Anecdotes sur les Filous de Paris – 1775

Publié le : 10 mars 20205 mins de lecture

« Un jour que j’étais fort pressé au parterre de la Comédie Italienne, je sentis une main étrangère se glisser dans mon gousset ; je la saisis aussitôt, et me préparais à crier au voleur, lorsque celui que je venais de prendre sur le fait me demanda si j’étais bien sûr que sa main eût été dans ma poche.

— Je n’ai pas lieu d’en douter, lui dis-je, puisque je la tiens encore.

— Ah ! Monsieur, que je vous ai d’obligations, me répondit-il assez bas pour n’être entendu que de moi seul. J’étais sur le point de faire une belle sottise : on est ici tellement serré, les uns auprès des autres, qu’on prend facilement la poche de son voisin pour la sienne. Dans la crainte des filous dont on ne saurait trop se défier, je me disposais à faire changer de gousset à trois écus de six francs, et j’allais tout bonnement les mettre dans le vôtre si vous ne m’aviez averti de mon erreur. Que je vous suis obligé !

Il ouvrit alors sa main, et je vis qu’il tenait en effet trois écus de six francs, que je lui conseillai de bien serrer : ce qu’il ne manqua pas de faire, et tout en me remerciant, il se perdit dans la foule. Je voulus aussi, par précaution, mettre la main sur mon argent ; hélas ! il avait disparu, je venais de me voler moi-même.

Je savais bien que les filous, répandus dans Paris, se servent de mille moyens ingénieux pour prendre finement dans la poche d’autrui tout ce qui peut leur convenir mais je ne me doutais point de ce trait d’effronterie. J’ai déjà dit qu’on m’avait prévenu de presque tous leurs tours d’adresse.

Je me rappelle, entr’autres, que mon Hôtesse me conta que lorsqu’un de ces Messieurs voit une boîte d’or à quelqu’un, il lui demande poliment une prise de tabac, et laisse tomber dans la tabatière une petite boule de cire attachée à un fil dont il tient l’autre bout : vous avez beau alors serrer cette boîte avec soin bientôt on vous l’escamote sans mettre la main dans votre poche : elle est pêchée à l’hameçon.

Voici encore deux tours d’adresse que je tiens de mon Hôtesse.

Vers la fin du règne de Louis XIV, on vendait sous le manteau une critique sanglante intitulée : Almanach du Diable. Tout le monde désirait de l’avoir, quoiqu’elle se vendit fort cher, et l’on parvenait très difficilement à se la procurer. Un Filou forma son plan là-dessus. Il alla dans un même jour au Parterre des trois Spectacles, et se glissant dans la foule, il demandait tout bas si l’on voulait pour six francs un Almanach du Diable. On acceptait son offre avec le plus grand empressement, et il recommandait bien de ne lire l’Ouvrage que lorsqu’on serait chez soi, vu les risques qu’il y avait à le montrer en public. Mais on n’était pas plutôt en lieu sûr, qu’au lieu de l’Almanach du Diable qu’on croyait avoir acheté, on ne trouvait dans sa poche qu’un Calendrier de la Cour.

La même chose est arrivée, me disait encore mon Hôtesse, dans le temps qu’on s’arrachait ce Poème licencieux, intitulé : la Pucelle, Ouvrage justement proscrit et par les bonnes mœurs et par la Religion. Un Filou, peut-être l’élève de celui dont je viens de parler, attendant à la porte les Seigneurs qui sortaient du Spectacle, leur proposait le Poème de la Pucelle, moyennant un Louis. Plusieurs personnes se laissaient tenter, et n’avaient que le temps d’en regarder le titre ; d’ailleurs le format et la reliure ne leur laissaient aucun doute ; mais quand, arrivé chez eux, ils voulaient examiner plus particulièrement leur emplette, ils voyaient avec un œil confus qu’ils avaient payé bien cher un Livre de Prières.

Tout ce que j’entendais sans cesse raconter sur le compte des Filous, m’apprenait à me tenir sur mes gardes. »

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