Grandeur et décadence du Pont-Neuf par le Bibliophile Jacob – 1842

Publié le : 10 mars 202019 mins de lecture

Que demandait d’abord un étranger, en arrivant à Paris, dans les deux derniers siècles ? Le Pont-Neuf. C’était toujours au Pont-Neuf qu’il se faisait conduire, encore couvert de la poussière du voyage : c’était le Pont-Neuf qu’il voulait voir avant le Louvre, avant Notre-Dame, et, après l’avoir vu, il pouvait se vanter de connaître presque tout Paris. On parlait alors du Pont-Neuf, avec admiration, jusqu’aux extrémités du monde.

Vue du Pont-Neuf prise du quay de la Vallée – 18ème siècle

Le czar Pierre le Grand, qui vint étudier la civilisation française sous la régence du duc d’Orléans, déclara qu’il n’avait rien trouvé de plus curieux à Paris que le Pont-Neuf ; et, soixante ans après, le philosophe Franklin écrivait à ses amis chimérique qu’il n’avait compris le caractère parisien, qu’en traversant le Pont-Neuf, et que ce célèbre pont méritait bien qu’on fit deux mille lieues pour le rencontrer.

La Samaritaine – 18ème siècle

C’est qu’à cette époque, le Pont-Neuf, qui ressemble aujourd’hui à la plupart des autres ponts, se distinguait entre tous par une foule de détails de mœurs particuliers qu’on n’eût pas observés ailleurs. Il a complétement changé d’aspect depuis la Révolution, et pourtant il n’a pas subi la moindre métamorphose dans son architecture ; il n’est ni moins long ni moins large qu’en son beau temps, et s’il a perdu la Samaritaine qui partageait sa célébrité, il a retrouvé une statue équestre d’Henri IV, aussi lourde, aussi triviale que l’ancienne, que le nom fameux de son auteur, Jean Boulogne, ne préserva pas d’être fondue en gros sous à l’effigie de la Liberté de 91.

Mascaron du Pont Neuf de Germain Pilon

Le Pont-Neuf du siècle de Louis XIV, quoique plus jeune de cent quatre-vingts ans qu’il ne l’est à présent, avait été déjà refait, restauré, consolidé, de telle sorte qu’on l’accusait d’être vieux et de menacer ruine, à chaque crue des eaux, à chaque débâcle de glaces ; on ne lui promettait pas une plus durable existence qu’aux ponts, ses voisins, qui, chargés de maisons en pierre ou en bois, devaient infailliblement, un jour ou l’autre prendre feu ou s’écrouler dans la rivière. Mais cependant on s’accordait à lui trouver des mérites que n’avaient pas tous les ponts anciens et modernes : on vantait son plan général, dû à Androuet Ducerceau, qui toucha 50 livres pour en avoir fourni les premiers dessins ; on vantait sa construction à la romaine, due à Guillaume Marchand et à François Petit ; on vantait surtout sa corniche extérieure, supportée par de grandes consoles et de bizarres mascarons dus au ciseau de Germain Pilon ; on vantait tout ce que nous remarquons à peine aujourd’hui, et, de plus, les Parisiens étaient fiers du magnifique panorama qu’on découvre du haut de leur pont favori et qui n’a d’égal au monde, disaient-ils, que l’entrée du port de Goa et celle du port de Constantinople. Heureux Parisiens, qui ne songeaient guère à y aller voir !

Vuë de Paris, depuis le Carrefour Saint Germain l’auxerrois, le Pont neuf, etc. en 1771

Et néanmoins, en dépit du respect et de l’admiration qu’il inspirait sous le règne de Louis XIV, le Pont-Neuf avait encouru les critiques de certains esprits chagrins qui, à coup sur, n’étaient pas nés à Paris. Le poète Claude le Petit, né a Poitiers, signala son entrée dans ce Paris, qu’il eut l’audace de traiter de ridicule en vers, par cette épigramme, hardie contre le Pont-Neuf, épigramme qui alluma sans doute le bûcher de son auteur, brûlé en place de Grève comme athée. Claude le Petit ne croyait pas plus à l’infaillibilité du Pont-Neuf qu’à celle du pape.

