Une excursion dans le faubourg Saint-Marceau – La mère Louis et son caboulot – II, III et IV – 1859

Publié le : 31 décembre 202020 mins de lecture

II

A cette époque de révolutions, d’émeutes continuelles, le faubourg Saint-Marceau renfermait une population nombreuse, turbulente, affamée, et qui, n’ayant que des ressources équivoques, semblait surgir exprès des bas-fonds de la société pour se livrer au désordre. La mère Louis, jeune, vive, accorte et entreprenante, résolut de la faire manger, et cela aux prix les plus réduits. Tandis que, dans le beau Paris, des industriels ouvraient les somptueux établissements connus sous le nom de Bouillon hollandais, que M. Botherel faisait rouler ses voitures, appelées cuisines ambulantes, dans les principaux quartiers de la capitale ; que la gastronomie, en un mot, revêtait toutes les formes de la popularité sous le patronage de hardis spéculateurs, à l’angle de la rue de Valence et de la rue Mouffetard, au rez-de-chaussée d’une vieille maison obscure, enfumée, s’ouvrait en même temps un établissement culinaire d’un genre inconnu jusqu’alors, et qui devait survivre à tous ceux des beaux quartiers de la capitale, nés dans les mêmes circonstances. Les établissements du Bouillon hollandais, les cuisines ambulantes, ont disparu, le caboulot de la rue de Valence leur a survécu et a prospéré. Comment s’est opéré ce prodige ? Le voici.

La fondatrice de cette étrange institution culinaire avait compris que, dans un quartier où la misère est la condition générale de l’existence de la population, il fallait mettre les prix courants de la consommation en rapport avec la misère elle-même. Partant de cette donnée fort simple, la mère Louis inventa, à l’usage de ses futurs clients, trois espèces de mets qu’elle cota aux prix les plus réduits : un sou, deux sous, trois sous le plat, copieusement et largement fourni. Elle leur donna ensuite, à chacun, des noms de convention. Elle appela le premier pomme de terre en marmelade, le second frange-mule, le troisième marchandise. C’est surtout dans la nature de leur composition que réside tout le secret de l’invention économique de la mère Louis.

La marmelade, ou ce qu’on appelle de ce nom, est un amas de pommes de terre réduites à l’état de compote et qui s’élève en pyramide sur l’assiette du consommateur, en provoquant son appétit pour l’assouvir. C’est le plat de prédilection des estomacs vides, qui sont très-nombreux dans le faubourg Saint-Marceau.

La frange-mule a exigé plus de frais d’imagination que le mets précédent ; et sa recette, nous en sommes certain, ne se rencontre point dans la Cuisinière bourgeoise, encore moins dans Carême. C’est une agglomération de tripes mêlées à une certaine gelée gommeuse que recouvre une sauce noire préparée en façon de brouet. Ce mélange informe, adhérent au plat, résiste à toutes les secousses de la main et pourrait passer, au besoin, pour une œuvre d’art sortant des mains du mouleur.

Quant à la marchandise, c’est le gras-double dans son état primitif, tel qu’il sort des chaudières de l’abattoir. Un certain liquide fortement épicé lui est adjoint en guise de sauce. Ce mets diffère sans doute, dans sa préparation, des célèbres tripes de Caen de la rue Montorgueil ou de la rue Saint-Martin, dont il est l’Equivalent, mais il en diffère encore par sa quantité et sa valeur. Avec trois sous, on a quatre fois la quantité contenue dans un plat des tripes de Caen, que l’on estime trente centimes. C’est le plat des gourmets.

Le service est, comme on le pense bien, en rapport avec l’ordinaire. Les fourchettes sont en bois, les assiettes en terre grise, et chacun va se faire servir au comptoir, où il solde d’avance le prix du plat qu’il a choisi. Toute espèce de boisson ou de liquide est exclue de ce singulier repas, que l’on effectue sans boire ; l’établissement ne fournit pas même le pain, que le consommateur doit apporter avec lui ; cet usage, que la mère Louis a fait passer en loi chez elle, lui offre plusieurs avantages. D’abord, elle évite ainsi d’être complice des excès de boisson qui tuent la plupart de ces malheureux, empoisonnés par des liquides atrocement falsifiés ; ensuite, elle ne surfait pas sur la valeur ou le poids du pain, qui est la providence et l’unique soutien du pauvre, ce qu’elle ne pourrait s’empêcher de faire si elle le fournissait, afin d’en retirer un gain quelconque, suivant cette règle commerciale qu’un marchand doit gagner sur tous les objets qu’il débite : enfin, la durée du repas se trouvant de la sorte abrégée, les consommateurs se renouvellent plus souvent.

