Séance de spiritisme dans la rue de Charenton – 1878

Publié le : 30 août 201712 mins de lecture

Non, vraiment, il n’est pas permis de se moquer avec autant de cynisme de l’imbécillité humaine !

J’ai vu des spirites faire tourner des tables et des chapeaux, entrer dans une armoire et, ficelés comme Gulliver à Lilliput, jouer de toutes sortes d’instruments mystérieux ; mais ces aimables farceurs ne prétendaient pas ériger en doctrine leurs habiles tours de prestidigitation ; ils se contentaient d’étonner les badauds et d’exploiter leurs trucs jusqu’à ce que la malignité française les eût percés à jour.

Au cercle de la rue de Charenton, c’est toute autre chose : on y pratique un culte dont les esprits sont les révélateurs, et les médiums les grands prêtres.

J’y fus présenté par un singulier adepte. Il jure, sur le livre d’Allan Kardec, qu’il fut évêque au moyen âge, et que son père, mort depuis plusieurs années, est revenu à l’existence dans le corps d’une petite chinoise. Si jamais il rencontre cette jeune fille il se jette dans ses bras en l’appelant : « Mon père » ! Figurez-vous quelle scène de reconnaissance bouffe et quels ahurissements !

Cet homme a la foi des derviches qui avalent des charbons enflammés et des reptiles venimeux. Demandez-lui des explications probantes sur le spiritisme, il vous regardera d’un air de profond dédain et haussera les épaules sans répondre. L’imbécile, ce n’est pas lui, c’est vous. Du moins le croit-il, et la politesse ne permet pas de lui enlever ses illusions.

La réunion des spirites a lieu deux fois par semaine, le dimanche et le mercredi. Le cercle est au quatrième étage d’une maison proprement tenue. Sur une estrade d’école primaire trônent le président et deux assesseurs. Devant l’estrade s’allonge une table autour de laquelle sont rangés trois médiums et autant d’écrivains. Les membres et quelqnes rares invités sont assis en face et des deux côtés, sur plusieurs lignes de chaises.

Le président, gros et court, a la forme d’une potiche. Son visage est gras, coupé par une large bouche aux lèvres lippues ; son nez petit et rond, bourgeonné comme une framboise. Il a de la barbe jusque dans le blanc de l’oeil, et ses chairs ont le ton laque rouge du dieu Sei-jin. Un joli magot, M. le président ! Et néanmoins, si ridicule que soit sa prestance, ses assesseurs la lui envient.

Celui de droite est bossu. Bossu devant et derrière, ce qui prouve que l’S n’est pas toujours la ligne de la grâce. Sa tête, enfoncée entre les épaules, est plantée de côté, de sorte que chaque trait voulant reprendre sa position normale, s’en va de travers. Ses bras grêles et ses doigts crochus sont ceux d’un singe constitué pour vivre sur les arbres. On affirmerait que ses jambes sont nouées à l’estomac. II a l’aspect doux des moutons bibliques de Murillo, et quand il parle, sa voix flûtée semble sortir d’une poitrine de femme.

Celui de gauche est bancal. Il marche comme un crocodile, a le front écrasé, les yeux à fleur de tête, les pommettes saillantes et pointues, le nez d’un bélier, les lèvres minces, tendues sur les dents longues, le menton fuyant sous la mâchoire. Ses mains sont belles ; il le sait et les montre le plus possible. Il les montre même si bien, que, tout d’abord, on ne voit qu’elles. Un adroit boxeur ne s’en couvrirait pas mieux.

L’un des écrivains est un portefaix qui ne sait pas écrire ; aussi son gribouillage ne présente-t-il aucune apparence de lettres, — pas plus, du reste, que celui de ses camarades. Si les grands hommes évoqués griffonnaient ainsi leurs oeuvres, je plains leurs imprimeurs, qui n’étaient pas médiums. — A bas les masques ! ces caractères informes, sans signification aucune, ne sont que jongleries de charlatans vulgaires pour éviter les fautes d’orthographe et frapper la raison vacillante des spectateurs.

Le portefaix brandit son crayon et le promène sur le papier avec un bruit de cigale qui se frotte le ventre. C’est un de ces hommes qui déploient la même force pour écraser une mouche que pour assommer un boeuf. Ses poignées de main doivent être terribles. Il est probable qu’il jette à terre d’une caresse qu’il croit délicate, pareil au dogue qui joue avec une levrette. En plein hiver, par douze degrés de froid, Je l’ai vu porter des sacs de farine, le torse entièrement nu. Un tombereau chargé de pierres de taille n’est pas plus lourd que son intelligence. Les Esprits font bien de descendre jusqu’à lui, car il ne pourrait s’élever jusqu’à eux. Mais si peu dégrossi qu’il soit, cet homme est un instrument plus facile à manier pour les médiums que l’ancienne corbeille ou planchette qui, munie d’un crayon, traçait, dans une danse folle, une cursive bizarrement pittoresque.

Les médiums sont des êtres extra-corporels dont les yeux sans regard ne se fixent sur rien. Ils sont maigres, tout en longueur, avec une tète trop petite : on les dirait détachés d’une toile de Greco. Ils ont l’air de somnambules égarés dans l’espace, sur la gouttière d’un sixième étage. Je suis sûr qu’ils battraient des entrechats sur un fil de la Vierge sans le briser. S’ils ne sont tout à fait dématérialisés, ils ont certainement le périsprit pour enveloppe.

