Les dernières pérégrinations de Gerard de Nerval

Publié le : 30 août 201711 mins de lecture

Les ultimes jours, ses ultimes heures, Gérard de Nerval les passe en certains coins de ce Paris qu’il a décrit ; aussi est-ce peut-être une sorte de pèlerinage que retrouver avec lui quelques-unes de ses chères visions de parisien.

Le plus souvent il est sur la butte Montmartre, allant à travers ce qui alors était un petit village, coin si banlieusard avec ses basses et vieilles maisons, ses petits jardins, ses cabarets de planches, et ses guinguettes à tonnelles.

A Montmartre – Masures à l’entrée d’une carrière – 1832

Après avoir admiré de là-haut, l’aurore toute rose se lever sur la ville, il erre du côté des carrières.

« Il y en avait une du côté du château Rouge, qui semblait un temple druidique, avec ses hauts piliers soutenant des voûtes carrées. L’oeil plongeait dans des profondeurs d’où l’on tremblait de voir sortir Essus ou Thot, ou Cérunnos, les dieux redoutables de nos pères. »

Homme déguisé en vagabond, pipe à la bouche, bâton noueux, chapeau mou – 1842-1855

Il a vu tout un monde de vagabonds s’abriter, dormir et vivre dans ces carrières ; puis les carrières ont été détruites, comblées : les pauvres hères ont alors cherché d’autres refuges que Gérard de Nerval découvre et dont l’un des plus curieux est celui-ci.

« Il y a quelquefois, du côté de Clichy, d’énormes tuyaux de gaz préparés pour servir plus tard, et qu’on laisse en dehors parce qu’ils défient toute tentative d’enlèvement. Ce fut le dernier refuge des vagabonds, après la fermeture des grandes carrières. On finit par les déloger ; ils sortaient des tuyaux par séries de cinq ou six. Il suffisait d’attaquer l’un des bouts avec la crosse d’un fusil. Un commissaire demandait paternellement à l’un d’eux depuis combien de temps il habitait ce gîte.

— Depuis un terme.

— Et cela ne vous paraissait pas trop dur ?

— Pas trop… Et même, vous ne croiriez pas, monsieur le commissaire, le matin, j’étais paresseux au lit. »

Quand il n’est pas à Montmartre, Gérard de Nerval passe la nuit aux Halles : il va chez Niquet, chez la mère Saget, il s’arrête dans les cabarets de la rue Mauconseil, et aux alentours de la pointe Saint-Eustache. Il connaît les bons endroits : il sait où trouver les meilleures huîtres, où se servent les plus fines tripes à la mode de Caen ; où se déguste la plus fameuse eau-de-vie. Il vous conduira chez Baratte, ce qu’il nomme « le Restaurant des Aristos ».

« L’usage est d’y demander des huîtres d’Ostende avec un petit ragoût d’échalotes découpées dans du vinaigre et poivrées, dont on arrose légèrement lesdites huîtres. Ensuite, c’est la soupe à l’oignon, qui s’exécute admirablement à la Halle, et dans laquelle les raffinés sèment du parmesan râpé. — Ajoutez à cela un perdreau ou quelque poisson qu’on obtient naturellement de première main, du bordeaux, un dessert de fruits premier choix et vous conviendrez qu’on soupe fort bien à la Halle. — C’est une affaire de sept francs par personne environ.

On ne comprend guère que tous ces hommes en blouse, mélangés du plus beau sexe de la banlieue en cornettes et en marmottes, se nourrissent si convenablement ; mais, je l’ai dit, ce sont de faux paysans et des millionnaires méconnaissables. »

 

Gérard, lui, le plus souvent se contentait d’un petit bouillon de poulet dont il nous dit le prix : dix centimes ! — et qu’il se faisait servir sur le comptoir d’un rôtisseur de la rue Saint-Honoré : quand il était muni, rarement, de quelques pièces d’argent il « suçait là trois ou quatre écrevisses de Strasbourg grosses comme de petits homards ». Et il préférait le comptoir du rôtisseur à la pâtisserie du Boulevard Montmartre et à la boulangerie de la rue Richelieu connue sous le nom de « la Boulange » et où on mangeait des pâtés, des sandwiches arrosés invariablement — c’était la mode — de vin de Madère. Gérard préférait donc la boutique du rôtisseur.

