Le Temple – Etude de mœurs parisiennes – 1857

Publié le : 10 mars 202035 mins de lecture

— Savez-vous ce que c’est que le Temple ?… Si vous êtes riche, ma question vous fera faire la moue et vous répondrez dédaigneusement : « A quoi bon connaître le Temple ? »

Si vous êtes pauvre, ô ami lecteur, vous soupirerez avec convoitise, en répliquant : — « Hélas ! je ne le connais pas assez. »

Le Temple a ses mœurs, son langage, ses us et coutumes, son histoire nationale, son patriotisme, ses admirateurs et ses ennemis. C’est le dernier monument païen élevé au dieu Hasard et à la déesse mi-chauve : l’Occasion. Le Temple de Paris, c’est la ressource du pauvre, c’est la Providence des petites bourses, c’est la terre promise des nécessiteux.

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Sa célébrité est européenne ; toutes les villes de France nous l’envient ; c’est l’établissement le plus populaire de Paris. Demandez où bon vous semblera le chemin du Temple, dans le faubourg Saint-Germain, la rue Picpus, les Champs- Elysées, à Belleville, aux Thernes, à Mont-Parnasse ? Partout vous trouverez un boutiquier, un passant, un gamin, qui vous indiquera, sans hésiter, ce bazar de la guenille, ce caravansérail des bottes éculées, ce capharnaum des vieux chapeaux et des frais rubans ; ce pandæmonium habité par la ruse, la probité, l’intérêt sordide, la richesse, la misère, l’infamie, l’honneur, l’habileté, toutes choses qui hurlent, en se rencontrant côte à côte, sous le quadruple hangar nommé le Temple.

Ces quatre hangars, examinés à vol d’oiseau, ressemblent à des sphinx égyptiens accroupis, et gardant les abords de la Rotonde, un gros bâtiment à colonnes écrasées.

En effet, le Temple est un sphinx qui ne dit jamais le mot de son énigme.

Qui croit le connaître ne le connaît pas.

Tout est mystère pour le profane qui pénètre, pour la première fois, sous ces hangars noircis par le hâle des vents et l’humidité des brouillards. S’il écoute en observateur minutieux, il se croit transporté au fond de quelque mystérieux puits de l’Inde, où sont réunis les affiliés aux mystères d’Isis, la bonne déesse.

Topographie

Les bâtimens du Temple sont encadrés : 1° par la rue du Temple, en face de l’église Sainte-Elisabeth ; 2° par la rue Dupetit-Thouars ; 3° par la Rotonde ; 4° et par la rue Percée.

Au point central des quatre carrés est situé le bureau de l’inspecteur du marché, M. Straubharth, un homme intelligent, juste, obligeant, doux, et cependant très ferme. C’est le juge de paix sans cesse placé entre l’acheteur molesté et la marchande criarde.

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Les quatre carrés

L’ensemble de ces compartiments, percés d’innombrables ruelles, contient 1,888 places, pour lesquels il y a 900 titulaires.

Jadis, un marchand pouvait occuper autant de places qu’il en désirait ; aujourd’hui, on ne lui accorde que quatre places au maximum.

Les places sont louées à la semaine, moyennant la somme de 2 fr. 35 c. sur lesquels 2 fr. 10 c. reviennent à la ville, et 25 c. aux douze gardiens qui veillent nuit et jour sur le marché.

Le Temple rapporte, en moyenne, 200,000 fr. à l’administration municipale.

Toutes les places ne sont pas également bonnes, celles du centre ne valent pas les échoppes fortunées qui regardent la rue du Temple, la Rotonde et la rue Dupetit-Thouars.

Les deux carrés qui sont à la droite du grand passage central se nomment la série rouge, les carrés de la gauche forment la série noire.

Guide du voyageur dans la Forêt-Noire et autres lieux circonvoisins

Lecteur, n’ayez pas peur ! la Forêt-Noire dont il s’agit est, tout bonnement, un des quatre grands compartiments du Temple.

Mais commençons par le commencement.

Palais-Royal

Le premier carré, — le plus renommé, parce qu’il est le rassemblement des objets de luxe, — est décoré du titre de Palais-Royal. On y trouve par ci, par là, des marchandes jeunes, jolies, et même polies avec les gens qui marchandent sans acheter ; qualité excessivement rare et qu’il faut se hâter de signaler.

