Le procès de Victor Dombey – 1854

Publié le : 31 août 201714 mins de lecture

Nous sommes en pleine cour d’assises ; il est dix heures du matin (mardi 31 octobre). M. Barbou préside, M. Labaume doit requérir, Me Nogent-de-Saint-Laurens défendre.

Et défendre qui ?… Un tout jeune homme qui se trouve par-là ; il est blond, il a vingt ans à peine ; et certes personne, pas même Gall, ne s’aviserait de le désigner comme un grand criminel – n’était la place qu’il occupe au dernier étage de ce parc de bancs jaunis et graisseux qui s’étagent en amphithéâtre et aboutissent à une porte étroite qui s’ouvre à ses deux points extrêmes sur la liberté ou sur l’échafaud.

Ce jeune homme se nomme Victor-Jérémie Dombey : Jérémie, un nom rare dans les baptêmes chrétiens et qui ressemble ici à une prédestination. Ce Dombey, ouvrier horloger en chambre, logeait dans la maison de la rue du Petit-Pont, n° 17. Il est né à Beaurepaire, département de l’Isère. A douze ans, et le jour de sa première communion, il débutait par un sacrilège et volait la couronne de la Vierge. Son père, qu’il battait quelquefois, avait aussi à se plaindre de nombreuses soustractions, et un jour Dombey, avec de la poudre, tenta de faire sauter la boutique de ce brave homme. Ces antécédents lui avaient attiré de la part du curé du village et du brigadier de la gendarmerie une prédiction funeste que rappelle M. le président et dont le sinistre à-propos impressionne tout l’auditoire. Ils avaient prédit à cet enfant qu’il monterait un jour sur l’échafaud.

A dix-sept ans, ce jeune homme vint à Paris, et son passage rapide chez plusieurs horlogers y est marqué par des vols nombreux à l’aide desquels il soutenait une vie d’oisiveté et de débauche. Il rougissait de son état et se donnait pour un étudiant recevant de sa famille un subside de 150 fr. par mois.

Celle existence éparpillée à l’aventure entre l’estaminet, les bals de barrière et les mauvais lieux, le conduit à l’hôpital du Midi, où une maladie honteuse le retient pendant vingt-deux jours. Au sortir de l’hospice, il se rend chez madame Girard, la femme d’un de ses anciens patrons, aujourd’hui veuve, et lui demande si M. Grivel, un des fabricants de montres qui fournissaient la maison, n’était pas à Paris. — Non, lui répond madame Girard, il n’y a pas M. Grivel, mais on attend M. Walh. — Où loge M. Walh ? — Je ne sais pas au juste ; mais c’est du côté de la place Notre-Dame-des-Victoires.

Ici, nous ne pouvons nous empêcher de faire une remarque, M. Grivel a été bien heureux de ne pas se trouver à Paris ; c’est lui que visait l’assassin, et c’est Walh qu’il a frappé, un père de famille de 44 ans qui laisse cinq enfants orphelins.

Dombey se met donc en rapport avec Walh, il lui achète deux montres, et plus tard il lui donne un rendez-vous chez lui, rue du Petit-Pont, 17, sous prétexte de choisir une plus forte commande. C’est le lundi 11 septembre, à 11 heures un quart, que Walh, porteur de tous ses échantillons, entre chez Dombey pour n’en plus sortir qu’à l’état de cadavre.

Là, pendant que ce malheureux sans défiance étalait sa marchandise, Dombey, armé d’un bâton d’un mètre se terminant en massue, instrument dont se servent les charcutiers et que M. l’avocat général appelle un assommoir, Dombey assène par derrière un coup de cette arme étrange sur la tête de Walh, qui tombe à la renverse et que l’assassin achève par terre, sans que les cris de l’horloger aient pu être entendus de plusieurs ouvriers tailleurs qui travaillaient à côté, les fenêtres ouvertes, ou des autres locataires habitant sur le même carré. Il est vrai de dire que, pour se mettre à l’abri des regards indiscrets, Dombey avait eu la précaution d’insérer du linge dans le trou des serrures, et que, pour étouffer les cris du malheureux, il avait bourré sa bouche avec un torchon de cuisine pour bâillon.

