L’herboriste-parfumeuse tenancière de fumerie du quartier Fontaine – 1907

quartier Fontaine - 1907

Publié le : 14 août 20179 mins de lecture

Une herboristerie – voyons, est-ce une herboristerie ? – une parfumerie – mais est-ce une parfumerie ? enfin une boutique bizarre du quartier Fontaine, avec une arrière-boutique plus bizarre encore. La façade s’enguirlande de simples desséchés, et la vitrine s’orne de flacons de parfums, de poudre de riz, d’ustensiles et d’instruments de toilette intime, et intime au sexe faible.

Mon ami X… paraît être un familier de la maison, car c’est d’un pas délibéré qu’il pénètre dans ce magasin et, après un sourire et un geste amical à la dame du comptoir, il m’entraîne.

Et tout de suite dans l’arrière-boutique, je tombe – le verbe est presque juste – je trébuche dans un divan bas, si bas ! – un divan profond comme un tombeau ; et mon involontaire heurt fait pousser un cri à une languide créature, qui, la voix dolente, poursuit :

— Oh ! faites donc attention, mâme Louise !

Et s’apercevant de sa méprise :

— Pardon, je croyais que c’était mâme Louise, et qu’elle m’apportait mon « salé ».

Puis la créature plus affalée que jamais détourne de nous son visage, et de ce geste à la fois fébrile et las auquel je suis habitué maintenant que je fréquente les fumeries d’opium et les pires, elle fait rôtir sa boulette pour ensuite la humer longuement par son bambou.

Il est pourtant quatre heures de l’après midi ; au dehors, c’est la joie d’un ciel de printemps, et tant de jeunesses galantes, chapeaux conquérants et robes triomphantes, déferlant par cette rue d’amour !

Mais ici, c’est la ténèbres ; la flamme douteuse et rouge d’une lampe à pétrole qui malodore épouvantablement sur un buffet Henri II acheté d’occasion à l’Hôtel des Ventes, dans la cour (service des « autorités ») ; des chaises boiteuses et le divan où s’intoxique l’opiumane.

J’ai vu cela d’un coup d’œil rapide car déjà X… m’entraîne à nouveau.

Nous retraversons la boutique, et, à nouveau, sourire à la dame du comptoir ; puis mon ami déclare :

— Je croyais que Jane était là ?

— Jane ? oh ! non ; ce n’est pas son heure, rectifie l’herboriste-parfumeuse.

— Tiens, il me semblait pourtant qu’elle venait l’après-midi ?

— Dans le temps, oui ; mais depuis trois mois elle a un ami qui ne la laisse libre que le soir. Alors elle n’arrive jamais qu’après dîner.

— Ah ! Eh bien, vous lui souhaiterez le bonjour de ma part.

— Je n’y manquerai pas.

Nous sortons, rejoignons notre voiture ; et X…, lançant l’adresse du Pré Catelan où un thé réunit quelques gens de notre connaissance, X. me dit :

— Vous avez vu, n’est-ce pas ? Je vais maintenant vous expliquer.

« Cette parfumerie-herboristerie est une des mille officines du même genre qui existent à Paris sous l’œil indifférent du public. C’est la fumerie d’opium à peine voilée, cachée. Très connue d’ailleurs de tout le quartier.

— Et vous dites qu’il existe beaucoup de boutiques de ce genre ?

— Certes oui, mon cher ; mais je me hâte de vous indiquer qu’elles ne sont pas toutes exploitées sous la forme parfumerie. Nous avons la papeterie-mercerie, la pâtisserie, que sais-je ?

— Et cette Jane que vous désiriez me montrer ?

— Semblable assurément à l’opiumane que nous venons d’entr’apercevoir. Sa sœur d’âme.

« N’allez pas croire qu’il s’agisse de galanteuses du quartier Pigalle. Non. La maison n’accepterait pas pareille clientèle. Les femmes qui viennent là, à l’insu de leurs maris – car quelques unes sont même mariées – ont peut être eu une jeunesse orageuse, des débuts difficiles ; mais aujourd’hui, rangées des voitures et impeccables sur le rapport des mœurs, elles sont sans passions amoureuses ; elles ont tout sacrifié au dieu Opium.