L’une des plus charmantes actrices des Variétés a été longtemps boutiquière au Temple.

Je ne vous nommerai pas toutes les artistes dramatiques qui, après avoir végété ou brillé quelques années sur la scène, sont venues prendre boutique au marché. Faites comme moi, promenez-vous dans le Palais-Royal, vous les reconnaîtrez.

palais royal

Le genre de marchandises qu’on exhibe dans ce carré se nomme des frivolités. Ce sont des chapeaux de femme, des fleurs, des rubans, du velours, des dentelles, des robes, des bijoux en faux, des costumes, et tout ce qui concerne la défroque théâtrale.

C’est le rendez-vous de beaucoup d’actrices qui ont des rôles nouveaux à établir. On y rencontre aussi les jeunes premiers du boulevard qui achètent, chez madame Dottman, des gants nettoyés à 50 centimes, et des gants superfins à 60 et 75 centimes.

On y voit aussi des lorettes dans la panne qui, pour aller en partie fine, se paient un chapeau retapé de 6, 5 ou même 3 francs. Quant aux bibis d’occasion, ils ne se vendent guère plus de dix sous, tandis que le bonnet prolétaire se maintient encore à un franc.

C’est au Palais- Royal que s’approvisionne la grisette, qui a économisé sou à sou pour s’habiller à Pâques ou à la Toussaint.

Ce n’est pas seulement le laborieux ouvrier et la pauvre cabotine qui visitent le Temple. Voyez cette grande dame parée de velours et de fourrure. Elle descend de sa voiture armoriée devant Sainte-Elisabeth, et s’engouffre sournoisement dans les ruelles du bazar. Voyez aussi ces lorettes parcimonieuses qui font provision d’élégance à bon marché et de comfort dans les prix doux. Un galant leur a donné quelques billets de mille francs pour s’acheter un cachemire. Elles viennent en faire emplette au Temple, et placent le reste de leur argent en actions de chemins de fer.

Pavillon de Flore

Voici le carré du drapeau, surnommé Pavillon de Flore, par analogie au pavillon de ce nom qui, aux Tuileries, supporte le drapeau national.

Ici, plus de brillantes frivolités : c’est la bourgeoisie à côté de l’aristocratie nobiliaire ; l’utile succède à l’agréable. On n’aperçoit qu’amas de matelas, de couvertures, d’objets de literie, de layettes, de rideaux et de modestes robes d’indienne.

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Le nom du troisième carré ne demande qu’à glisser de notre plume, et nous hésitons à le tracer…. mais le devoir commande, la vérité n’admet pas les demi-révélations. Tant pis pour les gens trop délicats, nous dirons donc que ce carré a été surnommé par ses primitifs habitants :

Le pou volant

On prétend que ce surnom n’est pas une diffamation. Parcourons donc avec précaution les domaines de cet insecte aux ailes mythologiques.

Dans ce quartier s’étalent les nippes les plus sales, les guenilles les plus ignobles, le chenet malpropre, le cadenas rouillé, la clef veuve de serrure, le piton cyclopéen, le clou centenaire, la lime sans dents, la scie sans voix, toute la ferraille infecte repêchée aux égouts ou dans les immondices de La Villette. C’est le tonneau des Danaïdes, toujours plein, toujours vide, où viennent se déverser le sac du marchand d’habits ambulant, la hotte du chiffonnier et la sébile du gratteur de ruisseaux nocturne.

Eh bien ! il y a quelque chose de plus curieux que ce carré, c’est le quatrième quartier, qu’on a baptisé :

La Forêt-Noire

Ce nom lui vient-il de l’aspect sombre que lui donnent les noires chaussures régnant en souveraines ?…. ou n’est-ce pas plutôt parce qu’en la Forêt-Noire on est volé comme dans un bois ?

Le titre officiel des cordonniers du Temple, est marchands de bottins, leur sobriquet fafioteurs. Il est rare, qu’en fait de chaussures, l’acheteur ait à se louer du neuf qu’il acquiert en ce local. Quant au vieux, nous en parlerons à propos du grand art de mastiquer le bottin.

