?
— Boule-de-suif, M’sieu l’agent.
— Et vous ?
— Attendez que j’y regarde…. La Couleuvre.
— Voyons un peu, disait l’agent qui prenait les médailles. Boule-de-suif, cette médaille ne vous appartient pas. Ce n’est pas votre signalement. C’est une médaille pour femme grosse de trente-cinq ans.
— Si on peut dire ! C’est pas moi Boule-de-suif ? s’exclamait l’homme en se redressant. Dis donc, l’Hareng-saur, comment que j’m’appelle ?
— Boule-de-suif.
— Et toi, La Couleuvre ?
— Boule-de-suif.
— Ben, vous voyez ! M’sieu l’agent, reprenait triomphalement l’incriminé, c’est moi, Boule-de-suif.

L’agent fermait les yeux. Pourquoi voulez-vous arrêter des gens parce qu’ils ramassent des chiffons ?

Cette ordonnance resta donc lettre morte, en pratique….. et les chiffonniers furent plus rois que jamais. Durant cinquante années, ils connurent une félicité sans borne, travaillant selon leur plaisir, gagnant suffisamment et buvant comme des trous de lande polonaise.

Les cuisinières, les bonnes, aussi, étaient moins rapaces, plus ignorantes de la valeur des déchets… âge d’or ! Les biffins avaient leurs cités à eux, leur langage à eux, leurs auberges à eux. On cite, entre autres établissements honorés de leur clientèle, le restaurant A l’Hasard de la Fourchette, situé dans les environs de la place Maubert, où l’on dînait pour un sou. Chaque client apportait sa provision de rogatons, d’os et de graisse ; on mettait le tout à bouillir dans une grande marmite, puis chacun venait à la queue leu leu plonger une longue fourchette parmi la bouillabaisse ainsi obtenue. Tant pis pour celui qui retirait un mauvais morceau : son sou étant donné d’avance, il n’avait rien à réclamer ; heureux celui qui harponnait une tête de canard !

 

Autour des Halles, également, les établissements pullulaient où les chevaliers du crochet venaient régulièrement se saouler jusqu’à la mort.

A cette époque, en 1850, il y avait une trentaine de spéculateurs qui achetaient aux chiffonniers leurs hottées, pour trier, laver les détritus, et les revendre aux industriels. Le chiffre d’affaires s’élevait déjà, annuellement, à près de deux millions.

Le chiffonnier devient alors une figure parisienne, un meuble obligé de la grande cité. Des écrivains l’étudient, lui prêtent des sentiments. Labédollière, Victor Fournel, Eugène Sue, Victor Hugo, Baudelaire, tour à tour le dissèquent ou l’amplifient.

M. Fournel, en particulier, dans son ouvrage sur les Rues de Paris, a écrit quelques pages fort intéressantes sur les habitants des ruelles, leurs mœurs et leur psychologie.

« Les chiffonniers, dit-il, sont dédaigneux à l’égard des bourgeois, ils ne frayent qu’entre eux ; ils forment une société à part, régie par de véritables statuts. Ils honorent leurs anciens et les alimentent pieusement de tabac et d’eau-de-vie aux frais du Trésor public. C’est un peuple de Zingaris en campement dans Paris, peuple sombre et déguenillé, ayant l’ivresse bruyante et terrible, le regard fauve sous un sourcil épais, la barbe sale et la voix avinée. Ils inspirent une peur instinctive au digne citadin, qui les regarde comme une famille de réprouvés et de maudits. »

Après quelques vaines tentatives de gros industriels et financiers qui cherchèrent tour a tour, par l’intermédiaire de la Ville, à les embrigader ; après l’alerte de 1870, alerte sérieuse puisque de cette année datent les premières boîtes à ordures, l’ordonnance de M. Poubelle, en date du 7 mars 1884, vint comme un coup de foudre saper par la base l’institution vagabonde et lui retirer — passez nous l’expression — le pain de la bouche. Cette ordonnance « enjoint aux propriétaires des maisons de rapport d’avoir à faire usage de boîtes en métal numérotées pour déposer les immondices dont ils veulent se débarrasser. Défense est faite aux chiffonniers de vider ces boites sur la voie publique pour y chercher ce qui peut convenir à leur industrie…. »

Il y eut un moment de délire dans la horde des gagne-petit. Bien que l’ordonnance vint à son heure, après l’épidémie de choléra, une véritable campagne de presse se poursuivit.

Les chiffonniers organisèrent des réunions, des « métingues », et envoyèrent à la Chambre une délégation composée de trois ouvriers et d’un maître chiffonnier.

L’ouvrier François, dit « Bijou », puis M. Aniel firent des déclarations sensationnelles. Chiffres en main, ils démontrèrent que leur gain déjà minime — 2 fr. 25, environ par personne — se trouvait réduit à 1 fr. 05, et que la boite du préfet était la mort du coureur au profit du placier toujours plus riche….

Temps lointains !

 

La poubelle, crasseuse et matriculée, a résisté à toutes les attaques. Le chiffonnier n’a plus que quelques heures pour effectuer sa récolte chaque matin. Aussi le type du vieux biffin disparaît-il, petit à petit, de même que ses cités reculent de jour en jour vers la destruction complète. Il ne court plus comme jadis de tas en tas, la hotte sur l’épaule, la lanterne et le crochet aux mains. Les placiers. après avoir été l’exception, sont devenus la majorité. Ils ont leur rue à eux, leur quartier même, qu’ils exploitent régulièrement chaque jour. C’est eux, souvent, qui montent aux étages chercher les boites des locataires. D’autres payent une redevance mensuelle à telle concierge d’hôtel cossu. Dans tous les cas, il est forcé de connaître toutes les bonnes et les tire-cordon de l’endroit.

Bien mieux, il vend sa place comme le propriétaire vend son vignoble. L’acheteur vient s’assurer de visu, durant deux ou trois matins, que le tas est bon, puis il paye comptant….. 50, 100 francs, selon le rapport. Le vendeur présente son successeur aux concierges des différentes maisons dans lesquelles il a le privilège d’enlever la boite aux déchets. Le placier sait toujours ainsi ce qu’il gagnera dans la journée.

 

Le coureur, par suite, est devenu très pauvre. Il maraude le plus souvent, profite de ce que le placier est occupé dans une maison pour venir bien vite dans la maison voisine faire sa petite récolte. Si d’aventure le placier le surprend, malheur et casse-cou : un pugilat extravagant met en liesse toutes les commères des environs, et souvent l’intrus, rossé d’importance, insulté par les femmes, s’éloigne comme un cerf aux abois, réduit, pour ne pas crever de faim, à courir les gadoues et à gratter de ses ongles le fumier sinistre pour en retirer un maigre butin. Quel butin !

