Le marché aux crapauds – 1878

Publié le : 11 mars 202015 mins de lecture

Vous avez bien lu. Ce titre n’est pas — ce qu’il semble de prime abord — une figure de rhétorique ou l’une de ces stupéfiantes enseignes qui, mieux qu’un coup de grosse caisse, arrêtent les badauds par l’annonce de choses impossibles. Il s’agit réellement du reptile amphibie, ovipare, grossière ébauche tapie dans l’ombre, qui partage avec l’araignée le triste privilège d’inspirer au beau sexe une horreur instinctive ; — horreur imméritée, qui nous étonne, avouons-le, car, d’habitude, avant de regarder à la forme, à la beauté plastique, la femme regarde aux sentiments, et le crapaud a l’amour des siens poussé jusqu’à la dernière puissance.

On nous cite Énée portant son père infirme dans ses bras ; peintres et sculpteurs ont mille fois représenté cette scène touchante. Mais quel Enée, mais qui d’entre nous porterait, comme le crapaud, toute sa famille sur l’échine ?

Et notez que cet amphibie n’est pas seulement bon pour ses proches ; il est encore excellent pour les maraîchers, dont il protège les salades. Telle est même la raison pour laquelle il se cote à des prix rémunérateurs.

Nous avons découvert ce marché, sans contredit le plus curieux de la capitale, près du Jardin des Plantes, dans ce vieux quartier Saint-Marcel qui semble s’être acquis à toujours le monopole des excentricités. Il se tient une fois par semaine, du printemps à l’automne, le mercredi matin, de très-bonne heure, dans un terrain vague que sépare une clôture en planches de la rue Geoffroy Saint-Hilaire.

L’installation en est très-simple. Dans une cinquantaine de tonneaux défoncés grouille avec bruit l’affreuse marchandise. Et c’est tout. Pas d’autres frais d’étalage ; pas même un batracien en montre pour séduire la rare clientèle. Il est vrai que les vendeurs font merveilleusement l’article. Ils trouvent leurs crapauds superbes, adorables. Ils en parlent avec la volubilité de langue d’une commère de faubourg et le geste admiratif d’un béquillard de la grande armée mesurant de l’œil la colonne Vendôme. Ils en seraient les pères qu’ils ne s’en montreraient pas plus fiers. A chacun son orgueil. Si vous voyiez s’échauffer ces honorables industriels, à la manière des avocats plaidant une mauvaise cause, vous croiriez malgré vous à leurs affirmations énergiques ; et s’il en était autrement, je vous conseillerais de n’en pas rire, car ils vous trouveraient « rien bêtes » et le diraient en vous lançant un jet de salive du coin des lèvres ou en déchargeant une de leurs narines sur votre habit.

Ce sont de jeunes hommes en blouse et bourgeron bleus, à mine insolente, à chevelure coupée d’oreille à oreille, pommadée et soigneusement divisée, du milieu du front à la naissance du cou, sous une casquette de soie noire ; lovelaces de barrière qui tous ont une grosse bague au doigt, car il n’existe pas plus de « beaux » de cette espèce sans bague que de garçons épiciers sans engelures.

Le jour de ma visite au marché, le ciel était couvert ; de lourds nuages, rasant les hauteurs de Montsouris, se traînaient à quelques mètres au-dessus des maisons. Humide était l’atmosphère, chargé d’averses l’horizon rayé de noir. Aussi la gent batracienne coassait-elle au point de se déchirer la gorge. Couâ ! couâ ! couâ ! c’était un vacarme épouvantable, assourdissant, dont les énergumènes de la Bourse, à l’heure des affaires, pourraient seuls donner une juste idée. De temps en temps, les vendeurs, armés de triques, frappaient de grands coups sur les tonneaux, de même qu’au moyen âge les serfs battaient l’eau des fossés autour des manoirs pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil du maître, et soudain se taisaient tous les reptiles. Puis bientôt un recommençait, un autre répondait, et le chœur reprenait en formidable crescendo.

L’accord était parfait, ce qui prouve — n’en déplaise aux musiciens — que l’accord parfait n’est pas toujours agréable à l’oreille.

Il y avait là plusieurs personnes : un Anglais et sa fille, munis chacun d’un vaste panier ; un capitaine en retraite, atteint d’une incurable misanthropie depuis que le général ministre de la guerre lui avait refusé, pour cause politique, un grade supérieur dans l’armée territoriale ; un Égyptien, arrivé la veille du Caire ; deux provinciaux : l’un citadin l’autre campagnard, tous deux d’allure assez comique, s’ébahissant comme des veaux au passage à toute vapeur d’un train de voie ferrée.

