Albert Glatigny – Pages de la Vie de bohème

Publié le : 31 août 201714 mins de lecture

On a souvent parlé de Glatigny ; qu’il me soit permis, à mon tour, de publier quelques notes rapides sur ce charmant poète, dont j’étais l’intime et qui vient de servir de sujet de pièce.

N’ayant aucun moyen d’existence, sans autres provisions que des vers aussi jolis que peu nutritifs, malgré cela, voulant demeurer à Paris, ce tremplin nécessaire à ceux que l’art a touchés de sa baguette magique, Glatigny avait accepté, avec empressement, en 1858, peu après son arrivée de Normandie, d’entrer au théâtre Montparnasse en qualité de cabotin et de deuxième régisseur et il se montrait content de cette haute position provisoire qui lui assurait cinquante francs par mois, persuadé que l’avenir lui appartenait.

D’ailleurs, il aimait les planches où sa fantaisie outrancière et naïve était à l’aise ; les exemples de Shakespeare, de Molière, l’exaltaient, et il ne concevait pas de sort plus enviable que celui d’auteur-acteur.

Le seul inconvénient qu’il trouvât à la profession de « m’as-tu-vu », c’était d’être obligé d’apprendre par cœur la prose de Pixérécourt, de Bouchardy, d’Anicet Bourgeois, de d’Ennery ; aussi, par gaminerie, remplaçait-il souvent le texte de ses rôles par des tirades de son cru.

Il me souvient qu’une fois, jouant avec des variantes un père noble, en un mélo noir, et le premier sujet, furieux, s’étant emporté jusqu’à lui répliquer distinctement, de manière que tout le public l’entendit « Ça n’est pas ça », il répondit, sans se démonter « Comment, monsieur, vous ne me connaissez point, vous me demandez qui je suis, je vous raconte mon histoire, et vous me dites : ça n’est pas ça ! »

Interloqué, le premier sujet ne sut que balbutier, et Glatigny acheva sérieusement la pantalonnade entamée.

J’ajoute qu’il s’abstenait d’une semblable désinvolture à l’égard des œuvres littéraires.

Il n’était pas appelé à éclipser Frederick Lemaitre ; néanmoins il eût convenablement tenu un emploi secondaire sans l’excentricité de son allure de Don Quichotte.

De taille élevée – il avait un mètre quatre vingt-six, – imberbe, mince, portant sur un cou maigre une tête d’enfant, aux cheveux bruns plats, d’une douceur singulière, qu’illuminaient des yeux remplis d’enthousiasme, ne sachant que faire de ses bras, de ses mains, affligé de pieds énormes, il était mal constitué pour exercer le métier de protée scénique.

Quoiqu’il logeât en un garni de barrière et dinât, d’ordinaire, à la Californie ou chez Richefeu, d’une portion de ragoût ou d’un hareng grillé de deux sous, d’une livre de pain et d’un demi-setier, ses cinquante francs par mois ne lui permettaient guère de renouveler sa garde-robe que de charitables personnes entretenaient, l’hiver, avec de vieilles nippes d’été, l’été avec de vieilles nippes d’hiver, ni d’acheter régulièrement du tabac. Dans ce dernier cas, privé de sa pipe qui contribuait à soutenir sa bonne humeur, il était si désorienté, que s’il eût eu un droit d’aînesse à vendre, il se serait certainement empressé de le céder pour un paquet de caporal.

Quand la troupe à laquelle il appartenait était affichée à Sèvres, il se risquait à aller manger à la soupe chez Banville, à Bellevue et comme il manquait invariablement de l’argent nécessaire au paiement de sa place en chemin de fer, gaiement il se mettait en route par Malakoff et Clamart, en grommelant « J’ai de grandes jambes ».

A Bellevue, où s’étaient réfugié autour de l’établissement hydrothérapique, quantité d’hommes de lettres, d’artistes, il passait une après-midi dorée.

A l’heure du spectacle, il gagnait le théâtre impérial de Sèvres, et y jouait, en présence des aréopagistes qu’il venait de quitter, descendus de leurs ermitages et massés en une loge contenant, à côté de Banville, Molin le dernier des chicards, et Gondinet qui, à cette époque, employé des Finances, entassait manuscrit sur manuscrit et ne parvenait point à attendrir le moindre directeur parisien.