Faisons ici renfort de pointes :
Ce chemin nous mène au Pont-Neuf.
D’un bon régal de nerfs de bœuf
Saluons ces voûtes mal jointes.
Vraiment ! Pont-Neuf, il fait beau voir
Que vous ne vous daigniez mouvoir,
Quand les étrangers vous font fête.
Savez-vous bien, nid de filous,
Qu’il passe de plus grosses bêtes
Par-dessus vous que par-dessous ?
Pourquoi nous faites-vous la morgue
Avecque votre nouveauté ?
Pont en cent endroits rajusté,
Tout ainsi qu’un vieux soufflet d’orgue ;
Vous qui faites compassion
A la moindre inondation,
D’où vous vient cette humeur altière ?
Est-ce à cause que vous avez
Cent égouts dans votre rivière ?…
Quoiqu’entre tous les ponts des eaux,
Grands ou petits, vieux ou nouveaux
Vous passiez pour un patriarche,
Dites-moi, Pont-Neuf, mon mignon,
Si vous aviez encore une arche,
Seriez-vous pas un peu plus long ?

La physionomie du Pont-Neuf, à cette époque, était bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Si nous empruntons quelques faits à un tableau qui n’a pas moins de vérité que s’il eut été fait d’après nature, la statue de Henri IV, qu’on appelait le Cheval de bronze, par un étrange oubli du seul roi dont le peuple a gardé la mémoire, attirait autour d’elle, sur le terre-plein où elle était érigée, malgré les amas d’immondices qui la déshonoraient, une foule compacte et tumultueuse qui se renouvelait sans cesse. Là étaient établis les tréteaux des joueurs de gobelets, des chanteurs, des vendeurs d’orviétan et de thériaque, des bateleurs et des charlatans de toute espèce, que la police ne molestait pas encore dans l’exercice de leur industrie. Vis-à-vis du Cheval de bronze, la place Dauphine, qui n’avait encore de rivale à Paris que la place Royale recevait une pareille affluence de curieux, de promeneurs et de désœuvrés : là était encore dressé plus d’un théâtre en plein vent, chargé de baladins, de farceurs, d’opérateurs et de toute la joyeuse descendance de Tabarin, qui avait, pendant vingt ou trente ans, donné la comédie au peuple sur le Pont-Neuf.

Un mendiant tenant son chapeau à la main est debout sur le Pont-Neuf – 18ème siècle

La nuit, le Pont-Neuf était aussi désert et redouté qu’il était peuplé et fréquenté le jour : quand on cherchait à rencontrer quelqu’un, on n’avait qu’à se planter en sentinelle à l’entrée du pont, et l’on voyait bientôt venir la personne à qui l’on avait affaire. Cette hyperbole , imaginée pour représenter la circulation active et incessante des passants sur le pont, avait été prise à la lettre par les mouchards, qui restaient postés deux ou trois jours à la même place, attendant leur homme, et qui affirmaient ensuite, s’ils ne l’avaient point aperçu, que le quidam ne pouvait pas être à Paris.

Les farceurs ou plaisants du Pont-Neuf ne contribuèrent pas peu à mettre ce pont en honneur et y attirer sans cesse de tous les points de la ville, cité et université, une multitude d’allants, de venants et de séjournants. Ces farceurs eurent l’un après l’autre une vogue et une réputation dont hérita le Pont-Neuf. Le premier de tous, celui qui n’attendit pas que le pont fût achevé pour y jouer son personnage fut l’illustre Tabarin, auteur des chansons qu’il chantait et des coq-à-l’ane, rencontres, fantaisies et gaillardises qu’il débitait avec une verve et une joyeuseté intarissables : Tabarin narrait à ses auditeurs les aventures du capitaine Rodomont et les amours d’Isabelle ; il leur confiait ses querelles de ménage et souhaitait bon jour, bon an à MM. les cornards de Paris ; il s’adressait de préférence aux artisans de la gueule et suppôts de Bacchus, et il n’avait jamais la voix plus claire qu’après avoir bu au cabaret avec son élève, le baron de Grattelard, qui l’assistait dans ses farces, revêtu de sa livrée de toile de matelas. Tabarin sur ses tréteaux balança la renommée des comédiens ordinaires du roi, Turlupin, Gros-Guillaume et Gaultier Guarguille, tellement que l’hôtel de Bourgogne porta envie au Pont-Neuf.

