Paris la nuit en 1910, par Georges Cain, conservateur du musée Carnavalet de 1897 à 1919

Publié le : 11 mars 202017 mins de lecture

« Onze heures ; de gros nuages violacés passent devant la lune, et parfois des coups de tonnerre mêlés d’éclairs— tels des jets de lumière électrique— découpent sur le ciel les silhouettes aiguës de l’immense ville… Dans le grand atelier où ils achèvent les cigares, nos amis s’énervent… Ils ont hâte de partir, d’aller fouiller quelques coins bizarres, tragiques ou comiques du Paris nocturne. Mieux vaudrait cependant patienter ; l’excursion sera d’autant plus typique que nous la ferons tardivement.

Ce n’est pas avant une heure du matin que les bohèmes, les malchanceux, les purotins, les apaches et les filous gagnent les abris que nous comptons visiter ; tanières pour dormir, repaires pour boire, chanter, fumer, s’étourdir… oublier peut-être !

Jusqu’alors le troupeau des miséreux « court sa chance » ; les uns, industriels du trottoir, embusqués à la porte des théâtres, des cafés, des cinémas, hèlent les autos, ouvrent les portières, ramassent les bouts de cigare, hurlent le Sport ou la Presse… « Demandez la Presse… dernière édition ». D’autres — artistes désabusés — dépouillent philosophiquement la défroque des seigneurs Louis XV ou les pittoresques harnachements des cow-boys qu’ils viennent de « figurer », à quinze sous par tête, au Châtelet, à la Porte-Saint-Martin ou à l’Ambigu, et prennent le chemin des Halles, des refuges, des asiles de nuit… pauvres diables, vaincus de la vie, qu’il faut plaindre et soulager. Le reste — vagabonds dangereux, gibier de correctionnelle, candidats « à la Nouvelle, etc. — arpente le pavé gras, en quête de mauvais coups à faire, de passants attardés à attaquer, de pochards à dévaliser, de filles à rançonner.

Nous partons enfin ; minuit tinte au clocher de Saint-Merri quand nous nous enfonçons dans le lacis de ruelles boueuses et de « rues chauldes » enserrant la vieille église parisienne.

C’est comme une plongée dans un Paris d’un autre âge, un Paris contemporain de Rabelais, rempli de truands, de mauvais garçons , de maupiteux et de francs-licheurs… Les noms mêmes des rues que nous suivons — sentes noires au fond desquelles danse de loin en loin la lueur d’une étoile reflétée dans des flaques d’eau sale — fleurent la cour des Miracles : rue Taille-Pain, rue Brise-Miche, rue Pierre-au-Lard, impasse de la Baudroirie… A droite, à gauche, des taudis, des maisons croulantes, disloquées, hydropiques, avec des « plombs » collés comme des verrues sur leurs façades crasseuses. Par-ci par-là des lanternes blafardes signalant des hôtels meublés à six sous la nuit… Nous côtoyons des entrées de porte suspectes, des angles d’ombre inquiétants, des « zincs » devant lesquels des clients, au masque blême, jouent une dernière tournée au zanzibar. Des filles en cheveux, très jeunes ou d’un âge improbable, nous regardent passer en fumant des cigarettes… l’un de nous a une casquette de chauffeur et un grand macfarlane gris… Une voix grasse glapit :

— C’est des grands-ducs en balade !

Une halte à l’hôtel de la « Haute-Loire », 24, rue Quincampoix — ex-hôtel de la Reynie. Ce fut parait-il, jadis, une demeure seigneuriale habitée par Gabrielle d’Estrées ! Ce n’est plus, aujourd’hui, qu’un « dormoir » à l’usage des porteurs aux Halles et des maçons ; braves gens, forcés professionnellement à se lever au milieu de la nuit ou aux premières heures du jour. Aussi se couche-t-on de bonne heure à l’hôtel de la « Haute-Loire » et y dort-on à poings fermés. Nous entrons, nous gravissons le curieux escalier de bois sculpté, contemporain de Henri IV, où s’accrochèrent peut-être les jupes lamées d’argent de la royale favorite, et au premier palier nous lisons cet avis : « Le propriétaire de l’hôtel prévient MM. les locataires qu’il tient à leur disposition des linges à l’usage des pieds. » Les successeurs de Gabrielle d’Estrées portent des « chaussettes russes » !