Glatigny nourrissait une affection filiale pour Banville à qui il devait d’avoir été lancé, en un clin d’œil, dans le monde littéraire de Paris, et dont la valeur, faite surtout de forme impeccable, le séduisait.

Je me rappelle qu’un dimanche, en homme déterminé à se ranger, il me surprit à ma fenêtre, en train de rêvasser, et me dit :

« Je sors de chez Vacquerie, et il est entendu que lui et moi ferons en collaboration une pièce en quatre actes, en vers, et en habits noirs, pour le Théâtre-Français. Que veux-tu, poursuivit-il en remarquant mon étonnement, – car nous ne voyions alors que flâmberges, manteaux couleur muraille, vieux manoirs à mâchicoulis, épopées romantiques – on n’accepte plus maintenant que des choses contemporaines, genre Dumas fils ; d’autre part, il faut bien débuter et sacrifier, pour cela, au goût bourgeois du jour. La célébrité est à ce prix. »

Ce dernier argument entraîna mon acquiescement.

Il va de soi que la pièce en habits noirs, sans doute très vaguement indiquée par Vacquerie, resta à l’état de projet.

C’est à ce moment que Glatigny écrivit son délicat poème intitulé : Le Bois, qui fut représenté quinze ans plus tard, à l’Odéon, et faillit l’être, de prime saut, sur le théâtricule des Folies-Marigny, des Champs-Elysées.

Ce poème, il me le récita tout frais émoulu de son cerveau.

Il ne lisait pas ses poésies, il les déclamait de mémoire à ses camarades, aux directeurs de revues, de journaux, à qui manifestait l’envie de les entendre, et cela sans broncher. Ses rares facultés mnémoniques lui servirent beaucoup dans l’avenir, lorsqu’il parcourut la France en rhapsode, de café concert, en café-concert.

Il avait délaissé Montparnasse, où ses labeurs dramatiques l’accablaient, et essayé de vivre du produit de sa plume ; il dut vite remonter sur les planches, sous peine de mourir d’inanition, et, en 1861, un engagement de cent francs par mois le lia au théâtre de Versailles, toujours en qualité « d’utilité ».

Ce fut la période la plus agréable de son existence décousue de comédien nomade. Le parc royal l’enchantait, autant que le voisinage de Paris.

De Versailles il passa au Théâtre-Lyrique, où Rouvière devait jouer Othello, adaptation d’Alfred de Vigny. S’étant brouillé avec Brisebarre, un des impresarii de cette scène de l’ancien boulevard du Crime, il vécut pendant quelques mois problématiquement, et retourna enfin en province, pour y cabotiner durant trois ans.

Rentré dans la capitale, il courut, suivant son habitude, à mon adresse, et ne me rencontrant point, m’écrivit ce mot que je reproduis parce qu’il est presque une silhouette do ce vagabond de mérite et que je ne pense pas qu’il y ait inconvénient à le publier.

Samedi.

« Mon ami,

Je suis à Paris depuis cette semaine, et me trouverai ce soir, vers neuf heures et demie, au café de Racine. » (Le café Racine était au n° 24 de la rue Racine, à l’angle de la rue Mpnsieur-le-Prince.) « Si ma lettre ne te parvient que demain, écris moi, afin que je sache où je te pourrai serrer la main avant mon départ. Ne me donne rendez vous dans le quartier des Latins que le soir. L’air y est, pour moi, très insalubre pendant le jour. Les miasmes et les créanciers affectent douloureusement ma santé, si délicate, d’ailleurs.

Albert Glatigny,

Pauvre, mais loyal. Flandre au lion ! »

Un autre de mes copains, poète aussi, Jacques Bornet, avait eu l’idée de faire le tour de l’Europe en débitant ses vers qu’il ne pouvait vendre, et m’avait enrôlé. Nous avions été au Havre où, pilotés par Rispal, mathématicien distingué, , et appuyés par Santallier, journaliste de race, en une matinée de poésie, donnée au Casino, chacun de nous s’était évertuer à enthousiasmer, par ses œuvres, les spectateurs, assez clairsemés.

