Les souteneurs – 1893

Publié le : 10 mars 20206 mins de lecture

La question qui se représente sans cesse à l’esprit, quand on s’occupe des souteneurs, est celle-ci : Comment les femmes qui se livrent au trafic de leur corps acceptent-elles ce parasite ?

Nous avons reçu à cet égard une déclaration qui nous a paru bien caractéristique et que voici, dans sa sincérité parfois triviale : « Je suis arrivée à Paris, venant de Bretagne, pour me mettre en place. J’avais eu le malheur d’avoir un enfant dans mon pays. J’appartenais à une famille de cultivateurs honnêtes. Mon père, indigné de ma conduite, me chassa. A Paris, je ne pus trouver de condition. La petite somme que j’avais emportée disparut dans les bureaux de placement. Sortant d’un de ces bureaux, je fus abordée, un soir, par un jeune homme d’apparence aisée portant veston et petit chapeau, qui me causa, s’intéressa à mon sort et me fit dîner. Je l’accompagnai chez lui. Pendant plus de huit jours je me suis promenée avec lui dans les environs de Paris, et, le soir, il me menait dans des bals où il connaissait toutes les femmes. Il m’avait nippée assez bien, avec des affaires qu’il avait et qu’il prétendait lui avoir été laissées par sa sœur morte. Bientôt il me dit qu’il ne pouvait plus me garder parce qu’il était à bout de ressources. Mais, si je voulais me tirer d’affaire toute seule, dans la journée, il m’assurerait le coucher le soir. Il m’expliqua ce qu’il attendait de moi, et comme je me révoltais, il me déshabilla, m’enlevant à poignée les effets dont il m’avait fait cadeau, me menaçant de me jeter toute nue dans la rue. Folle de désespoir, je cédai.

 

Chaque soir, il m’indiquait le quartier où je devais provoquer les clients. Il me donnait l’adresse des garnis où je pouvais les ramener, et, lui, il m’attendait chez un marchand de vin avec des camarades. J’allais l’y retrouver et il me réclamait mon argent, me menaçant de me battre si je ne le lui donnais pas. Dans la journée, il n’était pas méchant.

Nous passions le temps à boire ensemble et à jouer aux cartes. Durant les foires du Trône et de Neuilly, on allait chacun de son côté. Parfois, il ne rentrait que le matin, avec de l’argent. Il me disait qu’il avait joué. Un jour il me dit : « Veux-tu que nous nous marions au sang ? » Je ne savais ce qu’il entendait par là. Il me l’expliqua. Il s’agissait d’attirer un homme chez moi, un vieux bonhomme riche, qu’on dévaliserait ensemble. Il avait toujours de l’or sur lui, me dit-il, le samedi soir, et, avant de rentrer à Courbevoie, il faisait la fête. Je lui répondis : « Tu ne lui feras pas de mal ? — C’est selon. S’il est gentil, ça ira bien. Mais tu sais, tant pis, s’il renâcle ! » Je résistai. Il me battit si fort que, pour me tirer de ses poings, je dis oui. Le samedi soir, à la porte Maillot, il aborda ce vieux monsieur et il me l’amena au café, où j’attendais. Il me le présenta comme s’il était un ami. Bientôt le vieux monsieur, qui avait trop bu, m’accompagna dans un hôtel du voisinage. La suite, vous la devinez. Mon souteneur grimpa à pas de loup dans la chambre et voulut exiger du vieillard une grosse somme. Il résista. L’autre le saisit à la gorge et il allait l’étrangler quand les voisins, effrayés par ses cris, enfoncèrent la porte. Nous avons été arrêtés tous deux.

 

Moi, je n’y suis pour rien et je suis bien heureuse d’être délivrée de cet homme qui m’aurait tuée un jour ou l’autre, » –- Et comme l’interlocuteur de cette malheureuse s’étonnait qu’elle ne l’eût pas quitté, au besoin, en le dénonçant à la police, elle répondit par ces mots étranges : « Dans la journée je m’ennuyais tant que j’étais heureuse de l’avoir près de moi. Il me tenait compagnie. Qu’aurais-je fait sans lui ? Et puis, moi je le méprisais en dedans, et ça me faisait plaisir de penser qu’il était encore plus ignoble que moi ».

 

Dans cet attachement de la fille pour son souteneur, il y a à la fois de l’amour, de la terreur et du mépris. On peut se demander même si ce mépris n’est pas la transformation de l’orgueil qui fait le fond de toute créature humaine. Pouvoir mépriser plus abject que soi c’est presque une consolation ! Le souteneur la procure à la fille.

Louis Puibaraud – Les malfaiteurs de profession – Illustrations par Gras – 1893 – Disponible sur Gallica

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