Le père Lazare, camelot des Halles – 1888

Publié le : 21 juillet 20175 mins de lecture

« A côté des Halles, une autre population vit, composée d’éléments les plus hétéroclites, qui gravitent autour des Halles comme des frelons autour d’une ruche ; vendeurs de journaux, camelots les plus divers dont le nombre s’accroit de jour en jour, marchands de gâteaux, qui, par leurs appels et leurs exclamations, augmentent dans une large proportion le brouhaha des pavillons.

Quand ils se sont époumonés à crier leur marchandise, les uns et les autres vont se désaltérer à la marchande de petit-lait, dont l’installation se compose d’un tonneau et d’un baquet ; le tonneau est rempli de petit-lait et le baquet est plein d’eau. C’est dans le baquet que les clients lavent la casserole au moyen de laquelle chacun puise à son tour, moyennant un sou, le petit-lait contenu dans le tonneau.

Parmi ces camelots, il en est un qui mérite une mention toute particulière : c’est le père Lazare, un petit homme, à la figure chafouine et éveillée, aux yeux invraisemblables, que le plus Chinois des sujets du Fils du ciel lui envierait certainement. A soixante-dix ans passés, le bonhomme vend encore des foulards de soie aux marchandes de la marée, arrivant à leur écouler sa marchandise, à force de commérages.

Le père Lazare est une gazette vivante ; si on le trouve chaque matin dans les papillons des Halles, ce n’est point par obligation de travailler pour vivre ; le père Lazare est propriétaire, rue Saint-Denis, d’un immeuble qui lui permettrait de vivre en rentier, comme bien d’autres.

On a souvent essayé de le faire renoncer à venir aux Halles ; plusieurs fois même, s’étant trouvé mal au milieu de la cohue dans laquelle il se complaît, on a été obligé de le ramener chez lui. Rien n’y fait, c’est aux Halles que s’est écoulée toute son existence, — car à peine avait-il dix ans qu’il vendait des épingles sur le carreau des Innocents, — c’est aux Halles qu’il veut mourir.

Le père Lazare a assisté à toutes les transformations des Halles. Il était présent quand Napoléon III, alors président de la République qu’il s’apprêtait à égorger, vint aux Halles poser la première pierre du massif édifice qu’on ne devait pas tarder à démolir, aussitôt son achèvement.

Le président, en costume de général, tunique et pantalon bleu ne prêtait qu’une médiocre attention aux discours prononcés à cette occasion. Il affectait de se faire une garde du corps de la délégation des forts de la Halle présente à la cérémonie. Il allait se retirer, une fois celle-ci terminée, lorsque du sein de la foule des spectateurs partit un cri perçant de : « Vive la République ! » On était encore en République, il n’y avait rien d’étonnant à entendre ce cri sortir de la foule.

Il causa cependant une sorte de stupeur ; le prince président en eut un soubresaut. C’est alors qu’un des forts de la Halle lança d’une voix tonitruante au milieu d’un grand silence, cette exclamation :

— Elle est foutue, ta République !

Comme le prince président recouvrait son sourire stéréotypé, en entendant cette réponse, un ouvrier vint se camper devant le groupe, et s’adressant à l’insulteur, mais regardant en face le futur Napoléon, s’écria :

— Pas si mal foutue que toi, eh chameau !

Le président se retira sans mot dire, fort mécontent de sa journée vraisemblablement. Le coup d’Etat, prédit en quelque sorte par le fort de la Halle, n’en a pas eu moins lieu. Si nous rappelons cette anecdote aujourd’hui, ce n’est certainement pas pour incriminer en quoique ce soit les sentiments de la corporation actuelle des forts de la Halle. Le personnel s’est modifié ; l’esprit de corps s’est transformé ; au reste, ce sont des travailleurs que la politique n’a pas encore gangrenés. »

Paris-vivant – L’estomac de Paris – A. Goffignon – 1888

 

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