On fait parfois d’étranges rencontres dans ce monde misérable. Si la plupart des membres de la corporation sont nés dans les cités et y ont vécu , quelques-uns, recrues plus ou moins anciennes, ont connu des jours glorieux. Là, comme partout, peut être plus qu’ailleurs, errent des déclassés, ratés de la vie, ayant occupé jadis une situation quelquefois brillante. Comment sont-ils descendus là ? La vie a de tels heurts et de tels contrastes qu’il ne faut s’étonner de rien. L’alcool pour les uns, pour d’autres une histoire déshonorante, en les rejetant de leur milieu, les a conduits de bouge en bouge à la petite maisonnette de planches vermoulues où croupissent les épaves des civilisés.

 

L’alcool est le philtre bienfaiteur (?) qui leur fait oublier à tous la hideur de leurs cabanes, le haillon de leur vêture. Ivres, ils se redressent, tiennent des discours magnifiques, quittes à se heurter le lendemain, la bourse vide, à la sinistre réalité. Il faut voir, aux jours de vente, les cabarets où se réunissent pour siffler la verte, les femmes, leurs hommes, les enfants et les aïeuls. Dans la salle règne une odeur étrange, une atmosphère faite de fumée de tabac et de relents de boisson. Les moindres coins sont occupés. En entrant, les fronts sont soucieux : le gros de campagne est en baisse, tombé à rien. Aussi on s’affale dans un coin en marronnant, discutant d’une voix creuse les causes du malheur. Puis la voix s’élève, les coudes se mettent à l’aise sur la table visqueuse, la griserie monte avec l’oubli, et tous ces gens là se prennent à chanter.

L’égalité règne en maître. Plus de discorde. Le placier, le coureur, le trieur de gadoues, le chineur fraternisent devant la verte.

Les trieurs de gadoues ou « seconde heure » sans contredit sont les plus misérables ; à peine s’ils gagnent quelques sous dans la journée. La plupart ne quittent jamais Pantin ou Gennevilliers, retournant du matin au soir les amas d’ordures. Durant l’hiver, leur sort est affreux.

Les chineurs, eux, sont gens malins ; ils achètent aux biffins, aux ménagères, et revendent à profit. Quelques-uns ont une spécialité, qui pour le vêtement, qui pour la chaussure ; c’est eux qui alimentent les marchés aux puces.

Au-dessus règnent les marchands en gros et en demi-gros. Ceux-là possèdent des ateliers et occupent des ouvriers pour faire le triage des marchandises. Ils vivent grassement, achètent à vil prix, exploitant sans distinction tous les « princes du ruisseau ».

 

Pour plus d'informations : Cochons privilégiés

II. — LES CITÉS.

Les biffins aiment à vivre en société. Cela se comprend. Placés à l’un des derniers échelons de l’échelle sociale, ils se sentent méprisés de l’homme correct ; ils se rendent vaguement compte qu’on les met un peu à l’écart avec les vieux pots et les vieux fonds de culotte. Aussi, à l’instar des exilés, qui se rapprochent pour causer du pays, ils se groupent par tribus, par cités, pour trier leurs chiffons et vivre leur vie à eux, sans contrôle de gens dégoûtés ni colère de propriétaires indignés.

Les cités datent de loin. Jadis elles occupaient des quartiers entiers de Paris. Telle rue magnifique d’aujourd’hui, bordée de boutiques pimpantes et d’hôtels superbes, n’était alors qu’une ruelle fétide bordée d’immondices.

Voici, en effet, ce qu’écrit M. Victor Meunier, en l’année 1855 :

« Voulez-vous des effets vigoureux de misère ? En voilà. A peine si les bouges du ghetto à Rome, et les repaires de White Chapel à Londres, pourraient en offrir de cette couleur-là. Qui n’a pas vu la rue Delambre n’a rien vu. Sur le territoire maudit qui n’en est pas moins un refuge de bénédiction pour les malheureux qui y grouillent, un village entier vient de sortir de terre, avec la permission de l’administration des hospices, laquelle n’empêche pas le premier occupant de s’y établir. La partie la plus ardue de l’opération, ce n’était pas la bâtisse, mais la réunion des matériaux de construction. Il y a fallu tout le temps qu’un chiffonnier peut mettre à ramasser dans les boues, au coin des bornes, et à transporter dans sa hotte assez de gravats, verre cassé, débris de trottoirs, éclats de bois pour enceindre un espace assez élevé pour qu’un homme s’y tienne debout, assez large pour qu’il puisse s’y coucher sur la terre humide, car, les maisons sont de niveau avec la rue et n’ont pas plus de plancher que de fondations.

» On peut voir en ce moment tous les degrés d’évolution que ces constructions parcourent depuis l’état d’ordures jusqu’à l’état d’achèvement. Telle maison est couverte de papier goudronné, mais c’est du luxe ; le plus souvent on la couvre de n’importe quoi et n’importe comment : bouts de planches, morceaux de paravents, loques et chiffons, cela suffit pour constituer un simulacre d’abri. De cet étrange amas, s’élève, çà et là, un tuyau de poêle qui atteste, de la part des habitants, la prétention de se procurer l’agrément d’une température supportable. »

La rue Delambre n’est point une exception : la cité Dorée de Montparnasse, la petite Pologne située sur les terrains Monceau, le clos Macquart près la rue Secrétan, la rue Sainte-Marguerite entre le faubourg Saint-Antoine et la rue de Charonne, le petit Mazas sur la route de la Révolte, la cité Foucault dite « cité de la femme en culotte », du nom de la propriétaire, Mme Foucault, qui avait imaginé de gagner sa vie en s’habillant masculinement… et bien d’autres, formaient en plein Paris des campements hétéroclites, vrais foyers d’épidémie.

A Saint-Ouen

« Dans la partie la plus reculée de l’enceinte, dit le Dr Du Mesnil, loge le principal locataire qui administre le refuge. Il est chiffonnier en gros ; c’est lui qui centralise les produits du travail de ses collègues. Il a installé dans son dépôt un débit de boissons. C’est à son comptoir que vraisemblablement il paye les marchandises qu’il achète. Sans le calomnier, nous pouvons dire que, le loyer de la semaine payé — et on l’exige d’avance, — la plus grande partie de l’argent qu’il a versé comme chiffonnier en gros lui rentre sous forme d’alcool débité à ses vendeurs.

» Et alors on se demande ce qui reste pour les besoins du ménage, pour tout ce petit monde qui s’alimente trop souvent, faute de mieux, avec les déchets domestiques ramassés dans les ruisseaux de Paris. »

Or, les cabanes étaient louées à la semaine de i fr. 50 à 2 fr. 50. C’est dire combien le malheureux biffin était exploité, la plupart des logements ne coûtant guère plus de 80 francs à construire.

Aujourd’hui sa situation n’est guère meilleure.

Depuis trente ans, Paris s’est constamment développé ; la pioche du démolisseur a jeté bas toutes les anciennes bâtisses, parfois pleines de souvenirs pittoresques qui donnaient tant de cachet à l’ancienne ville.