Cette espèce de code mis en pratique témoigne que la mère Louis joint à un sens élevé et à un bon cœur un remarquable instinct des lois économiques.

III

Rien de plus curieux que de voir se succéder rapidement, comme des ombres, le matin, de dix heures à une heure, et le soir, de quatre à neuf heures, le nombre considérable de clients qui fréquentent le caboulot de la mère Louis. Ils forment, surtout la nuit, dans leur réunion, un tableau digne du crayon de Callot ou de Rembrandt. Qu’on se représente une première salle, basse, obscure et humide, servant à la fois de comptoir, de cuisine et de salle à manger. Dans un angle s’agitent, en face de quelques tables vermoulues et scellées dans le mur, des bras, des mâchoires et des têtes appartenant à des êtres tellement débraillés et d’un effet si bizarre dans la demi-obscurité où ils se meuvent, qu’on les prendrait pour des spectres. Mais cette première salle, si étrange qu’elle soit, n’est que l’atrium du temple, une espèce d’antichambre, comparativement à la seconde qui lui est contiguë. Celle-ci constitue le véritable caractère de l’établissement de la mère Louis. Cette salle est basse de plafond, vaste et carrée. Deux étroites fenêtres, garnies de barreaux de fer, reçoivent un air vicié et une sorte de lumière d’une rue voisine, étroite, humide, et où les rayons du soleil ne pénètrent jamais. Cette double ouverture répand dans ce lieu, dont les murs en platras sont brunis par les ans et maculés par le contact de toute sorte de corps gras, une demi-clarté luttant avec une ombre permanente et un air chargé d’humidité qui, en toutes saisons, glace les membres de froid. Tout autour de la salle règnent trois tables démesurément longues, mais sans largeur, et une double rangée de bancs ; les unes comme les autres reposent sur d’énormes supports incrustés en partie dans les murs, en partie sur un parquet de tuiles grossières, disparaissant sous une couche épaisse et glissante de matières sans nom. Au centre, en guise de lustre, apparaît une planche, longue d’un mètre, suspendue au plafond par quatre cordes, et au milieu de laquelle s’élève une longue chandelle d’un suif brun et roussâtre qui, la nuit, sert à éclairer cet étrange intérieur. Tel est le mobilier dont elle se compose.

C’est là que, réunis et pressés les uns contre les autres, comme des harengs en caque, apparaissent une soixantaine d’individus qu’on peut voir manger, avaler, engloutir l’énorme marmelade de pommes de terre, la frange-mule ou la marchandise avec la voracité des Caraïbes. Le repas ne dure pas longtemps ; cinq minutes à peine suffisent pour l’accomplir. Pendant ce court espace de temps règne le plus douloureux silence, celui qui naît du sentiment profond d’une longue infortune, et qui n’est interrompu, le soir, à la lumière, que par ces mots lancés à l’improviste, tantôt d’un coin, tantôt d’un autre de la salle : Qui mouche la chandelle ? Par un usage passé en loi dans l’établissement de la Mère Louis, celui qui est le plus près de la planche remplit alors avec ses doigts le rôle de moucheur de chandelle.

