Le bal des auvergnats – 1878

Publié le : 11 mars 202010 mins de lecture

Que d’anecdotes sur les Auvergnats ! Ils servent de tètes de Turc à toute la presse humoristique. Le Français, né malin, sacrifie tout à l’esprit. Il faut une cible à ses traits : il vise d’honorables compatriotes dont le nom seul, on ne sait pourquoi, chatouille la rate du dandysme parisien. Il ridiculise les descendants de ces fiers Avernes, qui furent les premiers soldats de la famille celtique, eurent pour génie la Liberté : Averni liberi, et fournirent à la Gaule un grand général contre Rome conquérante : le héros Yercingétorix ! Citons encore parmi ses fils : Sidoine Apollinaire, l’un des derniers poètes latins ; Grégoire de Tours, le plus ancien de nos chroniqueurs ; Latour – d’Auvergne, le chancelier de l’Hospital et Blaise Pascal. Quels noms et quels hommes ! — Il est vrai que les Auvergnats actuels me paraissent avoir considérablement dégénéré sous la figure des ramoneurs et des marchands de marrons !

Si économes qu’ils font retourner jusqu’à trois fois l’étoffe de leur paletot, ces braves gens gagnent le plus qu’ils peuvent dans leur petit commerce ; mais ils sont assez honnêtes pour que personne ne les accuse d’avoir volé le Saint-Esprit. N’est-ce point là l’unique motif qui leur a valu des plaisanteries sans nombre ? Qui ne se rappelle cet enfant de charbonnier qui voulait se décrasser les mains et le visage ?

— Ah ! petit coquin, tu te débarbouilles ! s’écria son père furieux, en lui administrant une rude volée.

L’enfant, tout honteux, pleurait à chaudes larmes.

— Est-ce que je me débarbouille, moi ?
L’enfant beuglait.

— Est-ce que ta mère se débarbouille ?
L’enfant écumait.

— Est-ce que ta grand’ mère se débarbouille ?
L’enfant se tordait.

— Est-ce que quelqu’un se débarbouille dans notre famille ?

L’enfant, roué de coups, jura qu’il ne recommencerait plus. Autre historiette, qu’on n’a sans doute point oubliée.

Une femme racontait aux juges que son mari l’avait battue à coups de mouchoir.

— Mais, dit le président, il me semble qu’il n’a pu dû vous faire grand mal.

— Ah ! monsieur, repartit la plaignante, c’est que mon homme se mouche avec les doigts !

Plus qu’aucune autre population, les Auvergnats ont l’amour du clocher. Si loin qu’ils soient de leur village, ils ne le perdent pas de vue et s’empressent d’y retourner dès qu’ils ont acquis une petite fortune. Ils ont la nostalgie, comme les Anglais le spleen. Aussi se réunissent-ils souvent pour parler de leur belle province et danser la bourrée, la montagnarde, la vireneyre et la contredanse, au son de la voix, du fifre ou de la musette.

Ils ont, en plein quartier Mouffetard, un bal infiniment plus pittoresque que le « Vieux-Chêne ».

Connaissez-vous le passage des Vignes ? Probablement non. Ne le cherchez pas le soir, vous ne le trouveriez certes point. De tous ceux qui sillonnent le Paris du treizième siècle, il est le moins éclairé, c’est-à-dire qu’il ne l’est pas du tout. On n’y rencontre guère que des amoureux de hasard qui font la nique aux étoiles.

A l’une des extrémités de ce passage infect, au rez-de- chaussée d’une vieille maison, est le bal des fils de la Limagne et des « hautes terres ». Il n’est pas public, comme celui de la montagne Sainte Geneviève, et je suis peut-être le seul Auvergnat de contrebande qui en ait jamais franchi le seuil. Je dois cette bonne fortune à l’une des museteis les plus en renom. Voici la physionomie exacte de l’assemblée.

Dans une vaste salle sans meubles et sans feu, sont groupées une centaine de personnes : porteurs d’eau, marchandes de chiffons, étameurs, — hommes et femmes, quoique Auvergnats. Assis sur des bancs le long des murs, les vieillards s’entretiennent gravement, couverts de manteaux de laine rayés de rouge et de bleu. Monté sur une caisse d’emballage, un instrumentiste souffle dans le ventre de sa musette. Les danseurs sont rangés sur deux lignes parallèles, presque tous en costume national.

Coiffés d’un bonnet rouge, ou d’un chapeau noir à grandes ailes, les montagnards sont habillés d’une veste de serge bleue, garnie de boutons en os, d’un gilet à larges poches qui tombe sur les cuisses, d’une culotte serrée au-dessus du genou par une jarretière, et de guêtres de laine qui recouvrent le pied. Leur col de chemise s’abaisse sur la poitrine en forme de rabat.

Les habitants de la plaine se distinguent par une casaque blanche plissée dans le dos, et une ceinture de cuir jaune fermée par une boucle de cuivre. Les uns sont coiffés d’une casquette de feutre gris, les autres d’un chapeau noir à claque.