Les cités de chiffonniers ont été du nombre des victimes. Chassées comme des parasites de leurs emplacements, elles ont passé les fortifs et sont venues s’étaler dans la banlieue tolérante.

Les principales sont situées à Saint-Ouen, à Vanves, à Clichy, à Pantin. Chacune rivalise d’irrégularité.

Nous sommes allé en visiter quelques-unes ; nous avons parcouru entre autres les cités Millet et Coiffrel, les plus pittoresques assurément.

Ce sont, à droite de l’avenue Michelet, des ruelles étroites, bordées de cabanes indescriptibles, ayant devant leurs portes une sorte de cour encombrée d’objets de toutes formes. Les unes sont pourvues d’un petit hangar qui sert de magasin ou dépôt, les autres sont isolées, et la même pièce réunit le biffin, sa famille, ses meubles, son linge, sa nourriture et sa récolte quotidienne. Des enfants crasseux errent parmi les sacs empilés ; des femmes spectrales, en des caracots crépusculaires, vont et viennent, furètent ainsi que des mégères de contes de fée.

 

Nous frappons à la porte de l’une d’elles, après avoir usé de mille précautions pour traverser la courette obstruée. A droite, des loques sont à sécher ; à gauche, un fumier croupit ; devant nos yeux, par terre, tout autour de nous, des ferrailles rouillées, des boites déchiquetées, des pots fêlés, des bois vermoulus, des sacs éventrés, des paniers défoncés…. montrent leur décadence.

La femme entr’ouvre aussitôt son huis et montre un visage triste où luisent deux yeux dédaigneux.

— On ne passe pas par là, dit-elle d’une voix rauque.
— Faites excuse, Madame, réponds je, je venais vous demander la permission de visiter votre maison et de prendre quelques photographies.
— Des photographies ?…. Faut demander ça à mon homme…. Eugène ! appelle t-elle.

Une tête hirsute surgit d’un tonneau délabré.

— Ben quoi ?
— Vlà un Monsieur qui demande à photographier not’hôtel.
— Qu’il aille se faire… ! J’me dérange pas, j’ai pas le temps.

J’interviens bien vite.

— Inutile de vous déranger, Monsieur, fais-je avec une exquise politesse, cela demande trois secondes au plus.

La tête hirsute se renfonce en grognant, et je me mets à arpenter le labyrinthe pouilleux à la manière des Indiens sioux dans la danse des oeufs.

Un chien efflanqué vient mettre son museau contre mon pantalon, en quête d’une caresse que je refuse ; des chats étiques se silhouettent dans les amas de chiffons ; en une cage rouillée deux chouans me reluquent avec leurs yeux ronds, grignotant je ne sais quoi.

Brr !

 

J’entre ensuite dans l’hôtel. Madame est en train de balayer ; il fait une obscurité d’enfer ; une vague odeur de moisi me saisit à la gorge ; sur un fourneau délabré cuit un brouet odorant ; dans le fond, en guise d’alcôve, deux indiennes fanées cachent un chaos de haillons quelconques.

Je n’ose trop m’avancer. La ménagère est là qui balaye toujours en me regardant d’un air quasi coléreux. Elle se demande sans doute ce que je viens faire par là et n’est pas loin de me dire des mots choisis. Je flaire une aventure pas drôle et je m’esquive lestement en soulevant mon chapeau.

 

A l’entrée de la ruelle, fatalement, apparaît le bistro, débitant d’alcools frelatés. C’est là que vont se vider les bourses légères et les énergies atrophiées des misérables habitants.

Toutes les cités, cependant, ne sont point aussi primitives. Quelques-unes, comme la cité Baudricourt, sont presque gaies avec les plantes grimpantes qui enguirlandent leur pauvreté et les pots de fleurs qui masquent les fenêtres. Certaines même, en petit nombre hélas ! sont propres et respirent l’aisance d’ouvriers rangés.

Il y a aussi les nomades, ceux qui habitent dans leurs voitures, travaillent et font leur cuisine en plein air. Certaines de leurs habitations n’ont que 2m,10 de long, 1m,10 de large et 1m,50 de hauteur ; d’autres sont tellement formées de bribes et de morceaux qu’on y chercherait en vain une trace du modèle primitif.

sur le tas

Ici se place la question d’Hygiène avec un grand H. Ces habitations sont-elles malsaines et peuvent-elles provoquer des épidémies ? Oui, si nous en croyons les spécialistes ; non, si nous écoutons les chiffonniers.

M. le Dr Du Mesnil, qui s’occupa toute sa vie des logements du pauvre et publia des notes fort intéressantes sur le monde des gagne-petit, avait fait des tentatives méritoires pour qu’une suite durable fût donnée à ses projets. Son plan était simple et sage ; nous le trouvons décrit tout au long dans le rapport sur les travaux du Comité des habitations à bon marché de 1858.

« Il suffirait, dit-il, de construire un certain nombre de bâtiments disposés en forme de quadrilatères avec logements élevés d’un rez-de-chaussée et magasins absolument indépendants ; une large provision d’eau serait prévue…. Les calculs faits à cette occasion démontrent qu’il est possible de loger les chiffonniers dans des conditions relativement confortables sans leur demander un loyer plus élevé que celui qu’ils payent actuellement. Enfin, pour assurer la vitalité de l’opération qui, à l’origine, ne porterait que sur un nombre très restreint de logements, on demanderait au Conseil général de la Seine ou au Conseil municipal de Paris une subvention en argent ou en terrains : certainement, ces assemblées ne refuseraient pas d’encourager une oeuvre qui se proposerait à la fois de donner un peu de bien-être à des travailleurs pour la plupart misérables, et d’améliorer la santé publique….. »

M. le Dr Du Mesnil, vraisemblablement, n’avait point songé à l’opposition farouche que certains des biffins, et non des moins intelligents, eussent apportée à la réalisation de ce projet. J’en prends comme indication l’aventure piquante qui m’est arrivée la dernière fois que je visitais la cité Millet.

Je venais de parcourir la Grande Rue et de sortir sur le boulevard. Mes allées et venues avaient intrigué au plus haut point les indigènes de l’endroit.

Les femmes me regardaient passer d’un air soupçonneux et les enfants me suivaient par groupes en criant tous ensemble. J’avais agi vite, heureusement, et, ma moisson d’instantanés étant faite, je gagnais le large sans dire un seul mot.

De l’avenue, en longeant un grillage, je m’avisai de jeter un coup d’oeil sur la cité tout enveloppée du soleil d’octobre. Les cabanes se silhouettaient d’une étrange façon en des lignes d’un pittoresque charmant ; on eût dit un campement de nomades installé pour quelques heures.

 

Le grillage était haut, et j’étais perplexe. Au delà s’étendait un terrain vague, et je me demandais comment je pourrais passer l’autre côté.