Revenu à Paris, et Raoul Bravard, encore un poète, mort depuis, m’ayant conseillé de continuer l’expérience dans les villes thermales de l’Est et de la Suisse, je m’étais promptement rembarqué en emportant une valise plus bourrée de chansons et d’odes que d’effets.

Ayant réintégré, à l’automne, mon pigeonnier, je présentai à Glatigny, sous des couleurs éclatantes, mon équipée de trouvère, et je lui proposai de nous adonner désormais, ensemble, en une fraternelle association, à cette triomphale exploitation de nos productions. Il accepta immédiatement ; nous arrêtâmes le lendemain, en déjeunant de compagnie, les bases de notre entreprise poétique, qui nous promettait fortune et gloire, et nous nous transportâmes à Bellevue, afin d’y exposer notre plan à Banville, lequel, probablement, nous eût dit, en nous approuvant : « Allez, mes enfants et qu’Apollon vous protège ! »

L’auteur des Odes funambulesques étant absent, nous repartîmes, au pas accéléré, musa pedestris, fâchés du contre-temps, et après avoir ébloui Jules de Prémaray de nos illusions juvéniles.

Hélas ! la difficulté d’emprunter le billet de mille francs qui nous était indispensable pour nous lancer dans les aventures, renversa nos châteaux en Espagne.

Étranglé par la détresse, Glatigny dut contracter un engagement qui l’attacha au théâtre de Rennes, et moi, obligé de sacrifier aux exigences du pain quotidien, je coupai les ailes à ma petite muse, et j’entrai dans le journalisme par une campagne en Italie, ce qui tempéra mes regrets.

Mais Glatigny n’oublia pas nos desseins passés, car l’an d’après, errant de cité en cité, de cercle en cercle, de tréteaux en tréteaux, il se consacra à des séances d’improvisation qui l’arrachèrent au cabotinage.

En 1867, ayant eu la funeste inspiration de visiter la Corse, il fut arrêté non loin d’Ajaccio par un gendarme, brigadier ou maréchal des logis, qui, en dépit de ses dénégations indignées, s’obstina à le prendre pour le fameux assassin introuvable, Jude, et l’enchaîna en un cachot humide et sombre.

A la suite de cet incident que la presse commenta, Glatigny eut en aversion la gendarmerie, quoique son père eût appartenu à ce corps d’élite.

La guerre de 1870-71 finie, il se maria, lui le bohème insoucieux, sans feu ni lieu, et se félicita d’être régulièrement, bourgeoisement en ménage.

Il souffrait de la tuberculose, qui devait l’emporter, et sentait l’impérieux besoin du pot-au-feu familial.

Banville lui fit ouvrir les portes de l’Odéon comme auteur, et, par la représentation applaudie de la saynette Le Bois, lui causa une joie exubérante, de courte durée toutefois, la mort l’ayant enlevé à l’instant où la vie semblait enfin lui sourire.

Peu philosophe, c’était à peine si, en dévidant vivement ses années à la François Villon, il avait réfléchi à l’au delà ; aussi se récria-t-il contre son départ précipité, ne s’assit-il pas de bonne volonté en la barque de Caron.

Alfred de Musset s’éteignit en soupirant « Que la vie est longue » Glatigny, plus disposé que jamais à la lutte, malgré ses misères, murmura, consterné, à son heure ultime « Que la vie est courte ! »

C’est que l’un avait vidé la coupe des satisfactions terrestres, et que l’autre trempait seulement ses lèvres pâles dans cette coupe quand la mort se dressa devant lui.

Bah ! Glatigny se rattrape sûrement là-haut, en rimant richement auprès du Père Éternel, au milieu des anges roses et blonds que les peintres religieux primitifs nous montrent, et qu’il aimait à chanter ici-bas.

Armand Dubarry

Pour plus d'informations : Alexandre Privat d’Anglemont par Firmin Maillard, Les derniers Bohèmes - 1874

Plan du site