Un parisien d’autrefois – L’illustre Choquart – 1884

Publié le : 18 septembre 201923 mins de lecture

J’ai eu l’honneur d’être au nombre des amis de Théodore Barrière — le regretté auteur dramatique — pendant les dernières années de celui-ci.

Quoi qu’on en dise, l’auteur de La Vie de Bohème des Faux Bonshommes, des Jocrisses de l’amour des Parisiens de la Décadence, restera un des plus vigoureux écrivains dramatiques de ce siècle. Une circonstance de la vie littéraire nous avait liés.

Un jour — il y a bien des années de cela, j’étais très jeune — je lui avais soumis un drame historique, réclamant sa collaboration si le sujet lui convenait. Après lecture, Théodore Barrière me répondit avec une franchise très nette que l’idée ne lui agréait pas. Au fond, il était bon garçon, malgré des allures cassantes et même bourrues. Alors, voyant sur ma physionomie le désappointement provoqué par sa réponse, il me dit : — Entre nous, la connaissance est faite maintenant ; revenez me voir, et si vous rencontrez une idée de pièce qui me convienne mieux, eh bien, nous travaillerons ensemble.

Je profitai de l’invitation ; et, graduellement, je devins un des familiers de Barrière. Sa fréquentation était intéressante, et l’originalité de son esprit n’a pas été surfaite.

En 1877, l’auteur dramatique habitait un confortable appartement, situé rue Bergère, 25. Un jour à la fin de mai, de cette même année, j’allai voir ce dernier. Il était couché tout habillé sur son lit, et écrivait quelques lignes au crayon. C’étaient les vers d’une chanson très fine de facture, qu’il me lut aussitôt.

Il était quatre heures de l’après-midi ; la journée se montrait belle, et le soleil entrait gaiement par la fenêtre ouverte.

Barrière couché à une pareille heure ! Ce fait me surprit. Etait-il donc malade ? Je regardai plus attentivement l’écrivain dramatique : il avait la figure fatiguée, le fond du teint très pâle. Je hasardai cette question :

— Qu’avez-vous ? Seriez-vous indisposé ?

— Non ! mais je me suis senti fatigué, et je me suis couché.

— Eh bien ! levez-vous ; le temps est beau au dehors ; nous ferons ensemble un tour de boulevard : cette promenade vous remettra.

— N’espérez pas m’emmener aujourd’hui ; je suis encore las, et je préfère garder la chambre.

Ce contretemps me désappointait ; mais, familier du caractère de Barrière, qu’il fallait prendre de biais quand on voulait l’amener au but proposé, je lui répondis tranquillement.

— En effet, vous paraissez malade ; reposez-vous, soignez-vous ; je reviendrai vous voir.

L’auteur des Faux Bonshommes me regarda vivement :

— Ah ça ! qu’est-ce que vous me racontez là ! Je ne suis pas malade du tout : la preuve, c’est que si vous voulez attendre que j’achève de m’habiller, je sors avec vous.

— Faites vite ; je vous attends.

Barrière sauta à bas du lit, et acheva de s’habiller en quelques instants. Pendant la confection de sa toilette, je lui parlai de sa santé.

Chez lui, l’organisme me semblait fatigué, et ce symptôme était si évident que que, quelques mois plus tard, une subite fluxion de poitrine l’enlevait en peu de jours.

— Par moments, je me sens las, me répondit il ; voici l’été : un séjour à la campagne me remettra. Mais je ne suis pas malade ; je ne veux pas être malade ; la maladie est une humiliation !

Nous descendîmes ; quelques secondes après, nous étions à l’angle du faubourg Montmartre.

— Allons-nous de ce côté ? demandai-je à mon compagnon, en désignant le boulevard Montmartre.

— Pas par là ; on y rencontre trop d’ennuyeux farceurs.

Nous suivîmes la ligne des boulevards jusqu’à la place du Château d’Eau. En face de la caserne du Prince Eugène je dis à Barrière :

— Si vous êtes fatigué, retournons.

— Faisons encore quelques pas, nous nous arrêterons à un café plus loin.

Nous traversâmes la place. Arrivés devant le Café Turc, il eut un sourire.

— Asseyons-nous devant une de ces tables : j’ai mes raisons.