— Bah ! me dis-je, le propriétaire doit être un gras bourgeois du centre, inutile de nous gêner.

Et je soulevai un morceau de grillage à moitié défoncé pour y musser mon appareil.

A peine venais-je défaire ma petite opération, qu’une grosse femme en cheveux sortit du bistro voisin et me cria d’un ton coléreux :

— Ben quoi ! où que vous voulez passer ? C’est à moi, c’terrain-là, j’vous défends d’y aller !
— Vous faites erreur, ma brave dame ; répondis-je, je cherche tout simplement à prendre une vue de la cité.
— Une de quoi ?

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Je la regardai en face, et lui répondis sur le même ton.

Un frisson lui passa par tout le corps ; je la vis monter tout d’un coup au paroxysme de la colère. Elle fit trois pas en courant, passa entre moi et le grillage, croisa les bras, et rejeta la tête en arrière.

— Je vous défends de toucher à mon grillage ! rugit-elle.

Cette fois j’éclatai de rire. Toute frémissante, elle continua à me débiter des chapelets de mots choisis, auxquels je dédaignai de répondre, tout entier à d’autres pensées.

 

Cependant des groupes s’étaient formés ; quelques biffins s’approchèrent, et l’un d’eux, aux yeux vifs et intelligents, interrompant… l’entretien, me demanda quel intérêt j’avais à photographier la cité.

— Un intérêt purement artistique, Monsieur, lui répondis-je avec calme ; j’ai une série d’illustrations à faire concernant votre profession et j’ai cru bon de venir travailler d’après nature.
— C’est possible, répondit-il, mais vous devez comprendre que nous autres, chiffonniers, nous ignorons qui vous êtes. On est déjà venu tant de fois nous embêter, sous prétexte d’hygiène ou d’autres balivernes, que nous avons résolu de ne point nous laisser faire désormais.
— Mais, dis-je, intéressé, il me semble que votre cité est du domaine public ? Du moment que je n’entre point dans vos maisons, j’ai tout autant le droit de parcourir la ruelle que le boulevard où nous sommes. Du reste, chaque fois que j’ai désiré prendre une vue de maisonnette ou de tour, j’ai demandé la permission à qui de droit et on me l’a accordée très aimablement.
— C’est le tort qu’on a eu, Monsieur, répliqua nettement le biffin, dans un langage, ma foi ! très correct. Encore une fois, nous ne savons qui vous êtes ; vous pouvez être envoyé par la Préfecture de police…..
— Ah ! permettez, je n’ai pas une tète de mouchard….
— La tète n’y fait rien. Depuis longtemps l’on veut nous supprimer, donner le monopole du chiffon à des grosses Sociétés de capitalistes, et l’on cherche par tous les moyens à nous faire passer pour des gens ignobles, sales et dangereux pour la santé publique. L’hygiéniste, comme le capitaliste, est notre adversaire. Les uns nous disent que nos logements sont malsains, nous sommes aussi bien portants qu’eux. Il nous plait à nous d’habiter dans des maisonnettes bâties à notre guise ; nos enfants y sont plus à l’aise que dans les maisons de six étages avec vue sur la cour, où l’on étouffe encore plus. Vivant de la rue, il nous faut des emplacements spéciaux où nous puissions remiser nos marchandises sans avoir à supporter les querelles des voisins…. Aussi, nous nous défions avec juste raison de tous les intrus qui viennent, sous un prétexte ou un autre, visiter nos maisons.Que deviendrions-nous si l’on supprimait la poubelle et la gadoue ? Nous sommes plus de 50000 individus qui vivons du tas. Alors quoi ! On crèverait de faim, et les capitalistes se gobergeraient ! Jusqu’ici nous nous sommes contentés de protester avec énergie ; à chaque nouvelle attaque, nous avons opposé des arguments rationnels ; si l’on Veut passer outre, nous résisterons par la force….

 

Le groupe s’était élargi ; des femmes, des enfants même écoutaient silencieusement, approuvant du geste. Je protestai de mes bonnes intentions à leur égard, répétant que mon but en les visitant était purement artistique et que je n’avais point la sottise de les mépriser ni de les prendre pour des assassins….. et je m’éloignai songeur.

L’orateur m’avait cité différents articles de journaux où l’on parlait de la corporation d’une façon absolument erronée.

— Voyez nos enfants, me disait-il en me montrant sa petite fille, certes très proprette, ils sont aussi bien élevés que les autres….. et l’on dit que nous aimons la saleté ! Bien sûr qu’il ne faut pas être dégoûté pour mettre la main à la pâte, mais quoi ? chacun son métier, on ne les empêche pas de mettre des gants, les hygiénistes, et d’habiter devant l’Opéra !

Ceci est-il le mot de la fin ?….. Très probablement, jusqu’au jour où, d’un trait de plume, le minotaure administratif suivra l’exemple de Londres et de Berlin en créant un monopole central des chiffons de Paris.

Jusque-là, il nous semble que la création d’habitations modernes à bon marché avec magasins indépendants serait un progrès réel où les biffins n’auraient qu’avantage. Il y aurait même mieux à tenter, ce serait de les rendre petit à petit propriétaires de leur maison, par l’organisation de coopératives bien comprises. Malheureusement le sens de l’économie n’existe guère chez lui. Il vit au jour le jour. M. Georges Renaud demandait à un vieux « coureur » pourquoi il ne s’était jamais mis chez lui, dans sa propriété. Le bonhomme haussa les épaules.

— Ben sûr, dit-il, qu’on devrait le faire. Faudrait même pas cent francs, pour sûr. Avec rien, des boites à sardines, quéqu’planches et du mâchefer. On n’en est pas sur la question du luxe, nous autres. Seulement, voilà, faut louer un terrain. C’est pas cher, que vous direz…. J’sais bien. Faut tout de même avoir de l’argent. Allez donc faire des économies ! On mange déjà deux fois rien. Alors quoi ! Faudrait pas boire ? Y a pas moyen.

Aussi se nourrit-il parfois de rogatons trouvés dans les poubelles ; les jours de vente, par exemple, il fait bombance et mange à sa faim.

Il faut voir alors….. avec quel entrain il arrive en traînant la voiture branlante, avec quelle activité il fait le tri et remplit les sacs, avec quel soin il porte le tout chez le marchand de gros !

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Celui-ci souvent n’est guère plus relevé : seulement il a un petit capital, et sait le faire fructifier aux dépens des camaros.

Quand la vente est accomplie, bonne ou mauvaise, la maison s’anime ; dans la cité tout entière courent des bruits de friture, des odeurs de viande ; les enfants vont et viennent, des paquets dans les mains ; des chats rôdent en compagnie de molosses, miaulant et reniflant….