La lisière de la Forêt-Noire est occupée, du côté de la rue Dupetit-Thouars, par une formidable ligne de fripiers, rompue à deux ou trois endroits par l’étalage des marchands de malles et autres articles de voyage.

L’argot du Temple

Ainsi que la Bourse, le théâtre, la peinture, le clergé, l’état militaire et tous les corps de métier, le Temple a un jargon qui lui est propre. Il forme même, avec la jargon des saltimbanques, celui qui se rapproche le plus du véritable argot, l’argot des voleurs le plus imagé, le plus savant et le plus remarquable de tous.

Le marchand d’habits qui court les rues s’y nomme chineur ou roulant. Le négociant qui lui achète ses nippes et les restaure pour les revendre s’appelle ressuceur ou rebouiseur. La courtière qui les vend sur le Carreau est une râleuse. Les cambrousiers forment une espèce de bande noire qui achète tout, depuis la ferraille d’un liard jusqu’au mobilier de 30,000 francs.

Le Carreau est la place comprise entre le Temple et la Rotonde. C’est le parquet, la Bourse du marché. Le Carreau a ses beauces (patrons) et ses beauceresses, renommés comme les agents de change du boulevard des Italiens. Son Tortoni est le cabaret de l’Eléphant, situé sur la place de la Rotonde. On n’y parle pas prime, report et fin courant, mais on y cause fortement de pistole, de croix, de point et de demi-point.

Or, la pistole veut dire dix francs ; la croix, six francs ; la demi-croix, trois francs ; le point, un franc ; le demi-point, cinquante centimes, et le rond un sou.

Un chapeau de femme est nommé pittoresquement un décrochez-moi ça ; un chapeau d’homme une niolle, et le chapelier un niolleur. Venir vendre ses vêtements est appelé bibelotter ses frusques ; s’habiller, se renfrusquiner ; le pantalon est un montant, l’habit une pelure, la chemise une limace. N’avoir pas le sou s’articule nib de braise, ou sa variante nisco braisicoto, et tromper un client monter un gandin.

daumier

Un mystère dévoilé

Il y a diverses façons de cacher aux profanes le prix minimum que doit accepter la fille de boutique ou le commis.

Une des combinaisons assez généralement employée est celle-ci :

Le mot COMPAGNIE, avec ses neuf lettres, sert de clef Fichet à ce système d’arithmétique. C représente le chiffre 1, et ainsi de suite.

C O M P A G N I E – W
1 2 3 4 5 6 7 8 9 – 0

Lorsqu’il y a sur un objet les lettres c.o.a.w., cela veut dire que son dernier prix est — 12 fr. 50 c. Avis aux acheteurs.

Il y a une dizaine de mots de ce genre usités au Temple.

Les marchands fantaisistes et farceurs ont :

B A I S E M O N . . (sans l)
1 2 3 4 5 6 7 8 9 0

Certaines boutiquières ne marquent qu’en chiffres, et, ordinairement, le milieu de la somme inscrite désigne le chiffre vrai.

Exemple 8132 signifie 13 fr.

Il est facile de varier à l’infini, avec un tel système de marque.

Conseils aux gens du monde, ou l’art de briller à peu de frais en société

L’art de savoir acheter au Temple exige un certain tact une sorte d’initiation qu’on n’acquiert qu’en le fréquentant.

Si ce bazar a ses inconvénients pour le néophyte, il est d’un grand secours pour l’initié indigent.

Le pauvre peut s’y vêtir des pieds à la tète, moyennant quarante sous

Pantalon d’été.. 50 c.
Saute-en-barque.. 55
Escarpins d’occasion.. 25
Casquette.. 20
Chemise échangée.. 50

Total. 2 f. c.

Qu’est-ce qu’une chemise échangée ? allez-vous demander.

Apprenez qu’il y a au Temple des échoppes où l’on échange, séance tenante, sa chemise sale contre une propre. On passe derrière un paravent ; la marchande jette une chemise blanche et reprend en échange la chemise portée. Cela coûte cinquante centimes ; c’est un prix fait comme les petits pâtés.

Si l’acheteur a quelque affection pour les chaussettes ; il peut s’en procurer le luxe, à raison de dix centimes.