Puis il se mit à regarder silencieusement la rangée de maisons qui se dressent sur le coté opposé du boulevard. Et la physionomie de l’auteur dramatique s’éclaira.

— Tenez, dit-il, nous voici en face du numéro 12 du boulevard du Temple ; j’ai habité là, dix ans, de 1850 à 1860.

Et, longtemps, il eut les yeux fixés sur la façade de cette maison, qui lui rappelait la période la plus militante de sa vie littéraire. Sa causerie, comme fouettée par cette évocation du passé, devint plus animée. Les anecdotes de ces années écoulées se pressèrent sur ses lèvres. Il me raconta ainsi plusieurs traits bien amusants, bien humoristiques, au sujet de l’illustre Choquart. Combien de fois, jusqu’à une heure avancée de la nuit, avait-il arpenté ce coin du boulevard du Temple, en compagnie de l’ancien garde du corps de Charles X, devenu vieux bohème et noctambule acharné !

Le nom de Choquart est à peu près ignoré de la génération présente ; cependant il a laissé des souvenirs dans la mémoire de ceux qui avaient l’âge d’homme, il y a trente ans. Les amis de Choquart l’avaient surnommé : l’Incomparable, l’Illustre, en raison de sa nature toute spéciale. Cet excentrique fut aussi homme de lettres, à ses moments ; mais, par son tempérament et par ses allures, il appartint à cette bande d’originaux du règne de Louis-Philippe qui s’appelèrent Romieu, Henry Monnier, Saint-Crécy, Briffaut.

Esprits fantaisistes, caractères bizarres qui, par goût et par parti pris, protestèrent, en tout et à propos de tout, contre les tendances un peu bourgeoises de leur époque.

Quelques anecdotes inédites sur Choquart, racontées par Théodore Barrière pendant cette station, au café Turc, vont nous permettre d’esquisser une rapide silhouette de cet amusant fantaisiste.

C’était quelques jours après la révolution de Février 1848. Choquart et Barrière étaient assis à une des tables du café de la Porte Saint-Martin. Tout à coup, l’établissement est envahi par une bande de citoyens à la mine rébarbative, au costume étrange. Tous, ils portaient la blouse bleue serrée au corps par une ceinture de laine écarlate ; un grand sabre de cavalerie pendait à leur coté. Ces citoyens étaient les gardes du corps de Caussidière – alors préfet de police – et ils avaient pour chef un révolutionnaire, appelé Sobrier.

Ils s’installent aux tables du café, réclament bruyamment des consommations, et font sonner très haut, sur les dalles, leurs grands sabres et leurs éperons démesurés.

A la vue de ces tapageurs, Choquart fronce le sourcil ; puis, un sourire narquois entr’ouvre ses lèvres :

— Vous allez voir ; je vais en faire une bien bonne, dit-il à demi-voix à Barrière.

— Soyez prudent, reprend ce dernier.

Mais, sans faire attention à ce conseil, Choquart interpelle ainsi le maître du café.

— Et ! cher monsieur, vous donnez asile aujourd’hui à une bien vilaine compagnie ! Je vous conseille de ne plus recevoir dorénavant de pareils espèces ; cela nuirait à la bonne réputation de votre établissement !

Les paroles, l’air provoquant de Choquart soulèvent de violents murmures parmi les gardes du corps de Caussidière.

Alors il quitte tranquillement son siège, tenant son verre, qu’il n’avait pas encore vidé, et va se planter au milieu des hommes de Sobrier.

— Mes paroles vous étonnent, et vous vous demandez sans doute ce que je suis ? s’écrie-t-il d’une voix gouailleuse. Eh bien ! je m’appelle Choquart ! je suis un ancien garde du corps de Sa Majesté Charles X. Je déteste les révolutions et je me moque des révolutionnaire. Vous n’êtes ici qu’un ramassis de braillards, et je ne bois pas à votre santé, — et il vide son verre.

— Maintenant, ajoute-t-il, je vais me rasseoir à cette table là-bas, et je me tiens à vos ordres !

Les hommes de Sobrier regardèrent Choquart avec stupeur ; mais pas un ne bougea. Cet excès d’aplomb les avait cloués sur place. Choquart était du Midi ; la nature lui avait donné la verve pétulante et l’audace entreprenants d’un cadet de Gascogne. Il était de bonne famille et brillant cavalier. Pendant la Restauration, il fit partie des gardes du corps ; toujours il se montra royaliste exalté, fervent, dévoué.