Le père, lui, est allé chez le père Isidore siffler la purée avec les copains, et discute la baisse du gros de campagne ou raconte des souvenirs….. Puis les gosses viennent avertir que le repas est prêt ; la salle se vide petit à petit, et chacun s’en va nonchalant, mastiquer solidement autour des vaisselles ébréchées.

« Hommes et femmes, après le dîner plus substantiel que d’habitude, prolongent le plaisir qu’ils éprouvent à rester sans rien faire, à demi allongés, le regard vague, le ventre apaisé. Un engourdissement s’empare d’eux lorsqu’ils ont absorbé le café — l’eau tourmentée — largement arrosé d’alcool. Les marmots seuls piétinent dans la ruelle : les hommes s’assoupissent enfin, les femmes vont, viennent, n’en finissent pas de « tourner et virer », de laver les pauvres ustensiles de ménage et d’user sur la terre battue les rares fibres de leurs balais.

» Dans l’après-midi, la salle du bistro s’emplit à nouveau. Les hommes s’y retrouvent au saut du grabat, riches encore de quelques sous qui restent de la vente du matin. Il ne reste bientôt plus de place autour des tables on joue aux cartes, à même sur le bois, parmi les flaques de vin renversé.

» Les femmes, les jeunes surtout, ont suivi leurs hommes chez le père Isidore et jouent aussi, les coudes sur la table….. »

Et c’est toute l’année la même chose.

 

À lire en complément : La manière dont la pègre maquille son truque pour poissencher les pantres - 1844

III. — LA MOISSON DU PAVÉ.

A l’heure où le commun des mortels est plongé dans le plus immobile des sommeils, bien avant l’aube, le biffin parcourt les rues silencieuses. De ci, de là, toutes les cités sont au complet. Hommes, femmes, enfants, attelés aux petites voitures ou accroupis dans les carrioles sur les sacs, sont arrivés dare-dare des lointains faubourgs.

Il n’y a pas de temps à perdre. A 6 heures en été, à 7 heures en hiver, le boueur passe et, sans miséricorde, enlève le contenu des poubelles. Aussi quelle activité dévorante !

Sans qu’il soit besoin d’aucun règlement, les biffins s’entendent toujours sur la question de l’emplacement. Chaque famille a son lot, son pâté de maisons, son champ d’exploration dont elle est concessionnaire. En arrivant, chacun empoigne qui la hotte, qui le sac ; jeunes et vieux commencent la récolte.

la vente

Souvent le biffin doit aller lui-même chercher la poubelle dans la cour intérieure de la maison et l’amener sur le trottoir. Là, aidé de son gosse ou de sa femme, il renverse le tout sur une toile d’emballage solidement maintenue, une poussière acre s’élève. Courbé à genoux, avec une adresse de singe, l’homme harponne ce qui lu semble précieux et le jette dans un panier à côté de lui. Cendres, épluchures, os, chiffons, tout est fouillé, ramassé, remis en place en moins de temps qu’ il n’en faut pour le décrire. Tout lui est bon, du reste, depuis le clou rouillé jusqu’à la moindre rognure d’étoffe. Et quelle aubaine, quand la femme découvre une poupée sans bras, à moitié habillée ; quelle aubaine quand l’homme trouve un os de gigot ou du marc de café enveloppé de papier. Parfois, une bonne compatissante, une dame charitable a mis dans un journal un morceau de viande de la veille ou des légumes un peu brûlés. Ce jour-là, il y a fête en l’estomac du biffin.

A la recherche d'une occasion

Mais le jour arrive. Le long des rues et des boulevards, c’est la descente matinale des ouvriers, employés et trottins. Fini de fureter. Les boueurs arrivent à pas pesants. Il est temps de déguerpir. Les sacs bondés sont solidement amarrés dans la petite voiture ou dans la carriole gardée par le chien au poil sale. En route pour la cité !

Le soleil se lève, égayant le geste de chacun ; les tramways roulent, les fiacres trottinent ; les usines, les ateliers ouvrent leurs portes, et tout un flot humain va et vient, affairé.

Le biffin, lui, n’est jamais pressé. Sa récolte est terminée. Il sait qu’il a toute l’après-midi pour opérer son tri. Quelquefois un membre de la famille est en retard ; on l’attend patiemment, assis sur la bordure du trottoir : le lieu du rendez-vous est immuable, impossible de se tromper.

La famille est-elle au complet, en route ! On hisse les marmots au faîte de l’édifice des sacs. Si la charge n’est pas trop forte, la femme grimpe à son tour ; chacun se tasse comme il peut, en s’accrochant fermement.

Car il faut avoir le corps solide, pour résister aux cahots de la guimbarde. L’homme, courbé en avant, marche péniblement, haletant et soufflant ; les roues oscillent d’une façon inquiétante, les planches craquent, et, sous la voiture, un chien hirsute s’étrangle à tirer, lui aussi, en poussant de temps à autre un aboiement enroué.

l'essayage des godillots

Les rupins, eux, ont un cheval, petite ou grande bête au trot menu, frissonnant sous le harnais roussi ; il trotte avec un roulis de tout son corps, cinglé sous les coups de fouet.

Derrière, enfin, suivent les « purées », les « ceusses qui vont-t-à pied » ; ceux-là plient sous le poids d’une hotte monstrueuse, ou de sacs énormes, et tiennent à la main des objets les plus disparates.

Voiturettes, carrioles, piétons — théorie fantastique — franchissent la porte de l’octroi et viennent — enfin ! — se vider devant les cabanes lépreuses.

Oh ! la journée n’est pas finie. Il s’agit maintenant de trier la récolte, de séparer les os des chiffons, les clous du verre, de les classer par catégories et de porter le tout chez le marchand de gros pour « boire et manger ».

L’après-midi, à Pantin principalement, l’on repart « en seconde » faire une nouvelle récolte sur les terrains où les boueurs sont venus décharger leurs tombereaux. Bien qu’ayant été retournée déjà plusieurs fois, la gadoue du matin peut encore renfermer des choses utilisables. Jusqu’au soir, femmes et enfants— les hommes n’ayant pu s’arracher aux délices de l’alcool — fouillent et refouillent sans se lasser les amas d’immondices.

Où vont donc tous ces os, chiffons, bouts de papiers, bouchons, ferrailles, détritus de toute sorte dont le biffin fait sa richesse ?

Où ils vont ? Chez une foule d’industriels qui les lavent, les manient, les modifient et les relancent dans la circulation sous des formes nouvelles. Le chiffon fera votre fin papier à lettres, belles madames ! La laine des vieux vestons fera vos élégants complets, jeunes dandys ! Les os feront manches à couteaux, manches de parapluie…. Quant aux métaux, aux morceaux de verre, ils sont refondus et redeviennent marchandises toutes neuves.

L’industrie chiffonnière, en effet, a pris une extension considérable depuis quelque vingt ans. Le chiffre d’affaires s’élève, chaque année, à 37 millions de francs.