Tabarin : esquisse de décor de l’acte II : Place Dauphine / Philippe Chaperon – 1884

A Tabarin succéda le Savoyard, qui devait ce sobriquet à sa naissance et à son patois fortement accentué ; sorte de rhapsode vagabond, aveugle comme Homère, remarquable par sa haute taille et par sa grande barbe, il composait aussi lui-même des chansons burlesques en vers baroques, les répétait d’une voix de stentor, en pinçant du luth, et les distribuait imprimées par feuilles volantes. Son contemporain, Fagottini, avait alors l’exploitation du petit théâtre de Brioché qui importa d’Italie en France les marionnettes et qui fit fortune sur le Pont-Neuf ; en outre, Fagottini, que la mode appela depuis dans les assemblées avec ses marionnettes, vendait des parfums, des drogues et des affiquets d’Italie, avant et après les représentations de ses acteurs de bois ; mais, lorsqu’il se fut enrichi et qu’il se vit recherché par les ruelles des précieuses, il abandonna le Pont-Neuf à ses valets et ne se montra plus que dans les cercles de la bourgeoisie, où l’on disait, en se promettant beaucoup de plaisir :

Vous aurez Fagottin et les marionnettes.

Pont-Neuf : boutique dessinée en 1847

Les bas-côtés de ce pont, élevés de plusieurs marches au-dessus de la chaussée destinée aux carrosses, aux charrois et aux chaises à porteurs n’étaient pas uniquement réservés aux piétons : les marchands de toute espèce, notamment les merciers, les confiseurs, les revendeurs et les bouquinistes s’emparaient du parapet, qui leur servait d’étal pour leur marchandise, et usurpaient même une large part du pavé au profit de leur commerce, que ne gênait aucune patente. En outre, chacun des espaces vides semi-circulaires, qui couronnaient les piles des arches et qui ont été remplis depuis par des guérites en pierre transformées en boutiques, se trouvait occupé par la tente ou la baraque de quelque industriel émérite qui gagnait sa pauvre vie en arrachant des dents, en vendant des onguents et des spécifiques, en montrant des serpents ou des reliques de saints, en chantant aux sons de la viole ou de la guitare ces refrains populaires auxquels est resté le nom générique de pont-neuf, en racontant des légendes miraculeuses, en faisant des tours de passe-passe ou des exercices d’adresse, et en tirant des horoscopes suivant les conjonctions des planètes, les concordances des nombres, les lignes des mains et les hasards des cartes ou des tarots. Le pont, d’une extrémité à l’autre, retentissait du concert éclatant des trompes, des fifres, des tambours, des luths, accompagnés de chants, de cris, de rires, de huées et d’applaudissements qui se mêlaient aux aboiements des chiens, aux jurons des charretiers, au bruit sourd et confus des voitures et des chevaux.

 

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Parmi la population ordinaire du Pont-Neuf, les badauds et les filous étaient toujours en majorité. Les badauds s’arrêtaient en extase devant les boutiques et les théâtres, la bouche béante, l’oreille tendue et l’œil fixe pour ne rien laisser échapper de ce qui pouvait être et entendu ; les filous s’arrêtaient aussi avec eux et faisaient à la ronde une exacte visite des poches, sans jamais être troublés dans cette agréable occupation : on savait d’ailleurs, qu’en traversant ce pont, moins sûr en plein jour que la forêt de Bondi en pleine nuit, on devait tenir à deux mains sa bourse et sa montre pour les empêcher de disparaître. Combien de gens, qui étaient allés régler leur montre sur l’horloge de la Samaritaine, horloge souvent détraquée et rarement fidèle, revenaient chez eux le gousset vide et ne retournaient plus chercher l’heure au Pont-Neuf ?

Sous Louis XIII et Louis XIV, en dépit du guet, du lieutenant de police et des lanternes du Cheval de bronze, les voleurs, à main armée, s’emparaient du pont dès le coucher du soleil et rançonnaient quiconque s’aventurait dans ce coupe-gorge : il ne faisait pas bon se défendre contre ces malfaiteurs, qui poignardaient leur victime et la jetaient à l’eau, morte ou vive. Les jeunes seigneurs de la cour, Gaston d’Orléans, frère du roi, leur donnant l’exemple, s’étaient quelquefois divertis à dévaliser les passants et à se faire les tireurs de laine du Pont-Neuf. Ce proverbe courait alors les rues : « on vole plus de manteaux sur le Pont-Neuf qu’on n’en taille chez les drapiers des piliers des Halles ».