L’hôtel est tout secoué de ronflements sonores… Un rapide coup d’œil au « Sénat » ; c’est la chambrée de choix réservée à MM. les habitués… Une vingtaine de lits bien alignés, bien propres, dont le patron s’enorgueillit à juste titre :

— Pensez donc, messieurs, que nous avons des « sénateurs » qui couchent ici depuis plus de quinze ans, dont un marchand de mouron qui fut riche à plus de deux millions !…

Par la rue de Venise, encombrée de pochards et de pierreuses — cette rue de Venise où, sous la Régence, en 1720, pendant la folie déchaînée sur Paris par le banquier Law et ses actions du Mississipi, le jeune comte de Horn, prince allemand apparenté au Régent, assassina pour le voler un « porteur d’actions » nommé Lacroix, — nous gagnons le boulevard Sébastopol,— le « Sébasto » cher aux apaches.

Déjà, sous la nuit bleue, les braves travailleurs des Halles déchargent les voitures de navets, de carottes, de choux, de panais et de céleris ; des gaillards aux solides épaules transportent au bout d’une courte perche ferrée des bœufs dépecés, des moutons, des moitiés de porc… et du côté de la halle aux poissons montent les odeurs fortes de la marée.

2, rue Courtalon : chez Emile, ex-lutteur [1]. La porte s’ouvre sur la rue, et tout d’abord une odeur terrible nous suffoque. L’immense salle sombre dégage des relents tièdes et malodorants où se combinent l’ail, le vin, la malpropreté, le souffle rauque de centaines de respirations… Émile a converti en dortoirs le rez-de-chaussée et les caves de cette maison devant laquelle, au XVIIIème siècle, s’érigeait, au numéro 6, le portail fleuri du Bureau des Lingères (réinstallé dans le square des Innocents par les soins de la commission du Vieux-Paris) [2] ; Émile y a entassé des tables et des bancs de bois et héberge les « sans-domicile » ! Pour quatre sous, ces malheureux achètent un « bon » qui leur donne le droit de dormir sous un toit, après avoir avalé un verre de vin ou un bol de soupe chaude (au choix). Émile distribue une moyenne de deux cent cinquante bons par nuit ! Le refuge est ouvert de six heures du soir à cinq heures et demie du matin !

Nous entrons : tout d’abord nos yeux ne perçoivent qu’une petite table ; une sorte de comptoir bas, faiblement éclairé. Sur la table, des piles de « bons » crasseux, des verres, quelques bouteilles ; à côté un fourneau sur lequel bout une marmitée de soupe… derrière la table, Émile, un superbe gaillard bâti en Hercule, la moustache en croc, l’air bon enfant et jovial. Près de lui, Mme Émile, active, tend un verre de vin et un bol de soupe au pauvre diable qui vient d’entrer ; la soupe avalée, l’homme essuie sa bouche d’un revers de main, puis, le dos rond, va se perdre dans l’ombre de la pièce ou descend lentement les marches usées des caves dont l’entrée s’ouvre, béante, à côté du comptoir.