Quiconque est possédé de la coquetterie du faux col va faire un tour chez madame Lachambre, il en voit des pointus, des ronds, des carrés, des prétentieux, des modestes, qu’il peut acquérir à bon compte.

Voici le tarif : Echange d’un faux col sale contre un propre, 1 sou.

Achat de trois faux cols sans abandon, 2 sous.

Nous ne faisons pas de fantaisie : tous les prix que nous désignons sont de la plus stricte vérité. Cependant ne croyez pas que, pour les obtenir, il suffise de se présenter au Temple comme dans une boutique à prix fixe. On y surfait énormément, et nous ne saurions trop le répéter :

L’art d’acheter au Temple exige un apprentissage.

Tel revendeur demande quarante francs d’un objet qu’il finit par laisser pour cent sous.

Règle générale : le marchand ne base pas sa demande sur la valeur de la marchandise, mais sur le besoin que le client semble en avoir.

Code de l’acheteur

N’entrez jamais dans une boutique du Temple sans en avoir été prié par le vendeur ou son commis. Si vous y pénétrez tout d’abord, sans invitation, le marchand se dit : — Ou ma camelotte a plu à ce monsieur, ou sa vanité lui fait craindre d’être reconnu par ses connaissances. Il payera bon. Quiconque entre si crânement a le gousset garni.

Et le négociant tient la dragée haute.

Si au contraire, c’est à force d’importunités qu’un passant met le pied chez lui, le commerçant se dit : — Il faut séduire le client par la belle occasion. Et, comme il n’opère ce genre de racolement forcé qu’aux jours de ventes faibles, aux veilles d’échéances, il diminue volontiers ses prétentions.

Tout bon acheteur doit pratiquer le système de l’indifférence.

Marché du Temple

Diagnostic

Je ne puis me lasser d’admirer la sûreté de coup d’œil avec laquelle la fille de boutique devine, en une seconde, le côté malade de la toilette du passant.

Notez ceci : les hommes qui racolent ne sont jamais aussi habiles que les femmes.

Quand l’une de ces fines mouches crie au passant : — Monsieur, nous avons de beaux pantalons, des pantalons à la mode… à la mode ! — Soyez persuadé que l’homme qui passe a un pantalon qui n’est plus de mode.

Si elle ajoute : — Tout neuf, monsieur ; — c’est que son pantalon est vieux.

Si elle dit : — Bien chaud ! — c’est qu’elle a vu grelotter le pauvre hère.

Un passant, mal vêtu, lui a-t-il lancé un regard moqueur, elle lui criera : — Ça rend les hommes beaux, monsieur ; voyez donc mes pantalons… ils ont des fonds… eux.

Ce eux est prononcé d’une façon outrageante.

0 bossus, cagneux, bancals, borgnes, manchots ! si vous n’avez point l’intention d’acheter, ne passez pas trop près des friperies. A votre premier refus, on vous proposera les modes les plus saugrenues. — Au bossu, ce sera une redingote « à la Mayeux. » Au bancal, on dira — « Examinez donc nos manches de veste, vous devez vous y connaître. Profitez de ce que les affaires vont cahin-caha. » On félicitera, avec aplomb, le louche — « de pouvoir regarder, en même temps, la Bastille et la Madeleine. »

Gare au patient qui se fâche ! Il voit fondre sur sa personne une nuée de quolibets, un déluge de mots risqués, une avalanche de sarcasmes qui l’étourdit.

Voyage en zig-zags

Au Temple, certains objets de toilette n’ont aucune valeur, un habit noir, par exemple ; parce qu’il est très peu demandé dans la classe ouvrière. On trouve facilement, pour quatre francs, un bel habit noir.

La vieille mère Coupry, — une bonne femme qui se tient toujours au Carreau, sur son tabouret, — a la spécialité des gilets blancs. Leur cours moyen se maintient toujours à dix sous.

Les acteurs connaissent l’échoppe de Lelièvre, où les perruques sont entassées, à la façon des sardines, dans un tonnelet. La perruque varie de trente sous à cent francs.

Les fleuristes vendent des tours de tête tout frais pour cinquante centimes.’

Un corset neuf va de un franc cinquante centimes à deux francs.

Les bas de femme (occasion) ne valent guère plus de douze sous, dix sous et même six sous la paire.