Il existe un bien joli trait de lui pendant cette période.

Un jour, il fut désigné pour accompagner la duchesse d’Angoulême qui se rendait au château de Vincennes. Sur la place du Carrousel, une des roues de la voiture royale froisse violemment la jambe de Choquart qui se tenait à cheval près de la portière. Le garde du corps eut un tressaillement, mais continua à se tenir droit en selle. On arrive à Vincennes. La duchesse d’Angoulême entre dans l’intérieur du château. Alors Choquart, interpellent un des piqueurs

— Mon ami, fît-il, voulez-vous m’aider à descendre de cheval ?

— Qu’avez-vous, monsieur Choquart ? vous êtes tout pâle !

— Presque rien… sur la place du Carrousel, une roue de voiture, me serrant de trop près, m’a froissé la jambe !

— Vous avez la jambe fracturée ! Vous ne vous êtes pas plaint ? Et vous êtes venu jusqu’ici ?

— Mon ami, je n’ai pas voulu être privé de l’honneur d’accompagner Son Altesse à Vincennes.

La révolution de Juillet lui fit perdre sa position ; son attachement aux Bourbons l’empêcha de prendre du service sous le nouveau régime. Il se lança alors dans l’opposition. Il en fit partout où l’entraînait son existence fantaisiste : au théâtre, dans les coupés à la mode, dans les bureaux de journaux. Il fréquenta assidûment les gens de lettres, les artistes, les bohèmes. Une princesse de la famille royale – à laquelle il avait été dévoué – lui servait une petite pension, dont il vivait. A l’exemple de son camarade Duvert, qui avait été aussi garde du corps, et qui, après la révolution de Juillet, devint vaudevilliste, Choquart composa des vaudevilles, des chansons, des livrets d’opéra-comiques, des articles de journaux. La chanson intitulée : Monsieur Jovial est restée populaire ; un gentil opéra-comique de lui : La Trompette de M. le Prince obtint dans le temps un vrai succès. Mais sa principale préoccupation était surtout de faire du bruit par les charges, les mystifications, les apostrophes, avec lesquelles il déconcertait, abrutissait les jobards, les naïfs, les impudents qui se frottaient à lui. En un mot, il épatait son monde et mettait généralement les rieurs de son côté !

Ses amis le proclamaient incomparable dans ce genre ; d’ailleurs, il avait une crânerie d’allures qui ne comptait ni avec le nombre, ni avec le danger, surtout quand il s’agissait de ses convictions politiques, ou de ses amitiés.

Quelques jours après la révolution de Juillet, Choquart s’était arrêté dans un petit café, situé en face la Banque. Dans ce café se trouvait un hâbleur qui racontait, à haute voix, ses prouesses pendant les trois Glorieuses. A l’entendre, il avait tué à lui seul au moins une douzaine de Suisses !

Pendant ce récit, Choquart fronçait le sourcil, tortillait sa moustache avec une impatience accentuée. A la fin, il appelle la dame qui siège au comptoir. Celle- ci arrive.

— A combien estimez-vous ce vitrage ? demande l’ancien garde du corps, en désignant la devanture qui ouvrait sur la rue.

— A trois louis !

— Les voici : prenez-les.

— Pardon, je ne comprends pas !

— Dans un instant, je vais très probablement casser tous vos carreaux !

— Hein ? Vous voulez briser les vitres de mon établissement ?

— Si le particulier qui est assis là-bas, continue à haute voix Choquart, a le malheur de se vanter d’avoir tué un autre Suisse, je l’envoie dans la rue, en le faisant passer par ce vitrage.

Le hâbleur refroidi par cet avertissement suspendit aussitôt le récit de ses prouesses. Cette franchise de langage et cette désinvolture de procédés attirèrent — on le comprend — de nombreux duels à Choquart. Du reste, il les acceptait vaillamment, et se rendait toujours avec bonne humeur sur le terrain.