Il serait difficile de donner une idée du tableau qu’offre, vers les neuf heures du soir, cet ensemble d’individus rangés dans ce lieu et apparaissant sous les reflets rougeâtres et mêlés de fumée, projetés par une lumière blafarde exhalant une odeur nauséabonde. On dirait une assemblée de gens venus là d’outre-tombe. Des figures pâles et amaigries sur des corps couverts de guenilles, des jeunes gens en blouses fanées, déchirées ou tombant en loques, des vieillards dont les membres grelottent sous des habits étriqués, formés d’une étoffe devenue méconnaissable par les divers usages auxquels elle a servi, des femmes dont le visage disparaît sous un mouchoir attaché en marmotte, comme si elles voulaient cacher la rougeur que met sur leur visage la conscience du délabrement de leur toilette, qui laisse leurs membres exposés aux injures du temps, en un mot, des représentants de tous les âges, de tous les sexes, de toutes les misères, sont réunis pèle-mêle, à cette heure, ne paraissant être occupés que d’une chose : assouvir le mieux et le plus tôt possible la faim qui les tourmente. Pour l’observateur, le soir surtout, cette réunion offre à l’imagination un spectacle émouvant, si l’on songe qu’à la faveur des ténèbres plus d’un malheureux déchu peut-être de sa fortune, plus d’un être errant à jeun, depuis plus de vingt-quatre heures, à la recherche du travail ou d’un morceau de pain que le hasard seul lui aura procuré à cette heure tardive, tous les pauvres honteux, enfin, se faufilent dans le modeste établissement, et vont, pour deux sous, apaiser une de ces faims mauvaises conseillères qui tourmentent le misérable en le poussant au crime et le plus souvent au suicide.

On ne se fait pas une idée, dans un certain monde, des profondes misères qui pullulent dans ce quartier de Paris. Des gens blasés, à qui toutes les aisances du bien-être sont faciles, ne peuvent comprendre qu’il existe en plein dix-neuvième siècle des individus qui n’aient pas trois sous pour se procurer du pain et la marmelade de pommes de terre de la mère Louis, afin de ne pas tomber d’inanition sur les pavés de la rue. Nous excusons leur ignorance. Mais il n’en est pas moins vrai malheureusement qu’un grand nombre d’individus, plus grand qu’on ne pense, meurent pour n’avoir pas eu ces trois sous qui leur eussent donné vingt-quatre heures de répit pour attendre un meilleur sort ; victimes infortunées dont la déplorable fin va ajouter une page aux sinistres mystères de la Morgue !

Sous ce rapport, l’établissement de la mère Louis a rendu et rend par l’abondance de ses mets et la modicité de ses prix un très-grand service à l’humanité, en prévenant souvent ces morts par inanition qui sont une honte pour la civilisation moderne. Mille consommateurs, au moins, se renouvelant presque chaque cinq ou dix minutes, profitent ainsi, tous les jours, des bénéfices de sa cuisine économique. De son côté, elle y trouve son intérêt ; car sur une recette quotidienne de cent francs, chiffre moyen, le cinquième lui est à peu prés dévolu, tous frais déduits. C’est une œuvre de philanthropie et une bonne spéculation à la fois que la fondation du caboulot de la mère Louis.

Aussi, qu’elle a bien les allures de son emploi ! Voyez-la dans son comptoir avec sa jolie robe d’indienne, son châle soyeux rattaché sur ses hanches, son tablier blanc et ses manches de percale, son bonnet à canons orné d’une fine dentelle et son air rayonnant de bonté ; et dites-nous si vous reconnaissez en elle la placière de la rue des Fossés-Saint-Victor. Celle-ci, coiffée d’un madras terni, couverte d’une robe d’étoffe grossière et d’un fichu sale à carreaux dont les couleurs sont fanées, a disparu pour se changer en accorte maîtresse d’établissement. Tout s’est métamorphosé dans la mère Louis, l’air, le ton, les manières et jusqu’au langage de la chiffonnière matinale. Il nous reste maintenant à faire connaître cette nature exceptionnelle dans sa troisième métamorphose.

IV

La mère Louis, nous l’avons dit, occupe, au troisième étage d’une maison de la rue de Lourcine, un logement qui est sa résidence habituelle, son véritable domicile, l’établissement de la rue Mouffetard n’étant que le siège momentané de son commerce. C’est dans la rue de Lourcine, au fond d’une cour profonde et sous de vastes hangars, que se trouvent les magasins de la placière ; c’est dans la partie la plus saine et la plus aérée du bâtiment qu’elle a choisi son appartement, composé d’une cuisine, d’une petite pièce servant à la fois de salon et de salle à manger, et d’une chambre à coucher. Ici, la femme simple, bonne et douce, est dans son élément. Que de larmes, que de peines, que de tristesses ont été essuyées, calmées ou consolées dans ce petit sanctuaire ! Dieu suscite souvent les contrastes les plus étranges dans la même vie, pour nous apprendre que nous ne sommes entre ses mains que les instruments de sa Providence.

Ainsi la mère Louis, qui apporte dans l’exercice de placière l’avidité de la femme désirant tout accaparer ; qui, dans son caboulot, se montre d’une rigidité draconienne au comptoir, n’est plus dans son modeste logis que la personnification de la charité.

