Le Restaurant des pieds humides – 1910

Publié le : 10 mars 202010 mins de lecture

« A côté des ambulantes, voici au Restaurant des pieds humides, la marchande de café, la marchande de pommes de terre frites, la marchande de journaux. Celles-ci sont des sédentaires. Les « restauratrices » des pieds humides et les marchandes de pommes de terre frites louent une encoignure à un marchand de vin ou bien s’entendent, — surtout les marchandes de café dont les mastroquets ne toléreraient pas la concurrence, — avec un concierge pour s’installer sous une porte ; elles donnent pour cela de 15 à 20 francs par mois, soit de 170 à 240 francs par an, — loyer formidable en somme, car il faut en débiter des frites, des beurrées ou du café au lait à dix centimes pour arriver à mettre de côté une pareille somme !

Les pieds humides tendent à disparaître. A cela rien d’étonnant, car leur clientèle se recrute surtout parmi les miséreux, et la chasse faite à quiconque a l’audace de ne pas posséder de domicile, les rafles fréquentes autour des Halles, les auront bientôt tous réduits à néant. — Si vous êtes noctambule et qu’il vous soit arrivé de passer une partie de la nuit aux Halles, vous avez certainement vu l’une de ces femmes installée sous une porte, devant un fourneau à charbon de bois, et faisant griller du boudin, des saucisses ou des crépinettes de qualité douteuse. Quand la chose est rissolée, elles fendent en deux un morceau de pain, y introduisent la viande, saupoudrent de poivre, arrosent de vinaigre, et en voilà pour quatre sous.

Certaines vendent aussi des arlequins, horribles mélanges où l’on trouve pêle-mêle des arête.s et des têtes de poisson, des os peu garnis, des haricots, des tronçons de pommes de terre, des débris de ragoût, tous les détritus, tous les rogatons, tous les fonds d’assiettes des restaurants de bas étage. Cela vaut deux sous la portion. — D’autres vendent de la soupe aux choux ou à Toignon à cinq centimes le bol. Elles sont, en général, compatissantes, malgré leur aspect de sorcières shakespeariennes remuant en leur marmite des mélanges suspects. Si vous passez à leur portée, elles vous interpelleront fort charitablement et vous prieront d’offrir quelque nourriture à la clientèle de meurt-de-faim et de guenilleux qui les entoure, dans l’espérance d’une régalade de la part de quelque pékin chic.

A l’aube elles disparaissent ; personnages hoffmannesques qu’elles sont, créatures de ténèbres instituées, dirait-on, pour ces êtres misérables que la nuit sociale enveloppe. Elles gagnent environ 1 fr. 50, 2 francs au grand maximum.

La Marchande de pommes de terre frites a pour clientèle ordinaire et assidue les petites ouvrières, les trottins, les apprentis de toutes professions. Il n’est pas rare de voir deux amies acheter pour quatre sous de frites et s’installer à la terrasse d’un marchand de vin ; elles demandent un demi-setier, et c’est là tout leur déjeuner, le lundi surtout. — D’ailleurs ces frites sont en général assez savoureuses, bien que, s’il faut en croire certains dires qui ont cours parmi les gens du peuple, la marchande se serve de graisse de chien. . Comment pourrait-elle s’en procurer en quantité suffisante ? Mystère ! En tout cas, la légende existe. Mais n’allez pas lui demander quelques renseignements à ce sujet, elle serait capable de vous coiffer avec sa poêle à frire. A l’en croire, elle ne se servirait que de pur saindoux. — Il faut, paraît il, une expérience spéciale pour arriver à obtenir de bonnes frites. La cuisson demande une surveillance constante, et il y a un point juste qu’il faut atteindre et ne pas dépasser. Le métier est du reste fatigant et malsain, car la marchande est sans cesse debout devant son fourneau ; elle est exposée aux courants d’air, aux brusques rafales de pluie, souvent au soleil en été. Puis il faut garderies pommes de terre de la poussière, pelurer dare-dare quand la vente donne^ et avoir l’œil subtil pour faire face aux mauvais tours des gamins.

« C’est pas bien chouette, allez, citoyen, nous disait une vieille marchande de frites bellevilloise qui a fait la Commune et fut déportée à la Nouvelle ; encore si ma gueuse de fille voulait m’aider, mais elle aime mieux balader son « panier à crottes » dans les bastringues… Et puis qu’est ce qu’on gagne ? le pain et l’eau quarante…, cinquante sous tout au plus, et encore le dimanche, quand les « bergeois » sortent leur viande… Ah ! malheur ! quand donc que ce sera la prochaine sociale ? »

Il faut dire que toutes les marchandes de frites ne sont pas des révolutionnaires comme cette citoyenne de Belleville. Beaucoup viennent de province et n’aspirent qu’à y retourner, quand leur mari, facteur dans une gare ou porteur aux Halles, aura sa retraite.