Ces prix, jetés au hasard, prouvent le bon marché de divers articles dans ce grotesque bazar parisien. Mais à côté de la robe de toile qu’on vend quinze sous, on rencontre la robe de soie qu’on vend deux cents francs, les dentelles de trente louis et le vrai cachemire de l’Inde, qui représente plusieurs billets de mille francs.

Car le Temple a sa clientèle riche comme il a sa clientèle pauvre.

Les matadors de l’endroit

Entrez dans l’échoppe de Wail pour y acheter une modeste paire de rideaux de cent sous, et il vous conduira dans ses vastes magasins de la rue Dupetit-Thouars, où vous pourrez dépenser cinquante mille francs si vos moyens vous le permettent. Je vous le souhaite.

Là, vous verrez tout ce que le luxe a enfanté : les tapis somptueux, les pendules les plus splendides, les glaces énormes, les ameublements grandioses. C’est Wail qui a acheté la majeure partie des mobiliers provenant de la vente des châteaux de la famille d’Orléans.

Le Temple a ses matadors, parmi lesquels on cite : d’abord Wail le tapissier, puis Servière le tailleur, à la Pomme d’or. Celui-ci donne du travail à cent ouvriers, occupe six places au marché, fait des achats de quarante mille francs de drap, et fournit d’effets de confection presque tous ses collègues fripiers.

Il y a encore Beaumont, à la Grâce de Dieu, un assez curieux type de vendeur d’articles de voyage ; madame Gillet, à la Coupe d’or ; Damard, à la Redingote grise ; Lebel, dans l’article matelas ; madame Laserme, dans la lingerie et les layettes ; et Béguin, le marchand de rubans, de châles et de nouveautés, qui occupe à lui seul dix-sept places : c’est le dernier grand cumulard.

Il y a encore Desmazures, parmi les marchands d’ustensiles de ménage ; Adenet, au Sapeur pompier, parmi les cordonniers ; Nody, qui vend des outils d’horlogerie et de menuiserie ; et madame Letellier, une fleuriste à laquelle les femmes de théâtre accordent l’élégance et le bon goût.

Le carreau

Le Carreau, ou parquet de la Bourse aux défroques, sert de trait-d’union entre le marché du Temple et la Rotonde.

Le marché ouvre à six heures en été, et à huit heures moins vingt minutes en hiver. Il ferme à huit heures en été et à cinq heures en hiver.

La cloche qui annonce l’ouverture du Carreau sonne à onze, heures. La fermeture a lieu à deux heures.

La Rotonde du Temple

La Rotonde est une grande maison ovale, ornée de piliers formant un péristyle médiocrement beau. Elle est habitée, au dehors, par des fripiers de toutes sortes ; et, au dedans, par des cohortes de niolleurs, fafioteurs, chineurs, ressuceurs, rebouiseurs, chardonneurs et cambrousiers.

C’est une véritable caserne desservie par douze escaliers et contenant plus de mille locataires.

Rotonde du Temple

C’est là qu’habitent les grands-prêtres du culte de l’Occasion. Presque toutes les boutiques arborent cette annonce : Fait des envois en province et à l’étranger.

L’enseigne n’est pas menteuse. Tel marchand, M. Giroux, par exemple, traite avec tous les maires des petites communes de France, pour habiller, à ’bon marché, les gardes nationaux de leur localité. Il fait un négoce considérable et un crédit énorme aussi n’a-t-il pas de rivaux à craindre.

La maison Bienfait, à l’Aigle impérial, a pour spécialité le carrick des cochers de fiacre, qu’il confectionne avec des débris de capote de la troupe de ligne.

C’était chez les marchands de la Rotonde du Temple, que Don Pedro, Don Miguel et autres prétendants habillaient leurs troupes.

L’empereur Soulouque s’y approvisionnait aussi. Voici, dit-on, l’événement qui l’y a fait renoncer.

Faustin Ier

Soulouque avait commandé au Temple l’équipement complet d’un bataillon de garde impériale. On lui expédia sur-le-champ, habits bleus à plastrons blancs, culottes blanches, guêtres noires et shakos-tromblons ornés de plumets, guirlandes et plaques de cuivre en carré long, selon l’ordonnance de notre première ère impériale.

Cet uniforme obtint un succès marqué, au déballage, devant la cour moricaude de Faustin Ier.