L’Anglais promenait au-dessus des tonneaux sa tête sérieuse encadrée de longs favoris. Aussi roide dans son faux col et son étroit vêtement que s’il eût avalé le sabre de Marlborough, il ouvrait ses maigres jambes, sans articulations apparentes, et marchait à pas égaux, pareil à un compas sous la main d’un employé du cadastre.

Sa fille, miss éthérée au regard d’azur, à la carnation rose-thé, aux cheveux ardents, taillés, semblait-il, dans un rayon de soleil, était une de ces poétiques créatures d’outre-Manche qui contemplent, ravies, les splendeurs du ciel en avalant un verre de rhum. Sur sa mignonne bouche en cœur errait un sourire ineffable, tandis que, du bout de son ombrelle, elle cherchait distraitement à crever les yeux ouverts au fond des crapaudières.

Le capitaine l’observait en grognant. Boutonné dans sa redingote à taille, la tête relevée par un carcan de crin, les lèvres plissées sous sa moustache en brosse, il s’approcha de la jeune fille.

L’Anglais, qui l’aperçut, s’inclina.

— Monsieur,dit-il, vô peut-être achetez, comme moâ, des crapauds pour les maraîchers de London ?

— Monsieur, repartit le capitaine d’un air bourru, je ne comprends pas votre langue.

— Mais, goddam ! je exprimai moâ en français !

— Monsieur, vous ne pouvez pas vous exprimer en français, parce que vous êtes Anglais.

— Mais puisque vô répondez aux paroles de moâ ?

— Monsieur, par amour de mon pays, j’ai toujours refusé de comprendre les fils de la traîtresse Albion. Est-ce clair ? Ne répliquez pas ; assez ! ou je vous fais descendre de vos échasses !

— Mais, sir, objecta la jeune miss, qui ne saisissait qu’imparfaitement les mots, moâ assurai vô que papa n’avait point d’échasses.

— Allons donc, mademoiselle ! Espéreriez-vous me faire croire que ce qu’a monsieur votre père dans le pantalon, ce sont de véritables jambes ? Pour qui me prenez-vous tous deux ?

— Monsieur, balbutia l’Anglais, je ai beaucoup fort le regret d’avoir offensé vô…

— Et moi, monsieur, j’ai doublement le regret d’avoir fait votre désagréable connaissance, car je n’aime ni votre égoïste patrie, ni les sots qui se mettent, comme vous, des bâtons dans les jambes !

Sur cette boutade, le capitaine tourna le dos à l’Anglais, qui ne sourcilla pas.

Ce matin-là, vraiment, le capitaine n’avait pas de chance. Il se trouva nez à nez avec les deux provinciaux, qui parlaient au milieu d’un groupe.

— Cela vous étonne ? disait le citadin ; croyez-moi, cependant, messieurs. Cette fièvre intermittente, qui durait depuis vingt-deux mois, m’avait conduit à deux pouces de la tombe. En vain avais-je avalé des quintaux de quinine. Pâle comme un cadavre, maigre comme un squelette, je ne tenais plus sur pied. Eh bien ! messieurs, un crapaud, mis secrètement dans un sachet et porté durant une semaine sur ma poitrine, m’a radicalement guéri. Il est indispensable, pour l’efficacité du remède, d’ignorer le contenu de l’amulette. Il est même imprudent, paraît-il, de l’ouvrir tout de suite après la cure ; mais je suis un esprit fort… Maintenant, messieurs, si vous désirez savoir à quelle cause doivent être attribuées les vertus occultes de ce laid animal, si c’est à sa bave ou à son venin, je vous prierai d’attendre avec moi la réponse que je suis venu demander à l’Académie de médecine.

— Monsieur, dit le capitaine, vous me rendrez tout particulièrement service en me communiquant cette réponse, car un crapaud m’a guéri moi-même du diabète.

Le visage du provincial s’illumina ; sa bouche s’ouvrit toute ronde.

— Ah ! murmura-t-il avec une agréable surprise.

— Oui, monsieur. Bien plus : ma femme, par le même procédé, fut guérie, l’année dernière, d’un cancer intérieur.

Le provincial rayonnait.

— Ah ! fit-il encore.

— Oui, monsieur, et ce n’est pas tout. Mon oncle, vieillard de quatre-vingt-trois ans, vient d’être sauvé du choléra-morbus de la même manière.

Le provincial crevait de joie.

— Ah ! vraiment, monsieur ! s’écria-t-il avec extase.

Soudain, le capitaine changea de ton.

— D’où êtes-vous, monsieur ? demanda-t-il d’une voix sèche.

— Je suis de Ribérac, monsieur, à votre service.

— Ha ! ha ! vous êtes de Ribérac ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! je m’en doutais !

Le provincial commençait à perdre contenance.

