Rapport du sieur Vincent, agent de police, sur le dîner que l’état-major de la Confrérie des mendians de la capitale donna, dans l’année 1786, chez un marchand de vin de la rue Saint-Jacques

Publié le : 11 mars 20209 mins de lecture

« Je me suis transporté chez le sieur Drouet, cabaretier, près de l’Estrapade. Il avait fait, dès le matin, enlever les cloisons d’une salle basse dont les fenêtres grillées donnent sur le clos des Génovéfains. Une table en fer-à-cheval large et clouée sur de puissans tréteaux se trouvait disposée, chargée de près de deux cents couverts.

Le sieur Drouet, que je connais de longue date consentit à satisfaire ma curiosité et me fit passer près des commissaires ordonnateurs du festin pour un de ses neveux ; en cette qualité, je dus mettre la main aux accessoires du service afin que mon oncle prétendu vaquât librement aux soins de la cuisine où dix aides appelés pour ce surcroît de besogne, s’agitaient dans une épaisse fumée.

Une loueuse de chaises d’un jardin public avait fourni deux cents tabourets, et l’on avait fouillé dans l’arsenal des théâtres forains à l’effet de tapisser les parois de cette cave dont la vétusté disparaissait sous un bariolage de décorations hétéroclites ; des potences de bois simulaient çà et là des candélabres, et, comme autant de poignets, portaient des régimens de chandelles que messieurs les commissaires mouchaient fort lestement avec les doigts. Malgré les temples et les cascades des décors tachés de graisse, rien ne faisait présager encore le luxe dont on m’avait promis l’étalage. A la vérité, messieurs les pauvres de Paris ne donnent pas dans ces babioles, et comprennent beaucoup plus le faste de l’estomac que la prétintaille des ornemens. Les vins furent dégustés l’un après l’autre, patiemment ; et, malgré ma fatuité de connaisseur et l’astuce de mon très cher oncle qui chicanait sur les qualités et sur les âges, je fus obligé de rendre des points à ces gourmets émérites qui se dissertèrent comme une assemblée de rois sur les clos des divers pays et sur les procédés des particuliers et des marchands, dans la falsification de leurs denrées ; les bouteilles suspectes furent écartées et remplacées ; on aura pu les vendre à des bourgeois. C’est parmi ces fins dégustateurs qu’il faut prendre les surveillans des cabaretiers. Les vins acceptés furent rangés en pyramide dans un coin et l’on ne les perdit pas de vue.

On chargea les tables de friandises ; le déploiement des hors-d’œuvres me donna de l’appétit : sardines, anchois, olives, mille délicatesses de la saison ; des pâtés de venaison tout chauds, qui jetaient un fumet exquis ; des chapons de la Bresse, des gigots musqués de cette petite pointe d’ail dont l’eau vient à la bouche rien qu’en y songeant ; des forteresses de côtelettes désossées et poudrées de fine chapelure ; quelques hures de sanglier dans leur gelée crénelée comme une forteresse ; des saladiers remplis d’oranges de Portugal, coupées par tranches, baignant d’eau-de-vie ; bref, tout un assortiment de dessert comme dans les galas de l’Hôtel-de-Ville pour les élections des échevins, chargeait à la fois cette table, tandis que l’on marquait les places avec un soin que l’on n’a pas toujours dans les meilleures maisons de Paris. Un ordre merveilleux se faisait comprendre dans les distributions de ce pêle-mêle.

Drouet me fit sentir que nul ne devait assister à ce festin que les élus, et que, pour cet effet, on devait servir tout à la fois, je vis qu’il me faudrait déguerpir. Les précautions prises pour qu’il ne se glissât pas d’intrus parmi les convives étaient extrêmes, et consistaient en certains mots de passe auxquels on devait en répondre d’autres qui se succédaient comme des numéros d’ordre. Sur une table particulière, dressée au centre du fer-à-cheval que formait la table des convives, on plaça quand vint le gros de l’assemblée des soupières enveloppées avec soin pour que leur chaleur ne s’évaporât pas. Je n’ai pas pu deviner ce que contenaient ces bienheureuses soupières. Mais à la grimace de délectation qui gonfla toutes ces figures de bandits, à leurs yeux étincelans comme des escarboucles, je compris qu’on était satisfait du cabaretier. Quatre cochons de lait dont les entrailles étaient recousues, devaient contenir également des merveilles gastronomiques dans leur intérieur.

Les invités cependant arrivaient coup sur coup, se groupaient, se félicitaient, s’intéressaient l’un à l’autre ; quelques-uns vinrent en fiacre. Je reconnus là des gourgandines qui se tiennent à la porte des églises, parées, bichonnées, décrassées pour ce jour-là, et que, dans tout autre temps, on ne toucherait certainement pas avec des pincettes. Il fallait voir la métamorphose pour y croire ; les estropiés étaient en fort grand nombre ; on n’a pas plus de civilités dans les façons chez les riches bourgeois de la rue des Lombards.

Le trait caractéristique de la plupart de ces physionomies était un regard perçant et moqueur. Quelques aveugles furent amenés par leurs soi-disant filles, squelettes liés au sort de ces braves gens, pour l’intérêt de leur commerce et sur lesquelles un carabin prendrait des leçons d’ostéologie sans avoir besoin de les faire écorcher. Du reste, il faut que ce soit leur acabit naturel car lorsqu’il fut question de déplacer une des longues tables, pour établir un courant de circulation entre les tabourets et les murailles, quatre de ces momies, dont les articulations semblaient devoir se disjoindre au moindre choc soulevèrent le massif avec une prestesse dont on ne les aurait pas crues capables.

Des mendians galantins apportèrent des fleurs qui, bientôt sur le corsage de ces dames, jurèrent avec leurs figures rancies et revêches ; leur sourire de remerciement aurait fait fuir le diable, il m’ôta l’appétit. Les pralines et les bonbons, les pastilles ambrées, les liqueurs pour s’ouvrir l’estomac, circulèrent au choix des invités ; et deux clarinettes donnant le signal, car ces gaillards-là mangeaient au son des instrumens, les commissaires me firent déguerpir avec les autres gens de service. On ferma soigneusement les portes ; le sieur Drouet, avec qui je renouai plus amplement connaissance, en jugeant quelques-unes des bouteilles mal à propos déclarées suspectes et qui se laissèrent boire, m’apprit que chaque convive payait par tête la somme de six livres, sans compter les liqueurs et le café.

Les principaux gueux de Paris, la haute classe des mendians, connus pour les plus huppés, protégés par les dévotes de M. l’archevêque de Paris, dont ils sont les courtiers et les espions, font de ces solennités quatre fois par an, rarement dans le même endroit deux fois de suite ; ils ne manquent jamais au préalable d’envoyer des commissaires chargés de débattre les prix.

Malgré toute leur finesse, on les attrape encore. Il est probable que, dans ces repas, s’agitent les grands intérêts du métier, les conventions pour interdire de force ou de gré la place à des demandeurs qui ne sont pas de la confrérie. On sait l’art d’écraser un faux frère et de l’expulser. Je dois me trouver avec un des commissaires, et si c’est l’intention de M. le lieutenant de police, en ma qualité de joueur de flûte, j’espère obtenir la faveur d’assister en personne à l’une de ces prochaines bacchanales. »

Extrait de l’œuvre de Jacques Peuchet (1758-1830) – Mémoires tirés des archives de la police de Paris – Pour servir à l’histoire de la morale et de la police, depuis Louis XIV jusqu’à nos jours – Date d’édition : 1838 – A consulter sur Gallica

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