On prépara lestement une grande revue de troupes, et, des dignitaires français, traversant le pays, furent invités à venir admirer le nouvel uniforme des soldats de Soulouque. La revue commence, les troupes manœuvrent et défilent. Nos Français s’amusent médiocrement à l’aspect de ces négriots enrégimentés.

Tout à coup, une musique guerrière annonce l’arrivée du fameux bataillon vêtu à la française. Le monarque interroge nos compatriotes du regard. Ils aperçoivent les shakos, et, soudain, ils partent ensemble d’un si violent éclat de rire que Soulouque en devient pâle sous sa peau noire.

Qu’avaient donc vu les Français ? Le voici : — La petite plaque de cuivre qui ornait les coiffures guerrières portait ces mots : Sardines à l’huile, Martin, à La Rochelle. C’était avec des plaques à l’usage des bottes à sardines, que l’expéditeur avait décoré les shakos de l’armée soulouquienne.

Le monarque, ne voulant pas faire une nouvelle dépense, laissa son bataillon sous l’invocation des sardines à l’huile ; mais il cessa toute relation avec le Temple.

Les prêteurs d’argent

Dans la Rotonde et chez les marchands de vins des environs logent ou s’embusquent les prêteurs à la petite semaine qui pullulent dans les marchés publics.

On n’a aucune idée de l’énormité des intérêts qu’ils prélèvent sur les marchandes nécessiteuses. Presque toujours l’argent leur rapporte 400 p. 100.

Les uns prêtent à la semaine les autres — et ce sont les plus nombreux — prêtent à la journée. Cinq francs prêtés le matin rapportent dix sous à la chute du jour. Ainsi, cent sous rapportent trois francs cinquante centimes au bout de la semaine.

Ne pas oublier que ce n’est point la marchande, mais l’acheteur qui, par contre-coup, paye ces intérêts-là.

Les ruses du Temple

Ceci nous amène naturellement à parler des moyens frauduleux employés par le commerçant qui veut offrir sa marchandise moins cher que celle de son voisin.

Alors, le matelas qu’il vendra dix ou douze francs contiendra plus de poils de lapin et de chien, plus de franges coupées aux vieux châles. que de bonne et vraie laine. Les deux coins placés du côté du public en seront seuls garnis. Pour amorcer le client, il découdra l’un de ces coins, afin d’en faire admirer le contenu.

J’ai vu un pauvre diable qui avait acheté, à vil prix, une redingote bleue d’assez belle apparence. Le jour même de son acquisition, il essuya une forte ondée, et rentra chez lui avec un vêtement qui ressemblait au costume bigarré d’un arlequin. Sa redingote était composée de morceaux de drap de différentes nuances. Une teinture générale à la brosse leur avait donné une couleur unique. Ce que le lavage avait donné, le lavage le reprit.

Quand un habitué de l’endroit vient acheter un habit ou une redingote, son premier soin est de regarder le collet, les parements, le dessous des bras, la saignée : ce sont les places qui s’usent le plus promptement, et font apprécier l’âge et les conditions de longévité de l’acquisition projetée.

Si le ressuceur a exercé son industrie occulte, l’acheteur n’y verra goutte. Grâce à l’emploi habile du chardon, il aura redonné, aux dépens de l’étoffe, un poil factice au collet ou au parement endommagé.

Certains pantalons, usés aux genoux, sont saupoudrés de poils retenus avec de la simple gomme. A la première promenade, le poil surnuméraire disparaît.

Reste, pour les connaisseurs, l’art de faire sonner le drap ; en lui donnant des petites chiquenaudes (art que tout le monde ne saurait connaitre), il révèle aux habiles la juste mesure de la force et de la qualité du drap.

De la friperie, si nous passons à la tapisserie, je vous dirai : — Défiez-vous également des tapis retondus. En reprenant une certaine fraîcheur d’aspect, ils ont perdu toute solidité.

Le Marché du Temple

Prenez garde ! si vous échangez vos vieilles pendules contre des neuves. Maintenant le zinc imite parfaitement le bronze. Prenez garde ! si vous les donnez à nettoyer ou à redorer. Grâce aux nouveaux procédés de dorure à la pile, on retire tout l’or placé, jadis, à l’aide du mercure, et le système Ruolz est appliqué à votre pendule. N’oubliez pas que la quantité d’or qu’on en retire, est toujours plus grande que celle qu’on y met.