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La gloire du Pont-Neuf allait s’éclipsant, lorsque les génies de la farce furent remplacés par le coryphée des opérateurs, ce gros Thomas, qui réunit longtemps autour de sa science universelle une nombreuse et crédule clientèle : « Il était reconnaissable de loin par sa taille gigantesque, disent les Mémoires du temps, et par l’ampleur de ses habits ; monté sur un char d’acier, sa tête élevée et coiffée d’un panache éclatant figurait avec la tête royale de Henri IV ; sa voix mâle se faisait entendre aux deux extrémités du pont, aux deux bords de la Seine. La confiance publique l’environnait, et la rage de dents semblait venir expirer à ses pieds ; des mains sans cesse élevées imploraient ses remèdes, et l’on voyait fuir le long des trottoirs les médecins consternés et jaloux de ses succès. Enfin, pour achever le dernier trait de l’éloge de ce grand homme, il est mort sans avoir reconnu la Faculté. »

Le bateleur du Pont Neuf – Stefano della Bella

Sous le règne de Louis XV, il y eut encore sur le Pont-Neuf et des opérateurs et des bateleurs ; mais leurs devanciers avaient épuisé la confiance et l’admiration publiques. Le peuple devenait moins badaud, moins paresseux, moins dupe : la Révolution se préparait dans les basses classes comme dans les sommités sociales. Le Pont-Neuf fut alors envahi par les vendeurs de chair humaine ou recruteurs, qui avaient mission d’alimenter l’armée du roi, où le métier de héros n’était plus fait pour tenter personne. Les philosophes avaient si bien décrié l’art de la guerre, que, sans les recruteurs, cet art-là eût bientôt fini, faute de combattants. Les recruteurs plantèrent donc leurs drapeaux à chaque bout du pont, afin de mieux happer au passage les paysans qui débarquaient à Paris, les mauvais sujets qui comptaient, pour dîner, sur la bourse du prochain, les fils de famille qui sortaient des tripots, et, en général, tous ceux qui ne savaient pas résister à l’appât d’un sac d’écus.

Ces racoleurs firent d’abord leurs affaires à la descente du Pont-Neuf, où la boutique d’un d’eux offrait pour enseigne le roi Salomon sur son trône, avec cette inscription tirée du théâtre de Voltaire :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

Vue des rives de la Seine, prise de la Porte Neuve – 17ème siècle

Là, les recruteurs se promenaient, la tète haute, l’épée sur la hanche, appelant tout haut les jeunes gens qui passaient, leur frappant sur l’épaule, les prenant sous le bras et les invitant, d’un ton câlin ou matamore, à les suivre au cabaret, pour y écouter entre deux pintes le récit de la bataille de Fontenoi. Mais le Pont-Neuf fut enfin délivré de ce commerce honteux, qui s’exerçait avec autant de violences que la vente des nègres au Congo : le Pont-Neuf, d’ailleurs, ne produisait presque plus de soldats, et les pièges grossiers qu’on tendait aux passants étaient connus des moins fins, qui ne s’y laissaient pas prendre comme autrefois. Un Anglais paria qu’il se promènerait deux heures durant le long de ce pont, en offrant de céder des écus neufs de six livres à 24 sols la pièce, et qu’il ne trouverait pas à vider ainsi un sac de douze cents francs. En effet, il eut beau crier : A 24 sols les écus de six livres ! on ne s’approchait de lui que pour le regarder avec défiance, pour palper ses écus et les lui rendre en haussant les épaules et en disant : ils sont faux ! Le Pont-Neuf n’était déjà plus la terre promise des charlatans : on y semait en vain la ruse et la fourberie sans produire des dupes. Le règne du Pont-Neuf se termina par la démolition de la Samaritaine, qui, depuis longtemps, avait perdu le jet de sa fontaine et le carillon de son horloge.

Maintenant le Pont-Neuf, débarrassé des tréteaux, des théâtres, des chars d’acier et des étalages qui obstruaient la voie publique, ne se distingue des autres ponts que par sa longueur et par le nombre des piétons et des voitures qui le traversent à toute heure du jour et de nuit. Les décrotteurs et les tondeurs de chiens ont pris la place des opérateurs et arracheurs de dents ; les sergents de ville, des recruteurs ; et un factionnaire, l’arme au bras, veille à la défense de la statue d’Henri IV, qui n’a plus à ses pieds une cour burlesque de chanteurs, de paillasses et de marionnettes. Jadis le Pont-Neuf était une foire perpétuelle ; à présent, ce n’est plus qu’un pont où l’on passe sans s’arrêter.

Paul L. Jacob, Bibliophile – Autrefois ou le bon vieux temps – Types français de dix-huitième siècle – 1842

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