L’aristocratie de la chiffe – Alex. Privat d’Anglemont – 1855

Publié le : 18 septembre 20195 mins de lecture

Quelquefois, lorsque les bras manquent dans les usines d’alentour, les industriels viennent demander des hommes de bonne volonté à la maison de la mère Marré, où ils sont certains de rencontrer beaucoup de monde, car il n’y a pas moins de trois cents locataires dans les chambrées de la vieille femme. S’il fait mauvais, s’il pleut, par exemple, ils trouveront quelques rares individus qui daigneront peut-être leur donner un coup de main ; mais dès que le beau temps reviendra, au moindre rayon de soleil, ils s’envoleront comme une nichée d’oiseaux aux premiers jours du printemps en disant :

— Nous aimons mieux chiffonner, vivre à notre guise, en liberté, au grand air, comme de vrais animaux que nous sommes.

Un goujat, un marmiton est fier de son métier, du Pascal, il en est de même du chiffonnier qui aime son industrie, parce qu’elle lui donne droit au vagabondage dans les rues de Paris qu’il adore, où il vit dans une indépendance complète, sans soucis du lendemain, sans souvenirs du passé, à la-grâce de Dieu, se fiant aux bonnes âmes et à la multiplicité des publications littéraires, et bénissant la fécondité toujours croissante des auteurs dramatiques, des romanciers et des écrivains qui fournissent de quoi ne pas mourir de faim.

Aussi y a-t-il une espèce d’aristocratie dans la chiffe, ils comptent leur noblesse par génération ; il y a des chiffonniers de naissance et des parvenus ; ceux-là sont fiers de leurs ancêtres, ils en parlent avec une espèce d’orgueil ; il n’est pas rare d’entendre un de ces hommes bizarres vous dire en relevant la tête :

— Dans notre famille on porte la hotte de père en fils, il n’y a jamais eu d’ouvriers. Chez nous on a le fusil sur l’épaule ou le crochet à la main.

En effet, il y a des familles entières qui, depuis six générations, exercent cet étrange métier. Lorsqu’un des fils part pour l’armée, tous les parents, jusqu’aux cousins les plus éloignés et leurs amis, se réunissent pour faire la conduite au jeune soldat ; il font une quête entre eux, qui lui est remise au moment de la séparation, et tous les mois ils lui envoient régulièrement une petite somme pour l’aider à charmer les ennuis de la garnison. Dès qu’il a fini son temps, en revenant dans ses foyers, mot un peu prétentieux pour désigner les bouges où git cette population, le jeune soldat, libéré du service, change son havresac contre une hotte ; il redevient chiffonnier comme devant ; ils s’accouplent chiffonniers et chiffonnières ; ils donnent le jour à de jeunes chiffonniers, qui, à leur tour, seront glorieux de prouver un jour aux populations à venir que bon sang ne peut mentir ; ils mourront la hotte au dos, le crochet à la main, en explorant quelque monceau d’immondices. L’ambition n’est pas encore venue troubler la cervelle de ces braves gens et leur faire rêver pour leurs fils des positions plus élevées que celle des parents. Ils n’ambitionnent ni le doctorat, ni le notariat, ni l’étude d’avoué ou d’huissier, ni ce fameux barreau qui mène à tout, disent les vaudevillistes, et qui, en résumé de compte, a produit plus d’existences déclassées que de gens arrivés. Ils ne se laissent point leurrer par les apparences, ils sont trop philosophes pratiques pour cela ; d’ailleurs, ils connaissent les goûts de leurs enfants ; ils savent qu’en chassant le naturel violemment, ils ne feront que précipiter son retour au grand galop.

Devenu vieux et infirme, le chiffonnier n’ira pas à l’hôpital, ses voisins ne le souffriraient pas ; ils l’assisteront ; ils feront des collectes pour lui donner le nécessaire, ils se priveront pour lui procurer quelques petites douceurs.

C’est à qui lui portera du tabac, des pipes et le demi-setier d’eau-de-vie, qui est, pour ces natures brûlées, d’une nécessité plus immédiate que le pain. Le chiffonnier pur sang a horreur de l’assistance publique ; il regarde comme un déshonneur d’être inscrit au bureau de bienfaisance. Il proclame tout haut à qui veut l’entendre que tout homme, à moins qu’il ne soit infirme, doit gagner sa vie, nourrir sa famille, élever ses enfants jusqu’à leur première communion. Après, ils s’arrangeront ; ils feront comme les autres.

Alexandre Privat d’Anglemont – Paris Anecdote – 1855

Plan du site