Les femmes ont une robe de bure bleue retrousée par derrière sur un jupon rayé de vives couleurs. Deux pièces de velours sont appliquées à leur corsage, sous les omoplates. Leurs manches, arrêtées aux coudes, ont de doubles parements de soie. Sur leur tète est un chapeau de paille bordé de velours noir, ou bien une coiffe à barbes relevées sur les côtés.

Le musicien donne le signal, les danseurs s’ébranlent, la bourrée commence. Hommes et femmes marchent les uns vers les autres, reculent, avancent de nouveau pour reculer encore, puis les deux lignes s’entrecroisent, et les cavaliers changent alors de dames. Les pieds frappent le sol, les mains gesticulent, les doigts claquent, la poussière vole, la sueur ruisselle, des cris aigus retentissent ; c’est un vacarme infernal, un tohu-bohu prodigieux, une action homérique. Du dehors, on se figurerait une troupe avinée qui lève la jambe par-dessus les moulins et rit à se tordre.

Eh bien ! pas du tout ; les Auvergnats gardent un sérieux imperturbable et ne se départissent jamais d’une décence exemplaire dans l’exécution la plus sauvage du demi-coupé et du demi-jeté. Ils ont la folie lugubre de condamnés à mort qui se trémousseraient sur l’échafaud. Quand les femmes sont fatiguées, elles se retirent, et les hommes continuent. Si l’instrumentiste manque de souffle, le musetei le remplace et chante :

You l’aymo,
L’aymarai toujou,
Quéla Mariana ;
You l’aymo d’amour.

You l’aymo,
L’aymarai toujou,
Quéla juenna drola,
La néou may le jou [1] .

Vient ensuite le tour de la museteire :

Le Piarre
Yo se marida
Un jour de veudre,
Par pas fayre gras ;

La tréfla,
Lous pis fracassas
Et la bélida
Li manquarount pas [2].

La bourrée du loup se danse à trois, en avant et en arrière. Une femme fait face alternativement à deux hommes, qui jamais ne lui répondent. Le cavalier, vers lequel elle se tourne, lui montre aussitôt le fond de sa culotte. C’est peu galant ; mais, fouchtra ! ouch qu’y a de la gène, y a pas de plaigir !

La montagnarde ne diffère de la bourrée qu’en ce qu’elle est plus lourde. Au lieu d’être marchés sur la pointe du pied et sautés à demi, les pas sont traînés.

Citons un couplet parmi les quatre ou cinq que chanta le musetei :

Viva leus Ouvergnats !
Viva leus Ouvergnates !
Veis bien pour densa ;
Viva leus Ouvergnats !
Zeymous bé chanta,
Auchi rire et biéure,
Et par fayre la mouche,
Distinguas toujou [3].

La vireneyre ressemble à la montagnarde ; mais, comme son nom l’indique, elle se danse en tournant.

Ces braves Auvergnats, qui paraissent si lourds quand ils portent cinquante kilos de charbon sur les épaules, sautèrent, sans apparence de fatigue, jusqu’à deux heures du matin.

L’un d’eux exécuta un cavalier seul avec deux seaux d’eau sur l’épaule. Il fit un bon final d’une telle élévation que j’eus le temps de compter jusqu’à cinq avant que ses pieds eussent repris terre. Pas une goutte d’eau ne tomba sur le sol … Tout le contenu des seaux jaillit sur les vétements des danseurs.

Dans le courant de la soirée, une museteire, passionnée pour le drame, me parla de la Jeunesse du roi Henri. Après diverses questions sur la pièce de feu Ponson du Terrail elle m’adressa cette dernière, qui vaut toutes les autres :

— Dites-moi, monsieur, quel est ce roi Henri ? Est-ce Louis XIII ?

Pendant qu’elle me décochait cette incroyable balourdise, sa petite fille m’était montée sur les genoux et me demanda en mariage, sans façon.

— Dis donc, maman, soupira-t-elle avec des mines fort réjouissantes, tu ne m’empêcheras pas de me marier ave monsieur ? .. Quand tu t’es mariée avec papa, je ne t’en ai pas empêché, moi !

Ce mot d’enfant, par lequel je termine, est le plus naïvement adorable que je connaisse.

P. L. Imbert – La France contemporaine, ou, Les français peints par eux-mêmes : études de moeurs et de littérature – 1878

Plan de l’article

Notes

[1] Je l’aime, je l’aimerai toujours, cette Marianne, je l’aime d’amour. — Je l’aime, je l’aimerai toujours, cette jeune fille, la nuit et le jour.

[2] Pierre s’est marié un jour de vendredi pour ne pas faire gras ; la pomme de terre, les pois fricassés et la bouillie ne lui manqueront pas.

[3] Vivent les Auvergnats ! vivent les Auvergnates ! Ils vont bien pour danser ; vivent les Auvergnats ! Ils aiment bien chanter, aussi rire et boire, et pour faire l’amour, se distinguent toujours.

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