Ce chiffre paraît énorme, étonne au premier abord : en 1853, il n’était guère que de 2 millions.

On a trouvé aujourd’hui le moyen de transformer tout ce qui n’est pas ordure proprement dite, cendre ou déchet végétal.

 

Chacun sait que les chiffons de toile ou de cotonnade servent à fabriquer les papiers de luxe. « La France, suivant les documents fournis par M. Georges Renaud, en exporte pour 27 millions sur lesquels Paris, à lui seul, fournit 12 millions.

» Ce mouvement d’exportation est dû à une cause bien simple qui n’est autre que la cherté du transport. Nous lisons, en effet, qu’un marchand de Paris, expédiant un wagon de 10 000 kilos de chinons à un fabricant de papier d’Angoulême, payera 235 francs de transport et que, pour faire parvenir ces même 10 000 kilos à New-York, il ne payera que 200 francs.

» On comprend que dans ces conditions, les marchands ont tout intérêt à envoyer leurs chiffons à l’étranger. »

Quant au chiffon de laine, il subit une transformation spéciale et sert, une fois effiloché, à confectionner de nouveaux tissus. L’on peut dire qu’il n’existe pas à l’heure actuelle une étoffe quelconque de laine, drap ou cheviotte, où n’entre pas au moins 25 % de laine ainsi obtenu.

« Aux yeux du spécialiste qui connaît les fins dernières des nippes humaines, écrit M. G. d’Avenel, nous représentons tous une certaine espèce de chiffons qu’il classe dans sa pensée, dont il fixe d’avance la destination et le prix. Le plastron qui bombe, éblouissant sur la poitrine de ce gentleman, figurera bientôt dans les « gros bons pur fil » très convenables pour les titres de rente. Les dessous de ces dames assises ici en robes de bal fourniront les « superfins choisis » excellents pour papier à cigarettes. De ce mendiant agenouillé à la porte de l’église viendront les « vieux droguets et noirs », et de cette jeune fille qui lui fait l’aumône, les « mousselines neuves imprimées ».

Les papiers imprimés servent à fabriquer les cartonnages de toute sorte, et tel vieux bouquin de philosophie, tel traité de morale vient fortuitement, sous forme de carton à chapeau, se balancer coquettement au bras d’une petite modiste.

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« Veut-on savoir combien il se consomme à Paris de ragoûts, de gigots, de pot-au-feu : Parcourons le magasin d’un spécialiste. D’un côté, nous verrons tous les os de calibre et de bonne qualité, destinés à prendre le chemin des ateliers de ferblanterie et de brosserie, ou ils se transformeront en brosses à dent, en monture d’éventail, en manches de couteau, de parapluies, en chapelets….

» D’un autre côté, le menu fretin, les os qui ne peuvent servir à rien autre chose, attendent de partir pour l’usine qui en fera de l’engrais et du noir animal. »

Quant aux métaux, ils sont tellement nombreux, qu’il serait bien sec et long de les énumérer. Le plus intéressant, assurément, est la boite à sardines qui sert, une fois passée au feu, à fabriquer les mille joujous, soldats, chemins de fer, bonshommes articulés qui font la joie des marmots.

Le plomb, le bronze, l’étain, le cuivre sont excessivement recherchés et rapportent de gros bénéfices.

Les éponges, passées au chlore, à la chaux, et raccommodées habilement, sont vendues aux camelots, qui les revendent à des prix défiant toute concurrence.

« Le chiffonnier recherche les cheveux avec soin ; il les met à part soigneusement, car il s’en fait un commerce important. Quoi qu’en disent les coiffeurs, en effet, les nattes qu’ils vendent si cher ne sont point coupées toutes sur la tête des jeunes paysannes. Des statisticiens ont établi qu’une femme renouvelait sa chevelure tous les sept ans, et cela rien qu’en ôtant chaque jour quelques cheveux de son peigne. Ceux-ci, jetés avec insouciance, sont nettoyés, démêlés, puis tressés, ondulés et souvent teints pour revenir sur la tête de leurs ex-propriétaires quand l’âge ou la maladie a éclairci la lourde chevelure des vingt ans. »

Les bouchons font la joie des fabricants d’encre pour boucher leurs petits flacons.

philosophes

A propos de flacons, il est curieux de savoir comment certains biffins utilisent les bouteilles de toute espèce qui portent encore une marque de fabrique.

Bien nettoyées et rincées, elles sont classées par catégories. Les parfumeries et dentifrices, les absinthes et les quinquinas, les chartreuses et champagnes surtout forment des stocks considérables que le chiffonnier va revendre à la maison de fabrique ou à des entrepreneurs spéciaux de contrefaçons.

Combien de fois m’est-il arrivé de passer devant de soi-disant « déballages en liquidation » où, dans des caisses, gisaient pèle-mêle des bouteilles finement cachetées, des vins de bonne marque, des flacons d’eau de Cologne portant l’étiquette d une parfumerie en renom, le tout marqué à des prix dérisoires :

— On liquide ! On liquide ! hurlait un commis quelconque.

Les bouteilles s’enlevaient rapidement (l’occasion semblait si excellente !) et l’on était tout marri, en revenant, de constater que le vin vieux n’était que du bois de campèche, l’eau de Cologne de l’eau colorée, la liqueur du trois-six banal.

Quant aux vieilles chaussures, elles sont examinées soigneusement ; si elles ne sont pas trop minables, on leur refait une santé pour les exposer aux marchés pouilleux, sinon elles vont à l’échoppe du cordonnier pour faire des réparations.

Il n’est pas jusqu’aux croûtes de pain qui ne soient ramassées pour être vendues aux charcutiers, et devenir la belle chapelure craquant sous la dent gourmande. Les ramasseurs de croûtes sont appelés : boulangers en vieux.

Ils cumulent souvent cette profession peu banale avec celle de marchands de mouron ou vendeurs de coquilles d’escargots.

On m’a cité même un bonhomme qui vendait des tripes pour chiens et peignait des pattes de dindons chez les épiciers, histoire de les faire paraître plus frais aux cuisinières expérimentées.

Il y a aussi le ramasseur de crottes de chiens. Tout le monde sait que ce….. produit est très recherché pour peausser les gants de Suède et leur donner une souplesse incomparable.

Bref, l’on n’est jamais à court de travail dans le monde chiffonnier. Son génie industrieux lui fait voir un bénéfice là où le quidam ne voit qu’une ordure.

— Chacun son métier, n’est-il pas vrai ? comme me le disait le biffin orateur de la cité Millet ; si je le fais, c’est que je le veux bien.