La fortune des armes lui fut rarement favorable ; presque toujours, il sortit blessé de ces rencontres. L’ancien garde du corps aimait à faire des grâces sur le terrain, se croyant volontiers dans une salle d’escrime. Pour mettre en relief la crânerie de ses allures, la désinvolture de ses gestes, il prenait des temps et commettait des imprudences, dont profitaient ses adversaires.

— Ils tirent comme des garçons épiciers ! disait alors Choquart pour se consoler.

Et la galerie riait. Cette existence fantaisiste l’avait rendu noctambule ; il vécut en plein air. Il écrivit ses articles, ses chansons aux tables des cafés et des restaurants de nuit.

Alors malheur aux bavards, aux fâcheux qui l’importunaient ou l’empêchaient de se recueillir ; il les obligeait à vider la place par les moyens les plus comiques.

Une fois, la pluie le force de s’arrêter chez un liquoriste du boulevard extérieur. Choquart avait de la copie à abattre ; il s’assied à une table de la salle commune et se met à écrire. Entrent bientôt plusieurs gardes nationaux ; ils revenaient d’un enterrement, au cimetière Montmartre. Ils étaient en armes.

A cette époque, dans les obsèques militaires, on tirait encore des coups de feu sur la fosse du défunt. Ces braves gardes nationaux portaient cet uniforme bizarre — conservé, transmis par les caricatures de Daumier et d’Henry Monnier : chapeau boisseau avec pompon stupéfiant ; tunique de coupe impossible ; buffleteries blanches croisées sur la poitrine, retenant le sabre dit : bancal et une giberne démesurément large ; un pantalon à raies multicolores complétait souvent cet accoutrement.

Ils étaient très altérés, ces soldats citoyens ; ils s’attablèrent dans la salle, où travaillait l’ancien garde du corps.

Dans le groupe, se trouvait un beau parleur ; il se mit à parler de lui et à exalter son adresse dans le maniement des armes ; à l’épée, au pistolet, il ne craignait personne. Il ne perdait jamais son coup de fusil à la chasse Comme le personnage avait le verbe haut et tapageur, il remplissait la boutique des éclats de sa voix.

A la fin, Choquart, impatienté, se lève, va à lui, et avec ce ton, ce tic qui lui était habituel :

— Monsieur, dit-il, voilà vingt minutes que vous me cassez les oreilles : c’est dix-neuf de trop, et j’éprouve le besoin de vous dire, bien en face, que vous êtes un abominable farceur !

— Vous allez me rendre raison de cette injure, crie le garde national furieux.

— Je veux faire mieux pour vous ; je vais vous donner l’occasion de montrer cette adresse dont vous vous vantez… Ouvrez votre giberne et mettez-vous à cette fenêtre.

Choquart entraîne le garde national à la fenêtre et ouvre lui-même sa giberne : elle renfermait encore quelques cartouches.

— Maintenant, écoutez-moi bien, continue l’ancien garde du corps, avec un parfait sang-froid ; vous allez charger votre fusil. Moi, je vais sortir et aller me placer là-bas, contre le mur d’enceinte du boulevard extérieur ; je vous tourne le dos, je reste immobile, et, si vous me plantez dans les reins une balle de vos cartouches, je vous paie à tous un copieux déjeuner.

— Ah l ça ! êtes-vous fou ? exclame le garda national, ahuri par cette étrange proposition.

— Voyons ! acceptez-vous la partie ?

— Jamais ! Jamais !

— Décidément, vous refusez ?

— Parfaitement !

— J’avais donc raison de vous dire que vous n’êtes qu’un farceur. Allez vous asseoir et taisez-vous désormais.

Le malheureux garde national rejoignit ses camarades, qui avaient suivi cette scène en riant, et ne souffla plus mot.

Choquart ne rencontrait pas toujours des gens aussi patients. Quelquefois ses mystifications se retournaient contre lui ; de là, des mésaventures.

Ainsi il lui arriva une déconvenue désobligeante à propos d’une facétie — célèbre et souvent renouvelée depuis — que l’on a attribuée à tort à Romieu, mais dont, en réalité, Choquart fut l’inventeur.

Un jour qu’il était en promenade, il avise sur la façade d’une belle maison un écriteau orné de la phrase traditionnelle

Appartement à louer – présentement, Parlez au concierge.