Résumé : De l’or en moins et la main d’ œuvre en plus.

Les marchandes savent tellement que le neuf est en discrédit près des habitués du marché, qu’elles achètent des étoffes de soie légères, les font coudre en robes, les portent deux ou trois fois, et les vendent — comme occasion — à un meilleur prix que si elles étaient neuves. Pourquoi ?… Parce que personne ne croirait faire une bonne emplette, en achetant trente francs une robe de soie neuve.

Hélas ! la bêtise du chaland fait naître la ruse du vendeur.

N’allez pas dans la Forêt-Noire

L’endroit où l’on vole le plus, au Temple, c’est dans la Forêt-Noire. On y vend des souliers vernis à 3 fr. 50 c., dont les semelles, au lieu d’être cousues, sont simplement collées ; l’intérieur des escarpins et des pantoufles est en gros papier à chandelle, recouvert d’une peau mince.

S’il est nécessaire que, vu le prix, le soulier soit présenté comme occasion, on gratte l’intérieur de vieux souliers, on mêle cette gratture avec de l’eau, et de ce mélange, nommé ribouis, on barbouille la semelle extérieure.

Là, moyennant quatre ou cinq sous, on trouve chaussure à son pied. Mais il n’y a pas d’exemple qu’une semelle de cette nature ait résisté plus de quinze pas au contact du macadam.

On m’a assuré que lorsque des clients partaient avec ces chaussures aux pieds, ils étaient suivis par des moutards apostés, qui, moyennant un sou, se chargeaient de rapporter leurs semelles avant qu’ils aient eu le temps de regagner leur logis.

La boutique d’un fafioteur ou ramastiqueur de bottins est un vrai traquenard. Là, les talons ne tiennent que grâce à l’énergie de la colle ; la vieille semelle est prête à tirer la langue ; l’œillère ne demande qu’à ouvrir largement sa paupière, et le cuir verni est toujours disposé à se crever de rire au nez du niais qui l’achète.

Bref, la chaussure est ce qu’il y a de plus déplorable au Temple. Le bon n’y existe qu’à l’état de paradoxe.

Marché du Temple - 1862

Grande revue des savates

Quel curieux spectacle que la grande revue des chaussures passées par quelque Rothschild de la Savate, le long de la partie la moins fréquentée de la Rotonde.

Il s’agit d’appareiller des millions de chaussures achetées aux ventes des hôpitaux et de la Morgue.

Ces charretées de souliers des morts m’ont fait parfois rêver philosophiquement à ce que vivent les roses, les humains et les savates. Il faut donner à ces dernières la prime de longévité.

Chaque soulier solitaire est accouplé à un compagnon inconnu, comme un forçat à son camarade de chaîne. La botte du pendu côtoie la botte du noyé, le brodequin de la fille morte à Saint-Lazare va de pair avec le brodequin de la fille d’un général puis tout rentre classé au magasin, en attendant que, par une métempsycose familière, l’escarpin du dandy devienne la chaussure du balayeur, et la bottine de la grande dame un oripeau de carnaval pour la figurante des Funambules.

Si je ne craignais pas d’assombrir ce tableau, je pourrais parler de certains vêtements tachés de sang, venant de l’échafaud au Temple. Détournons nos yeux de cette face lugubre, et constatons que, dans ce marché où la ruse est à l’ordre du jour, on ignore ce que c’est que le vol et la faillite.

Quelle différence avec la Bourse !

Voleurs et receleurs

Les voleurs de profession ne viennent jamais vendre directement au Temple : la surveillance des agents y est trop active. Ce ne sont que les filous au biberon, et les assassins qui ne savent pas leur métier qui donnent dans cette souricière.

Quand le recéleur s’y débarrasse sournoisement de ses criminels achats, c’est à l’abri de sa patente.

Il y a un proverbe de voleurs qui dit : « Le recéleur qui prête le plus à Paris, c’est le mont-de-piété. »

Où s’approvisionne le Temple

Le Temple s’approvisionne partout : chez le riche, chez le pauvre ; dans les ruisseaux et dans les palais ; à l’hôtel du banquier et à l’hôpital ; chez vous et chez moi.