M. le président fait remarquer l’atroce sang-froid de ce misérable qui reste depuis onze heures et demie jusqu’à trois heures en face de ce cadavre qu’il pousse du pied sous le lit, et qu’il ne songe plus qu’à dévaliser ensuite. On a compté en tout quatre-vingt-douze montres, la plupart en or, ce qui suppose une valeur d’une dizaine de mille francs.

A trois heures il sort, va commander une caisse en bois blanc chez un layetier de la rue de l’Arbre-Sec, et à la nuit il y insère le cadavre dont il avait pris le soin d’attacher les bras sur la poitrine et les pieds au corps pour qu’il occupât moins de place dans cette bière anticipée. De peur que le sang ne suintât à travers le bois, Dombey enveloppe la tête dans la redingote du mort puis il accumule par dessus six robes de femme, un vieux caraco, toute la défroque de ses maîtresses. Un commis-voyageur nomme Cailloux, qui vient le visiter et qu’il se garde bien de mettre dans le secret, prête une corde pour attacher cette caisse et aide Dombey à la transporter dans un fiacre qui conduit les deux amis et le cadavre à la gare du chemin de fer de Lyon. La caisse est déposée au bureau des objets non enregistrés, car Dombey annonce qu’il la fera inscrire le lendemain en partant lui-même. Un sous-facteur, Antoine Tranchet, lui demande s’il faut veiller sur cette caisse. « Ce n’est pas la peine, répond Dombey ; il n’y a pas de danger qu’on la vole. »

Après le dépôt du cadavre, Dombey se rend, dans le même fiacre, à là Closerie des Lilas, où il passe la soirée à danser et à boire avec la fille Charpentier. Le même soir il s’efforce de faire disparaître les traces de l’assassinat et du vol : il disperse dans la rue de la Bûcherie le sac, le calepin et les boîtes de Wahl et le lendemain, mardi 12 septembre, le sieur Giot garde de l’hôtel-Dieu, trouve près de la salle des morts, — quelle coïncidence ! — le pilon-massue dont s’était servi l’assassin, et que, de la rue, il avait lancé par-dessus le mur dans l’enclos de l’hôpital.

Il nous a paru curieux de reconstruire, avec les éléments des débats, l’emploi du temps de ce scélérat après son crime. Le lundi 11, il commet l’assassinat et passe la soirée au bal. Il n’ose retourner coucher chez lui pour des raisons que le lecteur comprend et qu’il nous épargnera le dégoût de préciser. Il va donc coucher chez un étudiant de ses amis nommé Joyé, avec lequel il fait la partie d’aller le lendemain à Mabille. Le lendemain, mardi 12, il part de chez l’étudiant à neuf heures du matin pour aller à ses affaires, et le soir, à cinq heures, il revient dire à son compagnon qu’il ne peut pas aller à Mabille parce qu’il est trop fatigué. Et alors il se rend rue de l’École-de-Médecine, chez la fille Charpentier, dont nous avons parlé déjà, une fille de dix-sept ans avec laquelle il avait fait connaissance la veille à la Closerie des lilas. C’est là qu’il passe la nuit, une nuit agitée et durant laquelle il se lève trois fois et rallume la bougie pour brûler des papiers et des lettres.

Le jeudi, nous le retrouvons complètement ivre à la Closerie des lilas, et le lendemain, vendredi, il passe au café, avec ses compagnons de débauche, son dernier jour de liberté.

Ce crime et les antécédents de l’accusé ne laissaient aucune place à l’intérêt. Le dégoût avait envahi les esprits et glacé les cœurs. Il n’est pas jusqu’à l’un de MM. les huissiers qui, chargé par M. le président de mettre sous les yeux de l’accusé des pièces de conviction, ne parvenait pas à dissimuler sa répulsion et son horreur.

