Les bijoutiers des Halles – La mère Jadis – 1888

Publié le : 10 mars 20207 mins de lecture

« A l’autre extrémité de la rue Berger, il existe encore un petit marché de légumes dans le pavillon formant angle sur la rue Pierre-Lescot. Il est d’ailleurs peu achalandé et les places qu’il contient ne sont guère recherchées.

La Ville les loue plutôt à des marchands de graines et de légumes secs, et même à des commerces absolument étrangers à l’alimentation. C’est là aussi que s’exerce l’industrie des bijoutiers, qui a succédé à l’invention légendaire de l’azard de la fourchette.

Leur désignation officielle est celle de marchands de viandes cuites. Mais l’argot des Halles appelle les marchands des bijoutiers et les viandes cuites des arlequins. Ils quittent les Halles de grand matin et vont traînant une charrette dans les quartiers riches de Paris, où sont situés les hôtels particuliers, les ambassades, les ministères, etc.

C’est en effet la desserte de ces tables qu’ils vont chercher chaque jour, en vertu d’un contrat verbal passé avec le cuisinier de la maison, auquel le bijoutier paye une redevance mensuelle, suivant l’abondance plus ou moins grande de la desserte, calculée sur une période d’essai de huit jours.

Quand sa récolte est terminée, le bijoutier reprend le chemin des Halles. Il se hâte de descendre dans le sous-sol sa provision du jour pour en opérer le triage ; car, sauf les pièces de choix enveloppées dans des papiers graisseux, tout a été versé pêle-mêle dans les paniers de la charrette.

Croûtes de pâtés, restants de légumes, os de gigots à moitié rongés, carcasses de poulets, poissons, il y a de tout ; et ce n’est pas une petite affaire pour le bijoutier que de parer sa marchandise, de lui donner un air appétissant, après l’avoir répartie entre de nombreuses assiettes.

Le contenu de ces assiettes varie, comme prix, de 0 fr. 20 à 0 fr. 50, et il ne manque pas d’yeux avides pour passer en revue l’étalage.

Cet étalage est d’ailleurs très curieux à détailler ; il en dit long bien souvent sur les mœurs domestiques de certaines maisons parisiennes. A voir les pièces de bœuf les plus belles, ayant encore la ficelle dont on les avait entourées pour les mettre à la marmite et faire le pot-au-feu, les poulets dont on n’a ôté que les deux ailes, les timbales à demi entamées, on peut se rendre compte du gaspillage qui règne dans ces maisons.

Heureusement que le produit de ce gaspillage n’est pas perdu pour tout le monde. L’étal des bijoutiers est tout d’abord la providence des bonnes âmes qui gâtent les petits chiens : levrettes en paletot, bichons en panier, roquets de toutes espèces, choyés à qui mieux mieux. Indépendamment de cette clientèle, bien des gens viennent chercher dans les assiettes d’arlequins un repas à bon marché.

Ce vieillard, passablement vêtu, dont la mise dénoterait plutôt un petit rentier, est un des plus fidèles habitués. Rien ne le déconcerte dans l’inspection qu’il passe de la desserte du jour. Il n’a même pas l’air d’apercevoir les sourires railleurs et tant soit peu méprisants qui le saluent au passage. Que lui importe ? La satisfaction donnée à son avarice lui permet de supporter stoïquement toutes les avanies.

Plus loin, cette petite vieille alerte et remuante, c’est la mère Jadis. Il est impossible d’engager une conversation avec elle sans qu’aussitôt elle arrive à placer son mot favori :

— Jadis…

Jadis, cette petite vieille a été une des plus jolies femmes de Paris. Femme de chambre dans une grande famille, elle avait réussi à se faire enlever. Après avoir joui d’un luxe effréné, après avoir eu hôtel, chevaux et voitures, elle en est arrivée à être aujourd’hui marchande au panier. Elle va dans les rues de Paris, surtout à Montmartre, vendant suivant les saisons du poisson ou des fruits. Ce qui la fait encore remarquer, c’est que la plupart du temps, elle vaque à ses affaires en emportant une petite perruche sur son épaule.

La mère Jadis, depuis que ses adorateurs se sont éclipsés en même temps que la fraîcheur de son teint, a pris très philosophiquement son parti de la décadence qui l’a atteinte. Elle s’est mise courageusement au travail et son métier lui donne suffisamment de quoi vivre. Ce n’est donc pas par besoin qu’elle va rendre visite aux bijoutiers des Halles ; c’est par goût.

Elle se dit qu’elle aussi jadis a savouré toute cette cuisine savante dont les restes s’étalent sur les assiettes. Elle donne des conseils aux malheureux qui passent en revue l’étalage.

— Prenez donc ça, leur dit-elle, c’est très bon… ça se fait avec ceci et avec cela… Jadis…

Et la petite vieille se retire en sautillant, heureuse quand un bijoutier a fait appel à sa compétence pour déterminer exactement la nature de quelques débris bizarres qui ne figurent pas en temps ordinaire dans son assortiment.

Quant aux pièces à peu près intactes dont nous parlions tout à l’heure, elles servent à agrémenter le menu du jour de certains petits restaurateurs, qui ne dédaignent pas de visiter ce coin pittoresque des Halles Centrales.

Comme conclusion, les bijoutiers rendent de réels services. Ils sont rigoureusement surveillés, et leurs clients, peu difficiles il est vrai, n’ont toutefois à choisir qu’entre des aliments parfaitement sains ; mais il faut qu’ils choisissent vite, car il est rare qu’un bijoutier n’ait pas fini sa journée avant une heure de l’après-midi. Faut-il ajouter que les bijoutiers arrivent tous à la fortune ; je me suis laissé dire que leurs fils devenaient notaires et que leurs filles étaient largement dotées. »

A. Coffignon – L’estomac de Paris – Paris vivant – L’alimentation – Les Halles – Les abattoirs – Le pain – La viande – Les boissons etc. – 1888

Plan du site