Quelques marchandes de frites ont une clientèle spéciale en faveur de laquelle elles cuisinent des ragoûts, des mirotons, des pot-au-feu au bouillon soigneusement dégraissé qui sont consommés sur place ou emportés à domicile. Tous ces suppléments sont exécutés dans la pauvre petite échoppe, et ont un fumet fort engageant. — Ah ! les dessous des petits métiers de Paris, combien curieux !

La Marchande de café, installée sous un porche ou à l’angle d’un pont dès le petit jour, prépare son café pur ou au lait sur un fourneau en tôle cylindrique alimenté avec de la braise ; certaines emploient une sorte de percolateur. Bizarre boisson que ce café, qui est surtout de la chicorée additionnée de cassonade, et, s’il est au lait, ce lait est fortement baptisé. D’aucunes ont l’audace de préparer du chocolat. — Quel chocolat ! — Elles ont pour clientèle les ouvrières des ateliers, beaucoup d’ouvriers, les petits employés, pour qui la crémerie est encore trop chère. Tout ce monde achète un croissant d’un sou et mange groupé autour d’elle en faisant la causette. Les habitués sont ceux qu’elles soignent davantage. Elles gagnent environ 1 fr. 50 par matinée.

Il y a encore les marchandes de sirop de calabre, — sirop de cadavre, disent les petites ouvrières aux anémiques plaisanteries, — mais c’est Tété principalement que cette spécialiste opère, et elle ne nous inspire aucun particulier intérêt.

La Marchande de journaux est peut-être la plus élevée dans la hiérarchie des petits métiers. D’abord, elle loue un kiosque à la ville. Ensuite, comme elle lit les journaux, qu’elle a une mise assez correcte, et qu’elle est presque toujours d’un certain âge ; elle jouit d’une incontestable autorité dans les régions voisines de son kiosque. Généralement elle tient commerce d’amitié avec la concierge de la maison d’en face, et ce sont de longues conférences sur les faits et gestes des locataires. Elle reste toute la journée immobile dans sa. cage de verre, les pieds sur une chaufferette, savourant les feuilletons les plus divers.

Toutes les aventures terribles qu’elle s’assimile se brouillent un peu dans sa tête ; elle fait volontiers épouser le banquier juif et scélérat par la jeune fille séduite, elle donne l’explorateur sympathique échappé à de vagues Pahouins pour amant à la duchesse empoisonneuse ; mais ceJa ne Tempêche pas d’être une prude personne et de bon conseil, quoiqu’un peu romanesque. Son commerce est assez aléatoire, car elle doit lutter contre la concurrence des crieurs ambulants, et puis il y a force feuilles qui cultivent le bouillon avec une régularité désespérante ; néanmoins, surtout en temps d’événements imprévus, de procès sensationnels, d’élections ou de fêtes patriotiques, elle arrive à ajuster à peu près son maigre budget. Il est vrai qu’elle est exposée à voir son kiosque saccagé, renversé ou incendié, comme cela est arrivé dans ce Paris qui s’amuse parfois à jouer l’émeute ; heureusement, il n’y a pas des perturbations de la rue tous les jours ; aussi la marchande de journaux touchant de 25 à 35%, selon les journaux vendus, arrive à gagner des journées qui varient de 3 à 8 francs.

Nous en aurons fini avec les petites boutiquières en plein vent, lorsque nous aurons signalé au passage toutes les marchandes improvisées des dimanches, jours fériés et jours de soleil, qui sont encore des jours fériés. Celles-ci s’établissent dans les endroits où la foule doit affluer, aux Champs-Elysées, où vont les bonnes d’enfants et les gamins, à Longchamps les jours de courses et de revues, au parc Chaumont, à Montsouris et sur les boulevards extérieurs. Elles vendent des pains d’épices, des « bonbons à la crasse », comme disent les gosses, des fruits, des gâteaux douteux, de la limonade et des sirops. Leur installation est des plus primitives, une méchante baraque couverte de toile, sinon une petite table posée sur des tréteaux. Ces marchandes mobiles sont assez misérables ; leur petit commerce va cahin-caha, est très incertain et offre des gains qui vont de 1 à 5 francs par jour. »

Octave Uzanne — Parisiennes de ce temps — En leurs divers milieux, états et conditions — Etudes pour servir à l’histoire des femmes, de la société, de la galanterie française, des mœurs contemporaines et de l’égoïsme masculin — Ménagères, Ouvrières et courtisanes, bourgeoises et mondaines, Artistes et comédiennes —1910

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