Ce crime en rappelle un autre, commis il y a trois ans par un jeune homme de dix-huit ans nommé Viou. Celui-là avait enfermé aussi dans une caisse un marchand de bronzes de la rue Saint-Honoré, le malheureux Poirier-Desfontaines. Il l’expédiait également par un chemin de fer, supposant que le cercueil de cet homme était la propre malle du défunt sur laquelle, pour plus de vraisemblance, il avait attaché la canne, le parapluie et un sac de nuit bourré de plusieurs mouchoirs, sous prétexte que Monsieur était fort enrhumé.

Cet aplomb de scélératesse, ce cynisme dans le crime à un âge si tendre déconcerte et confond les physiologistes. Ce sont là des exceptions et des monstruosités morales. Le vrai, ce vrai qui n’est pas vraisemblable, les saisit et les signale, sans que la théorie puisse les classer et sans que la science les explique.

La tâche de la défense était déjà ingrate, comme tenue, mais elle était impossible comme but. C’était plutôt pour l’avocat un devoir et pour la justice une obligation, qu’une utilité pour l’accusé. Me Nogent de Saint-Laurent, nommé d’office, a trouvé moyen, sans trahir la lueur d’espoir qu’il avait à chercher dans les cendres froides qui l’environnaient de toutes parts, d’être digne et de parler un langage élevé et senti. C’était là tout ce qu’il devait être, et tout ce qu’il pouvait faire. Il eût été insensé d’attendre davantage de toutes les paroles humaines. Un seul homme ne croyait pas à la condamnation à mort, et celui-là c’était l’accusé. Quelques minutes auparavant, durant une suspension d’audience, il avait dit au gendarme le plus rapproché de lui : « J’ai bien peur d’en avoir pour quatre ou cinq ans. » Aussi le prononcé de la sentence a-t-il réveillé chez Dombey une grande surprise, mais aucune autre émotion. S’il a tenu durant toute l’audience un mouchoir à la main, ce n’était pas pour cacher ses larmes, il n’en a pas versé une seule , mais pour essuyer la sueur de son front.

Victor Dombey fut exécuté le 7 décembre, à huit heures du matin. Pendant qu’on lui coupait les cheveux et le col de sa chemise, il dit à l’exécuteur : « Surtout n’allez pas me manquer ! » On voulut lui mettre aux pieds les souliers vernis qu’il portait habituellement ; mais comme on éprouvait quelque difficulté à le chausser, « Merci, dit-il, ne prenez pas la peine, le chemin n’est pas si long ; des savates me suffiront. » Il traversa à pied la cour de la prison de la Roquette. L’échafaud avait été dressé dès le matin sur la place qui fait face au grand portail de cette prison. Dombey ne fut ni étourdi par le murmure de la foule ni épouvanté par la vue de l’échafaud. Il conserva son sang-froid et s’agenouilla sur le premier degré. Puis, après une courte prière, il monta seul les marches et se livra aux exécuteurs qui, en trois secondes, eurent accompli l’œuvre de la justice humaine.

Cela tient à un perfectionnement apporté dans le mécanisme de l’instrument du supplice.

La première expérience du nouveau perfectionnement a été appliquée à Dombey, et, d’après les journaux, a donné les résultats les plus satisfaisants. Ce témoignage de satisfaction semble bien fourvoyé dans cette circonstance. Il fait un peu trop contraste avec le résultat de l’instrument.

Quoi qu’il en soit, voici en quoi consiste la modification tant vantée. Une disposition particulière des courroies permet de lier en une seconde le patient, et des galets adaptés dans les rainures, à travers lesquelles glisse l’instrument, accélèrent sa chute, de telle sorte que l’exécution a lieu avec une rapidité foudroyante.

C’est cela ! Et nous voyons bien maintenant en quoi consiste ce progrès. L’échafaud a voulu, comme le chemin de fer, avoir sa grande et sa petite vitesse. La petite vitesse, c’est le système d’hier à Paris, le système d’aujourd’hui en province ; la grande vitesse, c’est le système parisien inauguré l’autre jour, nous dirions au bénéfice de Dombey, si nous voulions tomber dans les résultats les plus satisfaisants.

Frédéric Thomas (1814-1884) – Petites causes célèbres (1854-1858)

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