— Seriez-vous, par hasard, un parent de Sganarelle ? continua le capitaine avec humeur.

— Non, pas que je sache… je ne le connais point… Mais pourquoi, monsieur ?

— Parce que votre crapaud ressemble beaucoup à l’onguent dont ce médecin de Molière frotta le garçon qui s’était brisé la tête, les bras et les jambes en tombant du haut du clocher de sa paroisse.

— Monsieur, vous vous moquez ?…

— Non, monsieur, je ne me moque pas des imbéciles ; je les plains.

Le provincial s’aplatit.

Son ami, le campagnard, voulut lui prêter aide.

— Monsieur, dit-il au capitaine, je vous parie un gigot…

Celui-ci le regarda sous le nez.

— Un gigot ou une côtelette ? interrogea-t-il d’un air railleur. Vous ne pariez que ça, vous autres ! Eh ! que ne pariez-vous un dindon, au moins vous serviriez d’enjeu !

— Possible, monsieur ; mais je vous parie ce que vous voudrez… douze gigots, là ! que le crapaud rend les fiévreux à la santé.

— Hein ? vous êtes de Ribérac, vous aussi, n’est-ce pas ? Et je jurerais que vous êtes électeurs tous deux ?

— Mais sans doute.

D’un coup de poing, le capitaine enfonça son chapeau sur l’oreille.

— Voilà, rugit-il, des pleutres qui sont électeurs ; et moi, ex-capitaine de la deuxième du quatrième du trente-et-unième, blessé, médaillé, décoré, retraité, je ne peux obtenir le commandement d’un bataillon de pékins ! Ah ! certes, je ne m’étonne plus que les gouvernements se perdent !…

Pendant cette altercation, l’Anglais achetait des crapauds par douzaines.

Retroussant leurs manches jusqu’aux coudes, les vendeurs plongeaient sans hésitation leurs bras nus dans les tonneaux et livraient les batraciens qui, directement expédiés en Angleterre, ont pour mission de dévorer dans les jardins les insectes nuisibles aux plants de légumes.

Le prix de la douzaine varie, suivant la saison, entre deux francs quarante centimes et six francs.

La jeune miss soupesait un à un les crapauds dans sa main dégantée, leur palpait délicatement le ventre, et quand l’examen répondait à son attente, elle disait un mot : good ou well, et la bête disparaissait dans son panier.

Avec un étonnement très-excusable, l’Égyptien considérait d’un œil trouble cette curieuse scène. Rouge écarlate, son visage ne se distinguait du fez qui lui couvrait le front que par un luisant de vernis.

Sa peau semblait près de craquer comme un satin trop tendu. Aussi gros qu’une tonne, son ventre eût pu servir de crapaudière. On y entendait, du reste, des borborygmes, des bruits pareils à ceux des lieux bas, humides et sales qu’affectionnent les reptiles. Peut-être cet homme appartenait-il à quelque secte de derviches avaleurs de crapauds et se trouvait-il là pour en manger. Mais ce qu’il avalait supérieurement, c’était le vin. Comparés à celui-ci, les trois buveurs de notre fabrique de chapelure n’étaient qu’enfants au maillot. Il avait six poches à son vêtement, et une bouteille dans chaque poche. De quart d’heure en quart d’heure, il en vidait une à longs traits, puis il allait se coller un instant à la palissade, comme certains personnages des kermesses de Teniers, et sans cesse il recommençait ce manège.

Pendant une de ses courtes absences, le capitaine, qui se plaisait à bousculer tout le monde, le rejoignit et, l’appréhendant au collet :

— Monsieur, dit-il, c’est défendu !

— Monsieur, c’est permis au Nil ! riposta l’Égyptien.

Le ciel gris s’abaissait, enveloppant les maisons de teintes nacrées. Au loin, les passants prenaient l’aspect d’ombres mouvantes et les parapluies commençaient à s’ouvrir. De larges gouttes, tombant d’aplomb, se plaquaient sur le sol.

L’Égyptien, qui n’aimait pas l’eau, partit le premier, sans dessiner d’arabesques, en droite ligne, solide comme une statue de bronze coulée sur du granit. Les provinciaux, qui craignaient de gâter leur toilette des dimanches, s’en allèrent ensuite. L’Anglais et sa fille les suivirent de près.

Resté seul, n’ayant plus personne à maltraiter, le capitaine tourna sa fureur contre les crapauds.

— Quoi ? Quoi ? Quoi ?…Vous m’interrogez ?… s’écria-t-il. Vous désirez savoir mon opinion sur votre compte ?… Eh bien ! vous êtes de s….f…. bêtes, incapables de protéger la graine d’épinards que j’avais semée dans mes campagnes.

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