Une communauté d’artistes, La Childebert – 1851

Publié le : 18 septembre 20199 mins de lecture

L’exécution d’un arrêté préfectoral va, sous peu de jours, rayer de la carte de Paris une maison dont le souvenir mérite d’être consacré dans les annales de l’art contemporain.

En débouchant par la rue Saint-Germain-des-Prés sur la place de l’église, on a devant soi une vaste construction à laquelle ses proportions, sa régularité, donnent une apparence monumentale (huit croisées de façade sur cinq étages et demi de hauteur, sans compter un belvédère).

A ne considérer que le voisinage de l’église, vous la prendriez pour l’habitation d’une communauté religieuse et on ne saurait plus mal tomber.

Un examen plus attentif vous aurait bientôt édifié sur le genre de ses habitants.

D’abord, des quarante et quelques fenêtres de la façade, une au moins sur deux était obstruée en tout ou en partie par des toiles vertes ; les embrasures extérieures étaient recrépies de détritus de palette, qui, çà et là, faisaient croûte ; enfin, par les fenêtres libres, vous aperceviez aux beaux jours de têtes de chevalets, des plâtres, des toiles sous bordures. — C’était bien une communauté, si vous voulez, mais une communauté d’artistes.

Depuis un temps immémorial, la Childebert (nom donné par ses hôtes à cette maison qui porte le n° 9 de la rue Childebert, et que l’histoire doit lui conserver) a eu le privilège de ne loger que des peintres.

Une bonne partie des illustres de notre temps y a campé, depuis M. Paul Delaroche, membre de l’Institut, jusqu’à M. Bouzinier, cet artiste immortalisé par la longueur de son nez, que l’on a vu dessiné sur tous les murs de France, et que Gérard de Nerval retrouva, il y a quelques années, crayonné à la base de la deuxième pyramide égyptienne.

Ce privilège, si honorable pour la Childebert, s’explique d’abord par son peu de profondeur, qui la rendait plus propre à être distribuée en ateliers qu’en appartements ; ensuite par son exposition au nord, qui donnait le jour le plus favorable pour la peinture ; enfin, par mille raisons de détail : la position, la tranquillité à proximité de l’église… (mais oui…) dont le cadran équivalait à une pendule posée dans chaque pièce de la maison.

Un marchand de vin de la place, homme intelligent, ajouta à la commodité du lieu en composant des menus proportionnés à la bourse des artistes de sorte qu’on n’avait que la peine d’ouvrir sa croisée pour commander son dîner. De mon temps il était devenu à la mode de s’offrir un bœuf chez Comeau (Comeau ! quel nom ! Comus ?) comme on s’offre une glace sur les boulevards en passant devant Tortoni.

Pour peu que la jeunesse dominât parmi ses habitants, la Childebert devenait facilement l’effroi du voisinage.

Il en sortait des bruits, il s’y faisait des choses qui eussent suffi, au moyen-âge, pour la faire abattre et remplacer par un champ de sel.

Malheur au bourgeois assez mal avisé pour se venir faire portraire dans cette abbaye de Thilèmes. Il risquait de se rencontrer dans l’escalier avec des faunes et des hamadryades… C’étaient les modèles qui profitaient du quart d’heure de repos pour faire entendre leurs visites dans la maison.

De temps à autre, les voisins, éveillés par des chants insolites, apercevaient la façade éclairée du haut en bas : c’était jour de gala à la Childebert. Ces jours-là, les portes de tous les ateliers restaient ouvertes ; chacun était chez tous, et tous chez chacun ! La maison tout entière était convertie en un vaste salon à compartiments.

C’est à la suite d’un de ces galas qu’un peintre, fatigué de frapper au seuil d’un camarade qui s’obstinait à lui refuser l’entrée, mit tout simplement le feu à la porte au moyen de deux ou trois poignées de copeaux puisées dans un coffre où ledit camarade mettait sa provision.