 

IV. — LES MARCHÉS AUX PUCES.

L’appellation à coup sûr est originale…. Marchés aux puces !….. Cela dit tout un monde de choses pas propres à l’entendement du public débonnaire. Et pourtant l’on s’y promène avec plaisir quand il fait un gai soleil. C’est dimanche, les faubourgs sont descendus, De ci, de là, le long de l’avenue, à même sur le trottoir, des étalages les plus disparates aguichent l’oeil du promeneur par leur fouillis inénarrable. Il y en a souvent jusqu’à cinq et six cents mètres de longueur, et la foule se presse, s’entasse, s’arrête, sollicitée de tous côtés par les boniments des vendeurs.

« Le marché aux puces, c’est le lieu de rendez-vous fatal, inéluctable, de tous les objets ayant déjà servi, ayant, petit à petit, dégringolé tous les degrés de l’échelle sociale, et échouant là comme un soir d’hiver le financier ruiné va demander l’hospitalité à la porte d’un asile de nuit.

» Reliques, souvenirs, choses historiques, portraits de famille, vestiges d’un passé mort et oublié, débris d’opulence, épaves de fortunes dispersées, miettes de splendeurs qui s’en sont allées à vau-l’eau, il y a de tout, de toutes les époques, de tous les mondes… »

Pris dans son sens pratique, c’est enfin le corollaire du chiffonnage, le débouché sûr des biffins et des chineurs pour écouler tous les objets utilisables ramassés dans leurs pérégrinations.

Aussi son existence remonte t-elle très loin. L’auteur du Tableau de Paris publié en 1782, Mercier, nous parle des fripiers installés aux Halles et nous montre l’existence d’une sorte de premier marché en plein vent, ayant lieu tous les lundis sur la place de Grève.

 

« Sous les piliers des Halles, dit-il, subsiste encore la maison où est né notre Molière. Là règne une longue file de boutiques de fripiers qui vendent de vieux habits dans des magasins mal éclairés, et où les taches et les couleurs disparaissent.

» Quand vous êtes au grand jour, vous croyez avoir acheté un habit noir ; il est vert ou violet, et votre habillement est marqueté comme la peau d’une vieille marquise.

» Des courtauds de boutique, désoeuvrés, vous appellent assez incivilement, et quand l’un d’eux vous a invité, tous ces boutiquiers recommencent sur votre route l’assommante invitation. La femme, la fille, la servante, le chien, tous vous aboient aux oreilles ; c’est un piaillement qui vous assourdit jusqu’à ce que vous soyez hors des piliers.

» Les femmes de ces fripiers, ou leurs soeurs, ou leurs tantes, ou leurs cousines, vont tous les lundis à une espèce de foire, dite du Saint Esprit, qui se tient à la place de Grève. Il n’y a pas d’exécution ce jour-là : elles y étalent tout ce qui concerne l’habillement des femmes et des enfants.

» Les petites bourgeoises, les procureuses, ou les femmes excessivement économes, y vont acheter bonnets, robes, casaquins, draps et jusqu’à des souliers tout faits. Les mouchards y attendent les escrocs, qui arrivent pour y vendre des mouchoirs, des serviettes, et autres objets volés. On les y pince, ainsi que ceux qui s’avisent de filouter. Il parait que le lieu ne leur inspire pas de sages réflexions.

» On dirait que cette foire est la défroque féminine d’une province entière, ou la dépouille d’un peuple d’amazones. Des pipes, des bouffantes, des déshabillés, sont épars et forment des tas où l’on peut choisir. Ici, c’est, la robe de la présidente défunte, que la procureuse achète ; là, la grisette se coiffe du bonnet de la femme de chambre d’une marquise.

» Comme ce sont des femmes qui vendent et qui achètent, l’astuce est à peu près égale des deux côtés. L’on entend de très loin les voix aigres, fausses, discordantes qui se débattent. Le soir, tout cet amas de hardes est emporté comme par enchantement ; il ne reste pas un mantelet, et ce magasin inépuisable reparaîtra sans faute le lundi suivant. »

Ce tableau fidèle pourrait parfaitement, en beaucoup de détails, s’appliquer aux marchés pouilleux actuels ; l’essayage en plein vent s’y pratique toujours pour les chaussures et les chapeaux….

Bien que ces assemblées existent en plusieurs régions, notamment à Pantin, à Clichy, a la barrière d’Italie, le marché aux puces de Saint-Ouen, dit Cayenne, est assurément le plus important et le plus curieux.

les trois graces

Sur l’avenue Michelet, c’est un grouillement extraordinaire de voitures, bêtes et gens, d’étalages et de boutiques. A droite et à gauche, les fortifs étalent leurs glacis monotones, pelés comme le dos d’un vieux mulet. Des chanteurs ambulants clament des romances légères, appuyés aux poteaux télégraphiques. Des enterrements passent, noirs et lugubres, au milieu de la foule indifférente. Les tramways à vapeur cornent et ronronnent. Les marchands accroupis crient des boniments….

Ce qu’il v en a, de ces marchands ! Ici c’est la mère La Purée, vendeuse de vieux habits. Le verbe haut, le teint rouge, le poing hardiment campé sur la hanche, elle interpelle les badauds.

— Allez, les amis, habillez vos femmes ; c’est pour rien ! J’ai dit 3 francs le pantalon ! non, c’est quarante sous ! Allons, enlevez-le pour trente sous !

Son homme lui donne un coup de main. Assis sur un vieux pliant, il remue le tas de hardes, et, selon la tête du client qui s’arrête pour les contempler, il brandit une culotte, une camisole, un tablier, et rugit d’une voix de tonnerre :

— En v’là du bon et du solide ! Ça, c’est le veston que M. Guérin portait à la Haute Cour. Çà, c’est le corsage qu’avait Mâme Loubet aux courses d’Auteuil ; achetez donc, que j’vous dis, pisque c’est de la soie et de la pure laine.

Les ménagères s’arrêtent fascinées, palpent, et discutent le prix.

— Après tout, une fois bien lavé, ça fait bon usage et ça ne coûte pas cher.

D’autres ne disent rien ou à peu près. Assises nonchalamment le long des palissades ou sur un banc public, elles se racontent des secrets, bien chaudement enveloppées du soleil. Leur étalage est à côté. C’est un monceau informe de linge et de vêtements. Au client de retourner le tas pour y chercher l’occasion. Elles ont, du reste, l’oeil aux aguets, et à peine un quidam s’approche-t-il, qu’elles se précipitent et se mettent avec volubilité a lui décrire le charme de tel maillot fané ou la souplesse sans précédent d’un gilet reprisé.

Là une jeune fille essaye un chapeau. Elle n’a point l’habitude d’en porter souvent ; ses cheveux sont sa parure habituelle.

Tenez, le voici, derrière son étalage de bocaux. Il y a trente ans qu’il fait le faubourg, et dame il est connu tout à fait. On l’appelle le père La Ruine ; il est propriétaire, et ses magasins sont tellement remplis qu’il ne sait pas lui-même ce qu’il y a dedans. Le dimanche matin, il prend les premiers objets venus, les charge sur une petite voiture, et oust ! en route pour la porte Clignancourt….