« Derrière l’ancien cloître Saint-Honoré, dont les derniers débris subsistent encore, cachés par les façades des maisons modernes, est la boutique d’un rôtisseur ouverte jusqu’à deux heures du matin. Avant d’entrer dans l’établissement, mon ami murmura cette chanson colorée :

A la Grand’Pinte, quand le vent
Fait grincer l’enseigne en fer-blanc
Alors qu’il gèle,
Dans la cuisine, on voit briller
Toujours un tronc d’arbre au foyer,
Flamme éternelle,
Où rôtissent en chapelets,
Oisons, canards, dindons, poulets.
Au tournebroche !
Et puis le soleil jaune d’or
Sur les casseroles encor,
Darde et s’accroche ! »

De la rue Saint-Honoré au Palais-Royal il n’y a que quelques pas : Gérard s’arrêtait parfois au Café des Aveugles, sollicité d’y entrer par « un grand bruit de tambour qui nous avertit que le Sauvage continue ses exercices… » Parfois il entrait à l’ancien Athénée, alors dénommé Estaminet des Nations et y assistait à d’émouvantes parties de billard : on rencontrait là « des gens assez forts pour faire circuler des billes autour de trois chapeaux espacés sur le tapis vert, aux places où sont les mouches, — les blocs n’existent plus : le progrès a dépassé ces vaines promesses de nos pères ! …

Puis voici le Bal des Chiens que Gérard dépeint longuement :

« La maison intérieure, à laquelle on arrive par une longue allée, peut se comparer aux gymnases antiques. La jeunesse y rencontre tous les exercices qui peuvent développer sa force et son intelligence. Au rez-de-chaussée, le café-billard ; au premier, la salle de danse ; au second, la salle d’escrime et de boxe ; au troisième, le daguerréotype. »

Cela est la description du lieu pendant le jour ; et les remarques continuent non sans souriantes ironies :

« La nuit, il n’est question ni de boxe ni de portraits ; un orchestre étourdissant de cuivres, dirigé par M. Hesse, dit Décati, vous attire invinciblement à la salle de danse, où vous commencez à vous débattre contre les marchandes de biscuits, et de gâteaux. On arrive dans la première pièce, où sont les tables, et où l’on a le droit d’échanger son billet de 10 centimes contre la même somme en consommation. Vous apercevez des colonnes entre lesquelles s’agitent des quadrilles joyeux.

Nous jetons nos bouts de cigare immédiatement ramassés par des jeunes gens moins fortunés que nous. Mais, vraiment, le bal est très bien ; on se croirait dans le monde si l’on ne s’arrêtait à quelques imperfections de costume. C’est au fond, ce qu’on appelle à Vienne un bal négligé.

Ne faites pas le fier. Les femmes qui sont là en valent bien d’autres, et l’on peut dire des hommes, en parodiant certains vers d’Alfred de Musset sur les derviches turcs :

Ne les dérange pas, ils t’appelleraient chien…
Ne les insulte pas, car ils te valent bien !

La salle est assez grande et peinte en jaune. Les gens respectables s’adossent aux colonnes avec défense de fumer, et n’exposent que leurs poitrines aux coups de coude, et leurs pieds aux trépignements éperdus du galop et de la valse. »

Au sortir des cabarets ou des bals, Gérard s’en venait jusqu’à la Seine, jusqu’à ces bords pleins de grâce ou de splendeur, qui sont le charme intime et profond ressenti jusqu’à l’aigu par le vrai parisien, attirance de rêve, évocation des temps passés…

Vue du Pont neuf à Paris – 1771

Souvent, Gérard flânait sur le Pont-Neuf et, peut-être, y reconstitua-t-il ce coin de tableau de Paris au XVIIème siècle tel que nous le retrouvons dans la Main enchantée :

« Le pont Neuf, achevé sous Henri IV, est le principal monument de ce règne. Rien ne ressemble à l’enthousiasme que sa vue excita, lorsque, après de grands travaux, il eut entièrement traversé la Seine de ses douze enjambées, et rejoint plus étroitement les trois cités de la maîtresse ville.

Ce fleuve de peuple qui croisait l’autre fleuve et s’écoulait avec lenteur d’un bout à l’autre du pont, arrêté au moindre obstacle, comme des glaçons que l’eau charrie, formait de place en place mille tournants et mille remous autour de quelques escamoteurs, chanteurs ou marchands prônant leurs denrées. Beaucoup s’arrêtaient le long des parapets à voir passer les trains de bois sous les arches, circuler les bateaux, ou bien à contempler le magnifique point de vue qu’offrait la Seine en aval du pont, la Seine côtoyant à droite la longue file des bâtiments du Louvre, à gauche le grand Pré-aux-Clercs, rayé de ses belles allées de tilleuls, encadrés de ses saules gris ébouriffés et de ses saules verts pleurant dans l’eau ; puis, sur chaque bord, la tour de Nesle et la tour de Bois, qui semblaient faire sentinelle aux portes de Paris comme les géants des romans anciens. »

Mais la garde qui veille aux portes de Paris est impuissante contre la Mort qui veut entrer…

Charles Fegdal – Gerard de Nerval, parisien de Paris – 1919

 

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