Le public ne se compose pas exclusivement, comme on pourrait le supposer, de rémâteurs et de laveuses de vaisselle. On y remarque des gens bien vêtus, qui paraissent jouir de toutes leurs facultés mentales. Dans un coin quelques vieilles, aussi ridées qu’une noix, sanglottent à chaque réponse des Esprits. Moins elles semblent comprendre, plus fort elles pleurent. Si elles ne finissent leurs jours à l’hospice Samte-Anne, elles auront de la chance !

Le programme de la soirée est réglé d’avance, et sans doute les réponses sont apprises par coeur. Le président interroge. Après une seconde de silence absolu, les crayons frappent de la pointe, avec un bruit de machine à coudre, puis, cédant à une impulsion fébrile, décrivent les arabesques les plus fantaisistes. Vous avez beau écarquiller les yeux, vous ne voyez qu’un affreux barbouillage ; mais les médiums, qui ont des relations avec le monde invisible, lisent couramment sur le papier noirci des sentences dictées par saint Augustin, Charlemagne ou Socrate.

Si ces illustres revenants ne répondent pas, on suppose qu’ils assistent à quelque autre réunion, — peut-être au-delà des mers, — et le président les prie d’envoyer un mandataire.

Les maîtres de la doctrine spirite divisent les Esprits en impurs, légers, faux savants, frappeurs, perturbateurs, — bienveillants, sages, supérieurs, — purs.

Les Esprits supérieurs ne fréquentent que les réunions sérieuses.

Le cercle de la rue de Gharenton doit être très mal noté dans leur royaume aérien, car ils y traitent les questions qui leur sont posées sur la métaphysique et la psychologie, en termes qui ressemble fort à une mystification.

Vérités de La Palisse, phrases évasives, discours vides, bourrés de mots scientifiques, banalités de toutes sortes : telles sont les réponses que je retrouve sur mon carnet.

Il était dix heures. La séance avait marché jusque-là comme le petit Poucet chaussé de bottes de sept lieues ; le programme s’épuisait avec la régularité mécanique d’une serinette bien montée, lorsque, tout à coup, un homme se leva.

— Monsieur le président, dit-il, je demande la parole.

— Je vous l’accorde, monsieur.

— Voilà plusieurs semaines que j’assiste à vos réunions avec le ferme désir de m’instruire et de reconnaître la vérité de vos principes.

Le président, les assesseurs et les médiums s’inclinèrent.

— Eh bien ! je ne suis pas du tout convaincu.

— Revenez encore, monsieur ; les conversions ne se font pas partout aussi vite que sur le chemin de Damas.

— Pourquoi reviendrai-je ? c’est toujours la même chose. Voulez- vous dès ce soir, faire la lumière dans mon intelligence ? Un seul mot suffira et si mes doutes sont anéantis, je serai l’un de vos plus fervents adeptes.

— Expliquez-vous, monsieur.

— Dégagés de leur enveloppe matérielle, les Esprits se souviennent de leur existence terrestre et voient clair dans leurs erreurs d’hommes, n’est-il point vrai ?

— Parfaitement vrai, monsieur.

— Je souhaiterais consulter Proudhon ….

— Mais, monsieur…

— Et l’interroger sur la solution du problème économique, qu’il a jadis effleurée dans la Banque d’échange.

— Mais, monsieur, cette question n’est pas dans notre programme !

— Qu’importe ! les Esprits ont-ils besoin qu’on leur télégraphie à l’avance le programme d’une soirée ?

— Monsieur, vous insultez là des croyances respectables !

— Je démasque le mensonge, voilà tout.

À ces paroles, les vieilles femmes bondirent sur l’intrus, les griffes ouvertes ; le bossu l’accusa de pyrrhonisme ; le bancal lui lança l’épithète d’athée ; le vacarme fut effroyable.

Ce n’était point une sonnette qu’il fallait au président ; mais une de ces seringues avec lesquelles les Chinois éteignent les incendies.

Finalement, les membres, scandalisés jetèrent l’incrédule à la porte et firent bien. « Pourquoi diable allait-il dans cette galère ? comme dit le bonhomme Géronte dans les Fourberies de Scapin.

Quand le silence fut à peu près rétabli, le président, plus rouge que le dieu Sei-jin, promena sur l’assemblée un regard flamboyant de colère.

— Quel est celui de vous qui a présenté cet homme ? demanda-t-il d’une voix tonnante.

L’ex-évéque du moyen âge, dont le père est une petite Chinoise, se leva tout confus et balbutia des excuses.

— Je vous pardonne, dit le président, car votre erreur est le fait des Esprits légers ; mais prenez garde, à l’avenir… Et maintenant, ajouta-t-il avec un profond désespoir, comme les Esprits sages, indignés de cette algarade, ne se présenteraient plus à notre appel, je lève la séance.

Tous se retirèrent, l’âme abreuvée de tristesse. Pauvres gens ! le lieu de leurs séances est bien choisie ! Rue de Charenton : l’hospice des aliénés est an bout ! …

P. L. Imbert – La France contemporaine, ou, Les français peints par eux-mêmes : études de moeurs et de littérature – 1878

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