L’ancien garde du corps sourit : une idée malicieuse lui traverse l’esprit. Il entre dans la maison ; il interroge le concierge, qui veut aussitôt lui faire visiter le local.

— Attendez, répond Choquart, la question d’urbanité chez les concierges, et de moralité chez les voisins est un point essentiel pour moi ; je désire donc quelques renseignements sur vous-même et sur les locataires de cet immeuble. Le concierge fait un signe d’assentiment. Alors Choquart s’installe dans l’unique fauteuil de la loge, et pose à ce dernier une foule de questions sur ses antécédents, ses opinions, ses façons d’être avec les locataires ; il s’enquiert de ses parents il pousse même la sollicitude jusqu’à s’informer s’il n’a pas d’infirmités. Le concierge subit docilement cet interrogatoire, qui dure au moins une grande heure ; puis, quand il croit avoir satisfait toutes les curiosités de ce terrible questionneur, il demande :

— Maintenant voulez-vous visiter mon appartement.

Alors Choquart se lève ; et, avec ce sang-froid et ce ton tranquille qui le rendaient inimitable :

— Mon ami, dit-il, je n’ai ni envie ni besoin de voir votre appartement, par la raison que je ne déménage pas. Mais j’étais fatigué ; j’ai lu sur cet écriteau : Parlez au concierge, je suis donc entré dans votre loge et nous avons causé !… Au revoir.

Devant cette déclaration, le concierge se fâche rouge ; c’était un vigoureux gaillard. Il empoigna le mystificateur au collet, et l’entraîne dans la cour, où se trouvait une pompe avec vasque. Il l’y plongea ; et, le retenant d’une main, il tourna le robinet.

Choquart sortit convenablement trempé de ce bain improvisé ; il ne prit pas trop mal cette mésaventure.

Il la racontait même volontiers, et avait coutume de dire après son récit :

— C’est la seule fois où j’ai regretté de ne pas être très fort.

Répétons-le : on a attribué à tort cette célèbre facétie à Romieu.

La révolution de Février 1848 dispersa une partie des amis de Choquart. Les autres le délaissèrent graduellement ; les excentriques ressemblent aux modes : ils passent, eux aussi. Choquart vieillissait : on connaissait son répertoire.

L’esprit de l’époque avait changé ; il n’était plus qu’un débris d’un monde qui s’évanouissait.

En 1850, la duchesse d’Angoulême qui lui servait la petite pension — dont il vivait — mourut. Dès lors Choquart subsista au hasard et du hasard. Il devint tout à fait bohème et noctambule ; dans ces jours de misère, il occupait une petite chambre, tout au haut du faubourg du Temple.

Une nuit, comme il regagnait son domicile, il fut assailli par une bande de chenapans qui le rouèrent de coups et lui cessèrent une jambe. On transporta le malheureux à l’hôpital.

Dans ce temps déjà éloigné, les gens de lettres ne connaissaient pas encore le luxe de la maison Dubois. Choquart en sortit, au bout de trois mois, très vieilli, très chagrin.

Signe d’une irrécusable décadence, l’ancien beau de la Restauration, l’ex-garde du corps du roi Charles X, se montra, se promena sur le boulevard en casquette et en paletot râpé. Deux amis lui restèrent fidèles jusqu’à la fin : Théodore Barrière et un artiste qui a laissé de bons souvenirs, le graveur Poisson.

Ce dernier allait le voir fréquemment dans sa petite chambre, et l’aidait à tromper le temps, en écoutant avec complaisance le récit de ses amours et de ses prouesses passées.

Un jour, — c’était en 1853 — Poisson voulut voir son vieil ami ; mais il trouva sa porte close. Il descendit l’escalier et interrogée le concierge.

— Ce pauvre M. Choquart s’est senti très malade ce matin, répondit ce dernier, il m’a prié de lui amener un fiacre qui vient de le conduire à l’hôpital Lariboisière.

Poisson se dirigea aussitôt vers l’hôpital, pour faire passer un billet à son ami.

Comme il arrivait devant la grille de l’hospice, il vit un rassemblement qui entourait une voiture.

On en retira un corps inanimé !

C’était celui de Choquart.

Pendant le trajet, il était mort dans le fiacre ! Trop souvent triste, la fin de ces brillants fantaisistes !

Gabriel Ferry – La Revue indépendante – 1884

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