« Maîtresses d’employés de grandes administrations ou de ministères, anciens modèles, ayant trouvé le port de refuge et de paix dans des collages tranquilles avec des peintres ou des sculpteurs palmés et surpalmés, elles cultivent le goût de l’absinthe et des bitters.

« Dans l’à vau-l’eau de leur vie aujourd’hui calme, après tous les aléas, tous les hasards de la vingtième année par Montmartre ou le quartier Latin, l’opium s’est présenté à elles comme une véritable occupation pour tromper leur ennui, leur veulerie et, aussi et surtout, leur tristesse de femmes blasées, revenues de toutes les noces et toutes les orgies même les plus coupables.

« Oui, à ces êtres qui furent de luxe quelquefois et de luxure toujours, ces êtres à qui on peut appliquer le vanitas vanitatum de ce grand blasé d’Ecclésiaste, les Paradis artificiels ont été toute une révélation.

« Sans doute, elles avaient la morphine et l’éther à leur disposition, car la morphine et l’éther ont terriblement ravagé dans les rangs des dames d’amour compagnes intermittentes d’artistes ou de gens de lettres. Mais la morphine exige la piqûre et la piqûre provoque toujours une préalable douleur physique ; et quant à l’éther, son insupportable odeur vous poursuit deux ou trois jours. Et puis ces toxiques ne sont plus à la mode, pour tout dire.

« Tandis que l’opium, quel poison élégant et dont l’usage prête à de si jolis gestes, à toute une préparation, une façon de cuisine raffinée et hors le monde !…

« Elles se sont donc ruées à l’opium, et ruées est le participe juste. Chaque jour, elles s’éloignent une couple d’heures, de leur domicile extra-conjugal, sous le prétexte de visites ou de courses, et viennent fumer sur la latte. C’est leur partie au café à elles. Et pour un peu, parodiant le mot légendaire de notre ami Courteline, elles déclareraient que cela vaut mieux que d’y aller, au café.

— Compris, cher ami ; et la Jane en question rentre tout à fait dans cette catégorie ?

— Tout à fait. Ce que je viens de vous raconter pourrait être sa monographie.

J’interromps encore X.

— Et à propos de la d’moiselle que nous venons de voir, pouvez-vous me donner une explication de ce salé dont elle parlait ?

— Cette malheureuse femme doit être la triste Gaby dont la Jane s’entretenait dernièrement devant moi.

— Cette Gaby ?

— Il s’agirait d’une opiumane endurcie, femme mariée à un commis-voyageur toujours en tournée. La Gaby viendrait passer ses journées chez l’herboriste, et, comme elle est mère depuis quelques mois et que le père, ignorant la passion de sa femme, exige que cette dernière nourrisse elle-même au sein son enfant, la bonne complice amène à Madame, de deux heures en deux heures, le pauvre gosse, le salé.

— C’est épouvantable !

— N’est-ce pas ? Et vous voyez le rejeton que cela fera !… Mais inutile de nous affliger sur ce tableau futur. L’enfant est condamné ; le lait qu’il suce l’empoisonne sûrement.

— Je réitère : c’est épouvantable ; plus même : c’est criminel.

— Oh ! au sujet de l’empoisonnement des enfants par l’opium, il y aurait beaucoup à dire.

« Et tenez, si cela vous intéresse, allez donc de ma part trouver le docteur Marcel Rémond, à sa clinique, rue…

« Le docteur Marcel Rémond est un jeune savant que j’ai connu médecin colonial à Saïgon et s’occupant tout particulièrement des opiumanes et de leur intoxication. Rentré en France, il y a un an environ, il a effectué toute une tournée dans les ports de guerre de la Méditerranée et de l’Océan où la fumerie d’opium sévit ; les fumeries d’opium de Paris n’ont pas non plus été oubliées par lui.

Fabrice Delphi (1877-1937) – L’Opium à Paris – 1907

Pour plus d'informations : Le citoyen Chonmoru, libraire - 1903

À lire en complément : Une fumerie d’opium à Saint-Ouen - 1907

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