Peu à peu nos yeux s’habituent à cette quasi-obscurité ; l’immense rez-de-chaussée nous apparaît tout entier rempli de dormeurs. Les uns assis sur les bancs, la tête cachée dans leurs bras repliés sur la table grasse ; d’autres —les malins, ceux qui la « connaissent » — ont choisi le coin où ils peuvent s’accoler au mur ; ils dorment la bouche ouverte, tout raides, la casquette rabattue sur les yeux… Beaucoup ronflent sur le carreau ; il y en a jusque sous les tables, entre les pieds de leurs camarades de misère ; quelques-uns ont placé de vieux journaux entre leur visage et le sol gras…

Descendons dans les caves, qu’éclaire vaguement un papillon de gaz tremblotant… Quelle vision ! Partout des malheureux, allongés les uns contre les autres — comme des cadavres — ou roulés en boule dans les angles. On ne peut avancer qu’en enjambant des corps endormis…

Le sol glaiseux, les murs, le plafond bas, les vêtements, les chaussures de ces pauvres gens, leurs mains, leurs cheveux, leurs barbes, leurs visages… tout est du même ton ; un ton indéfinissable, un ton de boue séchée… Quelle immense compassion étreint le cœur, devant de telles détresses, qui semblent sans espérance !…

Pourtant, ces miséreux dorment là d’un sommeil que leur envieraient bien de riches insomnies !

C’est à peine s’ils remuent pendant que nous nous ingénions à glisser « des bons » — la soupe et le gîte de demain — dans des mains calleuses, des poches béantes, des casquettes aux visières déchirées… Nos « bons » épuisés, nous vidons nos étuis à cigarettes… il semble que l’odeur du tabac ait seule le don d’éveiller ces dormeurs… des mains tendues émergent de l’ombre, des bouches murmurent un remerciement, des yeux — des pauvres yeux de chien battu — brillent de convoitise ! Nous remontons suffoquant ; aimablement, Émile nous fait les honneurs du logis : d’abord une suite de ses photographies en lutteur, trophées glorieux évoquant ses rencontres avec les plus redoutables « poids lourds » ou « poids légers ». Il exhibe ses biceps énormes, et Mme Émile — justement fière — couve d’un regard ému le solide gaillard qu’est ce brave homme…

Il est deux heures du matin ; nous aspirons avec délices l’air frais de la nuit, puis nous nous dirigeons vers le Caveau des Halles — 15, rue des Innocents, — un des plus curieux clapiers du Paris nocturne. Nous avons déjà dépeint ce tapis-franc où un ingénieux mastroquet a converti en cabinets de mauvaise société les anciennes cellules des moines ligueurs, gardiens aux siècles passés des charniers des Saints-Innocents [3].

Nous descendons l’étroit escalier de pierre, aux murs criblés d’inscriptions gravées au « surin » par la clientèle spéciale de l’endroit. Nous voici dans les caveaux, hauts de 2m,50, larges de 4 mètres, et le Chanteur populaire, Henri Braillet — une vieille connaissance, — vient à nous la main tendue… c’est la meilleure des références ; nous cessons d’être suspects aux quarante paires d’yeux méfiants et durs qui nous ont rapidement dévisagés.. Nous nous sommes déjà assis autour de ces tables de bois en compagnie de Claretie, de Detaille, d’Henri-Robert, et nous n’avons jamais oublié l’enthousiasme exubérant d’un des habitués de l’endroit pour notre ami Albert Dussart : « Quand je pense qu’il m’a fait acquitter !… » Il en était resté aussi surpris que reconnaissant !…

On se serre pour nous faire place ; nous offrons — comme il convient — la cigarette et la canette de bière de la fraternité ; nous applaudissons Braillet et sa camarade Mlle Nini chantant — fort bien ma foi — deux duos amusants, mais anticlassiques. Un jeune homme coiffé d’une casquette de chauffeur s’approche, un album sous le bras, des crayons à la main… C’est le dessinateur attitré de la maison… Il nous offre ses dernières créations… Nous achetons les charges irrespectueuses de Claretie et de Barrés ; nous les signons : demain nos amis posséderont leurs effigies datées de cet étrange studio. On réclame Rostand… Instantanément, en quelques coups de crayons, voici Rostand campé en Chantecler… Nous demandons Pierre Loti… le peintre ne le connaissait pas… il le connaît maintenant ; l’admirable écrivain a posé au Caveau des Halles !… Nous remercions l’habile dessinateur, qui nous glisse, quand nous partons, cette requête :