Cher lecteur, le vieux paletot que tu donnes à ton domestique passera par les mains du marchand d’habits avant d’orner le dos de quelque colleur d’affiches endimanché.

Aimable lectrice, votre soulier mignon sera mastiqué avec un affreux ribouis, et il deviendra la chaussure d’une fille perdue.

Surtout, mesdames, ne croyez pas éviter le sort commun en jetant vos bottines au coin de la borne.

La borne est le grand chemin du Temple.

Si vous les jetez à la rivière, on les repêchera ; si vous les perdez à dessein, dans les rues de Marseille ou de Perpignan, afin de leur épargner la honte d’une vente ignoble, sachez que le Temple a ses commis voyageurs.

Or, à moins de livrer votre défroque aux flammes, elle est condamnée par avance aux Gémonies du Temple.

Cent chemins détournés conduisent la loque à l’hôtel du Hasard. Elle y est amenée par la femme de chambre, le portier, le chiffonnier, le garçon de salle, l’huissier, le voleur, l’héritier ou par le pauvre, qui l’a ramassée dans la boue, et l’échange contre une croûte de pain ou un verre d’eau-de-vie.

Sans le savoir, vous et moi, nous sommes les pourvoyeurs de ce paradis de la dépouille humaine.

Le Temple hors du Temple

Le Temple n’est pas seulement dans le Temple, il est partout où se répand sa gloire.

Les alentours du marché sont occupés par une myriade de gens qui en vivent.

Il y a d’abord la marchande de feu, qui, moyennant un sou par matinée, alimente l’aristocratique chaufferette ou le démocratique gueux de terre.

Il y a le restaurateur, le cafetier, le marchand de pains et de gâteaux. Pour un sou, Caillol fournit du café au lait avec cassonnade. Son établissement en plein vent est connu sous le nom de l’estaminet des Pieds humides. En effet, ses consommateurs ont les pieds dans le ruisseau.

Restaurant des pieds humides

De midi à deux heures, la vieille mère Cadet fait son apparition sur le Carreau, avec son éventaire, porteur d’un fourneau et d’une poêle. Elle débite, à tous prix, le gras-double, les saucisses, le boudin, les tripes et les grillades, en les accompagnant d’injures ou de mièvreries câlines, selon son humeur du moment.

Il y a encore les gargotiers Protat et Dumoutier, qui vendent de la soupe et du gâteau de riz sucré, pour trois sous, deux sous et même pour les modestes cinq centimes. Les femmes du marché prétendent qu’il faudrait un adroit maître d’armes pour crever un œil à leur bouillon.

En somme, la quantité de gens que le Temple fait vivre est incalculable. Une partie de Paris et ses environs, dans un rayon de trente lieues, s’y approvisionnent ordinairement.

Avoir la clientèle des dames du Temple est chose très recherchée. Comme elles ne font pas de crédit, elles n’en demandent à personne.

Le théâtre des Folies-Dramatiques est le spectacle qu’elles affectionnent. Elles y vont par bandes, les samedi, dimanche et lundi, aux places à vingt sous.

Les splendeurs féeriques du Cirque les larmoiements vertueux de la Gaieté ; les opérettes fantaisistes des Folies-Nouvelles ; les pierrotades des Funambules ; les vaudevilles à femmes des Délassements ; les roucoulades du Théâtre-Lyrique ne valent pas, à leurs yeux, les pièces comico-sentimentales des Folies-Dramatiques.

Elles ont un mot qui peint toute leur admiration : elles disent que c’est un théâtre rigolo.

Conclusion

N’achetez pas du neuf au Temple, mais en revanche, défiez-vous du vieux qu’on y vend.

Achetez-y, vous aurez raison.

N’y achetez jamais, vous n’aurez pas tort.

Méfiez-vous ou ne vous méfiez pas, le résultat sera identiquement pareil.

DERNIER CONSEIL DÉCOCHÉ EN FUYANT A LA FAÇON DES PARTHES

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Faites comme il vous plaira.

Quant à moi, j’ai une opinion bien arrêtée. mais je la garde pour moi.

Albert Monnier – Le Figaro du 15 mars 1857

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