Un dimanche matin, à l’heure de la grand messe, une procession de Bédouins, la pipe à la bouche, traversaient la place et allaient s’asseoir en rond sur le trottoir contigüe à l’église ; c’étaient les hôtes de la Childebert, drapés dans leurs couvertures, qui venaient se chauffer au soleil en regardant passer les paroissiennes.

Un pareil train de vie de la part des locataires entraînait bien quelque tolérance en faveur du propriétaire.

Il était sans exemple qu’on eût fait dans la Childebert la moindre réparation.

Les carreaux se descellaient, l’escalier s’effondrait, l’eau filtrait par les murs ; qui eût songé à s’en plaindre ?

Ce n’est pas à coup sûr le peintre N., qui trouva moyen de ne se faire donner congé qu’après un crédit de onze termes, et s’en alla laissant pour nantissement un chevalet de campagne démonté.

Une infraction pourtant fut faite à ce système de non-conservation ; ce fut en faveur de M. Émile Lapierre, l’élégant paysagiste.

M. Lapierre avait importé dans la Childebert un luxe inconnu jusqu’alors à ses habitants, dont tout le sybaritisme allait à faire coucher la muraille en vert ou en gris. M. Lapierre avait doublé les portes de portières en tapisserie, il avait appliqué aux murs des bahuts gothiques et chargé la cheminée de potiches et de chinoiseries. Or, une filtration depuis longtemps établie dans le plafond avait changé le local en château d’eau, et cette circonstance, à laquelle les voisins de M. Lapierre fussent restés indifférents, était un grave inconvénient dans un atelier si bien tapissé. M. Lapierre, après maintes remontrances non suivies d’effet, se décida à employer le grand moyen du refus de l’impôt, et, le 14 au soir, déclara qu’il ne payerai pas son terme.

Le 15, à midi, la propriétaire, femme âgée, monte au domicile de son locataire récalcitrant, et s’y trouve en troisième avec un porteur d’eau muni des instruments de sa profession.

« Madame, dit l’artiste, vous vous êtes jusqu’ici montrée sourde à mes justes réclamations au sujet de cette cascade ; comme je ne veux pas être seul à jouir du plaisir des grandes eaux, j’ai fait lever deux pièces du carrelage ; monsieur (le porteur d’eau, qui salua) va verser dans le trou le contenu de ses réservoirs, et nous renouvellerons le jeu quotidiennement, jusqu’à ce que vous m’ayez donné satisfaction. »

Je me suis laissé dire que la propriétaire avait eu la faiblesse de céder.

On comprendra facilement, après tout ce que j’ai dit, que la Childebert fut un séjour assez peu praticable pour les bourgeois surtout pour les bourgeoises.

Cependant, vers 1840, deux malheureuses femmes, la mère et la fille, eurent la malencontreuse idée de venir habiter l’entre-sol. Le lendemain de leur installation, un visiteur sonne à la porte des deux dames. L’une d’elles, la plus jeune probablement, ouvre et recule aussitôt jusqu’au fond de la chambre en poussant des cris d’épouvantes ; la mère accourt, et se trouve face à face avec un vilain homme tout nu, velu comme un renard, qui lui dit poliment :

— Madame, n’est-ce pas ici qu’on a demandé saint Jérôme ?

Depuis quelques années, un poteau d’alignement menace la Childebert d’une ruine prochaine. Aujourd’hui, tous les ateliers sont vides ; demain peut-être le Paris artiste aura perdu un de ses monuments historiques.

Je crois qu’il y aurait lieu à provoquer une enquête de la part de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres : peut-être retrouverait-on sous le badigeon quelques dessins, quelques œuvres des hôtes illustres de La Childebert !

Charles Asselineau – L’Artiste – Revue de Paris – 1er octobre 1851

La Childebert, roman romantique de Gustave Kahn – 1926


Voir aussi : www.antic-art.com

Pour plus d'informations : La femme au perroquet - 1868

À lire en complément : Léo Lespès, alias Timothée Trimm, et son tailleur

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