Il connaît tous les collectionneurs de Paris, même ceux de la rue Laffitte, et il rit pleinement quand il lit quelquefois des comptes rendus de ventes à gros chiffres. Telle pendule vendue trois mille francs, tel cornet d’ivoire sculpté, disputé à coups de banknotes, ont passé par sa guimbarde. Aussi comme il est malin et comme il sait flairer les bonnes affaires !

Le marchand de meubles, par exemple, est philosophe. Il use la marchandise. Cela ne lui arrive pas si souvent de s’asseoir sur un canapé à ressort ou de se coucher sur un sommier. Il se délecte et prend des airs chics.

— Hein, Totor, dit le père avec un gros rire, c’est toi qui me rends visite ; quéqu’tu me racontes ? As-tu donné ton bal masqué à l’ambassade des Machabées ? Ta femme est-elle reçue dans le monde des minisses ?

Et tous se pâment en faisant grincer le vieux canapé.

— Oh ! il est encore bon, vous savez, c’est pas la peine de faire le dégoûté. S’il laisse voir la laine du rembourrage et si la couverture aurait besoin d’être refaite, cela prouve qu’il n’est pas neuf, voilà tout. Allons, le patron, quel est votre dernier prix ?….. Dix francs ! oust, enlevez-le.

Des gosses en haillons crasseux, nu-pieds, ont aussi des étalages qu’ils défendent avec une âpre énergie. Vieilles cafetières, vieux boutons, colliers de chiens, moulins à café et autres objets disparates composent leurs marchandises, si l’on peut décorer ces horreurs du nom de marchandises.

une course...

Les étalages débordent de toutes parts. empruntant les trottoirs des rues voisines. Rue des Rosiers, particulièrement, des figures inouïes m’attirent. Deux femmes, deux sorcières plutôt, sont accroupies le long de la palissade. L’une a déniché une vieille romance ; elle est blonde et rouge de teint, et chante d’une voix rauque :

L’air est pur, le ciel léger,
Volez, douces hirondelles….

L’autre, courbée sur sa marchandise minable, rit un rire énorme, gras et épais.

— Moi, j’vole pas dans l’air, marmonne-t-elle, j’vole au tas….. Ohé, l’patron, crie t-elle tout à coup en levant le nez, quoi qu’tu m’achètes, au jour d’aujourd’hui ? J’ai des escapins de bal, des flacons de patchouli, des lampes dernier genre. Regarde-moi ça, mon gros, hurle-t-elle en brandissant une paire de bottines presque éculées.

Le patron s’est arrêté. C’est un homme haut en couleur, vêtu d’un bourgeron sordide. Il rit bruyamment.

— T’as pas de chaussures à mon pied, que j’te dis.
— Si on peut dire. Et celles là, c’est pas à ton pied, vieux colon !

L’homme attrape à la volée des godillots capables d’enfermer plusieurs violoncelles, et caresse le cuir.

— Combien que tu vends ça, Marie ? Ça ne vaut pas mes savates de l’an dernier !
— Tiens, j’veux pas te voler, pauv’jeun’ homme. Ce sera une thune et tu me payeras la bleue.

Le jeune homme enjambe l’étalage et va s’asseoir sur un débris de caisse pour essayer les escapins.

 

Plus loin, c’est une autre histoire. Il y a là deux mères de famille qui crient comme des pies en essayant des panamas de deux sous à leurs fillettes peu obéissantes. Le marchand se tord tout seul, je ne sais pas pourquoi.

Dans le fond, une enseigne en grosses lettres décrit ces mots : A la tète d’argent. Pour un chapelier en plein vent, c’est tout à fait suggestif.

Mais les matrones ne s’en moquent pas mal ; elles ne peuvent trouver de chapeaux assez petits pour les têtes en chair et en os de leurs progénitures. Celles-ci, d’ailleurs, ont déjà de la coquetterie — à leur âge ! — et se refusent en pleurnichant à coiffer des panamas qui s’enfoncent jusqu’à leurs yeux.

Le jeu de bonneteau a ses adeptes fervents. A l’ombre des petites charrettes, car le soleil tape dur, sous les portes des guinguettes, le long des palissades, des groupes de jeunes gens sont accroupis, profondément attentionnés. C’est là qu’ils jouent leur gain de la semaine, s’il en reste après les libations répétées. Des exclamations s’entrecroisent, termes de jeu, injures de perdants, cris des gagnants.

Parfois le groupe s’écarte violemment, deux joueurs se dressent furibonds.

— C’est pas moi qu’ai placé le six, c’pas ?
— Non, t’avais un sou dans ta paume.

Et vlan et vlan ! Coups de poing, coups de pied, pugilat en règle jusqu’à ce que, des sous ayant roulé à terre, chacun se précipite pour avoir sa part.

La lutte cesse aussitôt ; joueurs et spectateurs, lutteurs redevenus copains, se mettent à plat ventre, fourragent parmi les vieilles chaussures, les ferrailles étalées sur le trottoir. La marchandise, le boniment ? Ah ! bien oui ! Le client achètera bien quand même.

Derrière eux les badauds circulent.

 

Sur l’avenue Michelet, la foule est compacte, le va et-vient incessant. Toutes les catégories d’individus s’y coudoient : chineurs, brocanteurs, collectionneurs, rapins, ouvriers, ménagères économes, jeunes filles à corsages clairs, garçons endimanchés, furètent au long des trottoirs, se poussent, s’arrêtent, se baissent, et souvent achètent.

Quelle variété d’attitudes, quelle théorie de silhouettes ! Une vie intense se dégage de l’ensemble. C’est un brouhaha de mille voix qui parlent ensemble. Dans les guinguettes ouvertes à tout venant, des gens sont attablés et mangent de la saucisse grillée ou des moules farcies en buvant un litre de picolo. Des odeurs de graisses et de sardines grillées vous prennent à la gorge : devant les fourneaux, sans cesse remplis, des femmes en camisoles, les bras nus jusqu’au coude, tournent des liquides fumants, lavent des assiettes, rincent des verres.

Saint-Ouen, en ce jour, est le rendez-vous des populations faubouriennes. On y vient en famille prendre « l’air de la campagne. »

On s’étale au soleil sur les bancs pour dormir ou ébaucher des conversations à long terme. C’est la joie du jour sans travail, du repos bien gagné. Les gosses, à cheval sur les chevaux de bois ou sur les cochons rutilants, galopent éperdument ; les jeunes filles, fraîches et rieuses, se promènent par groupes, se faisant des confidences ; un peu partout des couples vont, bras dessus, bras dessous.

C’est grande réception en l’hôtel des Princes du Ruisseau, sous le soleil royal et les arbres protecteurs.

LUD.-GEORGES HAMON.

Le Mois littéraire et pittoresque – 1901

 

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