Parmi les nombreux traits de bonté généreuse qui ont rendu son nom populaire dans son quartier, sans compter ceux qui sont restés inconnus, nous n’en citerons que deux, qui, en peignant bien son caractère, la feront connaître telle qu’elle est dans l’intimité de sa nature bonne et compatissante.

En 1842, le choléra, en sévissant dans Paris et surtout dans le faubourg Saint-Marcel, avait fait de nombreux orphelins qu’il jetait dans les rues. Parmi ces derniers se trouvait un jeune enfant vif, espiègle, éveillé, âgé de douze ans, nommé Julien, à qui le fléau avait enlevé tous ses parents. Une affreuse destinée s’ouvrait devant lui ; seul, abandonné au milieu de la désolation publique, que pouvait-il espérer ? La mère Louis, émue de son sort, le recueillit et l’adopta. Elle se rappela peut-être qu’orpheline elle-même, c’était à la charité d’une pauvre femme qu’elle devait, elle aussi, non-seulement de n’être point tombée dans la dégradation, mais encore d’avoir obtenu la modeste position qu’elle s’était déjà créée à cette époque, et qui s’améliorait tous les jours. Elle paya sa dette à Julien.

Le jeune orphelin, élevé par ses soins maternels, répondit à son attente et lui donna, pour la première fois, à elle, pauvre abandonnée sur la terre, sans parents, sans affections domestiques, le sentiment des joies de la famille. Aussi, combien s’attacha-t-elle à son cher Julien ! Avec quelle sollicitude ne veilla-t-elle point à son avenir ! Or, veiller à l’avenir d’un enfant, ce n’est pas seulement savoir lui préparer le bien-être matériel. La culture de l’esprit, les nobles sentiments du cœur et les joies si pures de l’âme, constituent la partie la plus importante de l’existence de l’homme sur la terre. La placière de la rue de Lourcine, douée de cet instinct du bien développé en elle par la religion que rien ne remplace et qui remplace toutes les sciences, avait compris que telles devaient être les véritables bases d’une bonne et solide éducation. En pareille matière, les traités sont des guides moins sûrs que l’instinct du cœur.

Le pupille de la mère Louis, formé par elle dans ce milieu de religion, de travail, de probité, avait grandi, il atteignait la jeunesse, lorsqu’une de nos exigences sociales vint l’arracher aux leçons de sa protectrice. La conscription l’appela sous les drapeaux, au moment où la France, après 1848, agitée par des commotions intérieures, cherchait, dans une turbulente incertitude, à asseoir ses destinées ébranlées.

Nous ne dirons point tout ce que cette séparation eut de cruel pour les cœurs de la mère et du fils que huit années de soins, de prévenances et d’affections avaient étroitement liés. En se quittant, ils conservèrent tous deux l’espoir bien doux : l’une de revoir un jour son enfant d’adoption, toujours digne de sa tendresse, de son affection et des soins dont elle n’avait cessé de l’entourer ; l’autre, de conserver les généreux sentiments qui lui avaient été inspirés avec tant de sollicitude, et de revenir, sinon couvert de gloire, — la gloire dépend des circonstances, — du moins avec la conscience d’avoir fait son devoir, et plus digne encore de l’amour et de l’estime de sa mère adoptive. Ce fut sous l’empire de ces mutuelles espérances que s’effectua la triste séparation.

« Souviens-toi, mon garçon, lui dit la mère Louis en le pressant une dernière fois dans ses bras non sans verser quelques larmes, souviens-toi qu’il y a un Dieu là-haut qui voit toutes nos actions ; que l’obéissance à tes chefs, l’honneur et la probité, vont être les premiers devoirs de ton état ; que tous les hommes ici-bas sont tes frères ; et surtout que tu as une mère qui t’a été donnée par le ciel dans l’heure de l’abandon, qui, en attendant ton retour, te suivra constamment du cœur dans les bons et les mauvais pas qui se rencontreront dans ta nouvelle carrière, et qui priera pour toi tous les jours. »

Ces paroles furent son dernier adieu.

Gilbert. — La suite au prochain numéro.

La semaine des familles – 10 décembre 1859

Première partie du récit

Deuxième, troisième et quatrième partie

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