— Tâchez donc de nous amener M. Bonnat : j’ai travaillé deux mois dans son atelier !… »

Georges Cain (1856-1919) – Les pierres de Paris – 1910

Carnavalet – Le musée de l’histoire de Paris

Plan de l’article

Notes

[1] La rue Courtalon, d’après tous les historiens, du Breuil en tête, bordait le chœur de l’église Sainte-Opportune qui avait elle-même pour origine un oratoire bâti dans les premiers temps du Christianisme — Notre-Dame-des-Bois, parce qu’il était à l’entrée des bois.
L’existence de ce bois semble prouvée par la présence d’une tour — servant de fanal pendant la nuit — au milieu du cimetière des Innocents. Cette tour existait encore au XVIIIème siècle.
Cet oratoire avait été donné au IXème siècle par un roi carolingien à Hildebrand, évêque de Séez, fuyant devant les Normands, et avec lui les reliques de Sainte-Opportune. Supprimée en 1790, l’église Sainte-Opportune fut vendue en 1792 comme bien national.

[2] La porte du Bureau des Lingères, datant du XVIIIème siècle, se trouvait dans le renfoncement situé à l’angle de la rue Courtalon et de la place Sainte-Opportune. Elle était de style rocaille, encadrant un cartouche de marbre noir où était gravée cette inscription :

BUREAU DES MARCHANDES LINGÈRES
1716
COMMERCE TOILES ET DENTELLES(Dictionnaire portatif des Arts et Métiers, 1766, t. II, p. 116.)

Il y avait, en 1754, huit cents maîtresses lingères à Paris, sous le patronage de Saint-Louis.
Les lingères n’étaient pas la seule corporation ayant le droit d’exercer son commerce aux halles. Jadis les halles n’étaient pas, comme aujourd’hui, seulement affectées au commerce des produits de l’alimentation, elles étaient une sorte de foire permanente où l’on vendait de tout. Aussi chaque corporation y jouissait-elle d’un privilège particulier de commerce et avait-elle son bureau, comme celui des lingères, situé dans cette région de Paris.
Aussi, au XVIIIème siècle, les orfèvres avaient-ils leur bureau rue des Orfèvres, où leur hôtel se voit encore, non loin du grenier à sel ; les marchands tailleurs d’habits avaient le leur quai de la Mégisserie. (Le musée Carnavalet en a recueilli dernièrement la plaque d’inscription trouvée dans les fouilles du Métropolitain.) Les merciers avaient leur bureau rue Quincampoix ; les pelletiers avaient le leur rue Bertin-Poirée ; les bonnetiers siégeaient au cloître Saint Jacques-la-Boucherie ; les arquebusiers rue Cocatrix ; les savetiers, rue de la Pelleterie ; les drapiers, rue des Déchargeurs : la belle façade de leur maison fait actuellement l’un des plus beaux ornements du jardin de Carnavalet ; enfin les charcutiers, comme par une sorte d’équivoque intentionnelle, avaient leur bureau rue de la Cossonerie. « Ch. Sellier. Rapport a la Commission du Vieux Paris. »

[3] Louis XI avait autorisé la construction, dans la rue de la Ferronnerie, contre le mur des Charniers, d’échoppes ou auvents qu’on devait louer à de pauvres artisans, à condition qu’ils n’étaleraient pas leurs marchandises sur la voie publique, très étroite en son parcours ; on profita de l’autorisation sans tenir compte de la prescription. « C’est sous les Charniers, dit le Journal d’un voyage à Paris en 1657, et le long des piliers, que l’on trouve de certains écrivains qui sont fort connus par ceux qui ne scavent pas escrire » . Il y avait certainement des écrivains publics dans d’autres endroits de Paris, au Palais, par exemple ; mais les plus habiles, les plus renommés étaient installés aux Innocents.

À lire en complément : La buvette du Père Lunette - 1889

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