Les Métiers des Pauvres : Les Chanteurs ambulants – 1868

Publié le : 10 mars 20209 mins de lecture

Les démolitions viennent de raser tout un quartier malsain, bâti sur le versant de la montagne Sainte-Geneviève, entre l’École polytechnique et la rue Saint-Victor.

Le long des murs de l’École rampait une ruelle tortueuse malpropre, boueuse en toute saison, et nommée rue Traversine. Là demeuraient de nombreux chiffonniers qui sont allés grossir les agglomérations d’industriels de nuit qui peuplent l’île des Singes, la cité Doré et la butte aux Cailles.

De la rue Traversine descendaient, ou plutôt dégringolaient vers la rue Saint-Victor d’autres ruelles, les rues Saint-Nicolas, du Bon-Puits, du Mûrier, de Versailles et d’Arras. De leurs maisons mal bâties s’échappaient des odeurs fétides. Chaque chambrée vomissait le matin une légion de rôdeurs, de mendiants et d’aventurières. On y logeait à la corde, à la botte de paille. Deux individus rapprochés par le hasard de l’entrée, y partageaient le même lit. Quand la clientèle était moins nombreuse, on réunissait deux lits pour y placer trois dormeurs.

La Bibine

Les rez-de-chaussée de ces bouges étaient presque tous des cabarets. Le plus étrange se nommait la Bibine, rue du Mûrier, et se faisait remarquer par une décoration singulière. En opérant leur tri, les chiffonniers bohèmes de ce quartier mettaient de côté les images, soldats à un sou la feuille ou annonces de la quatrième page des journaux ; croquis naïfs du cahier d’étude de l’enfant, ou dessins obscènes de l’artiste dégradé. Toutes ces figures, collées au mur du cabaret, dans un complet désordre, se mêlaient aux inscriptions fantaisistes charbonnées par les buveurs. La pioche édilitaire a rasé cela et bien d’autres étrangetés.

L’Italie Mouffetard

Je me souviens qu’en face on voyait souvent des groupes d’enfants grelottant et enfiévrés, habillés de guenilles et porteurs, pour la plupart, d’instruments de musique. C’était la colonie des petits mendiants italiens. Leurs maîtres emplissaient de leurs éclats de voix un cabaret de la rue du Bon-Puits, où l’on jouait la mora, partie étrange où l’enjeu est un litre de vin vulgaire, qu’on se dispute en comptant sur les doigts des nombres dont la clef m’échappe. Cela se termine généralement par des rixes terribles, dont il est toujours impossible de connaître le principal ou le premier fauteur.

Tout cela est démoli, et certes ce ne serait pas à regretter, si ces mœurs singulières avaient pu également disparaître ; mais non, d’autres bouges se sont ouverts, moins sordides au dehors, plus affreux au dedans. Les entrepreneurs ont plus de confortable, les enfants ont moins de répit. Cherchons.

Arrêtons-nous rue Saint-Victor, près de l’endroit où la voie est étranglée par l’Entrepôt des vins. La maison n‘a pas trop mauvaise apparence : une porte au milieu ; à gauche, une boutique de marchand de vin ; au devant, des tables et des bancs. Les enfants dorment la tête sur leurs bras croisés ou jouent sous la porte. Ils couchent dans des chambrées. Linge assez propre, nourriture suffisante. Pour vêtements, souvent, très-souvent, une vieille tunique de collégien, donnée par une brave mère de famille dont l’enfant a grandi.

La mora

Entrons dans le cabaret. A droite, dans une salle, se trouve une table des deux côtés de laquelle sont les groupes de joueurs de mora. Il faut les entendre hurler ces nombres, les voir se montrer leurs doigts, qui à, chaque instant se ferment menaçants. La partie finie, on apporte le vin, et les camps estiment leurs forces avant de décider s’il n’y a pas lieu d’échanger quelques horions.

Le travail

Tous ces hommes sont Italiens. Ceux de la Pouille et de la Basilicate chantent ou jouent d’un instrument quelconque ; les Romains posent pour les peintres ou les sculpteurs ; les Florentins sont figuristes, et les Piémontais tournent la manivelle d’un orgue. Les premiers viennent plus particulièrement jeunes à Paris. S’ils n’y meurent pas tout de suite ou ne quittent pas cet enfer pour retourner dans leur pays, ils exploitent les enfants à leur tour, quand ils ont été exploités pendant dix ans. C’est leur morale.

J’en ai entendu deux. Un vieux, usé, cassé, ratatiné, disait : « J’ai bien le droit, n’est-ce pas, de faire travailler mes enfants. » Un autre, dix-sept ans à peine, s’indignait contre le vieux : « Moi, je n’exploite que mon frère ! C’est naturel, il a deux ans de moins que moi ! »

Le linge

Dans la rue Saint-Victor s’ouvre la rue des Boulangers. Là, dans un angle, il y a un hôtel meublé, précédé d’un petit cabaret. A gauche, dans une vaste salle, des tas énormes de chiffons font mal à voir. C’est le linge des petits.

A peine suis-je entré, que de toutes parts surgissent des enfants de sept à dix ans. Dans un coin de la salle j’entrevois un homme qui les lance de mon côté. C’est un entrepreneur qui devine un visiteur et compte sur sa charité.

La marchandise

Là encore mangent et logent de nombreux enfants. Ils viennent à Paris par bandes, conduits en laisse par un exploiteur qui, à l’arrivée, mendie pour son compte après avoir joué ou vendu sa marchandise. Les maîtres jouent beaucoup et boivent davantage. Du reste, ils ne restent pas toujours inactifs. Ils professent la musique, et surtout la mendicité. Sur la physionomie d‘un enfant ils bâtissent tout un système. A l’un ils recommandent les dames, à l’autre les ouvriers. Celui-ci ira dans les cafés, celui-là dans les crèmeries. Surtout ce qu’il faut savoir éviter quand on demande dans la rue, c’est le sergent de ville. Si les enfants comprenaient, comme ils se laisseraient prendre !

Rue Neuve-Saint-Médard, nous trouvons l’hôtel de Venise, où logent maîtres et enfants. Au rez-de-chaussée, c’est un cabaret ordinaire, ni trop calme ni trop bruyant.

Mais rue de la Clef, n° 2 bis, l’aspect change. Un mur noir est percé d’une porte, à laquelle on arrive par quelques marches. Entrons. La cour est vaste, et l’on se croirait volontiers dans le préau d’une école pauvre. Une cinquantaine de gamins jouent aux soldats. Ils s’alignent, puis exécutent une marche assez régulière, sur un air de leur pays. Ce serait charmant à voir si on ne songeait à la façon dont ces enfants vivent, et surtout à la prime que l’entrepreneur prélève sur le produit de leur mendicité.

C’est le vendredi saint que je suis allé dans ces bouges. Or, les trois derniers jours de la semaine étaient pour les petits mendiants une période de vacances, et ils s’en donnaient !

Les entrepreneurs

Au fond de la cour s’élève le bâtiment où tous ces enfants ont leur demeure avec leurs maîtres… Ceux-là sont mariés et pères de famille. Exploiter les enfants des autres est un bon commerce, sans doute, mais quand on peut en outre exploiter les siens, c’est double profit. Encore la morale de ce singulier peuple de lazaroni, perdu au milieu de notre civilisation.

Voulez-vous savoir. maintenant ce que deviennent ces pauvres êtres, quand ils se sentent assez forts pour secouer le joug ?

Les Directeurs des Italiens

Allez à l’angle de la rue Daubenton et de la rue du Gril. Dans la salle basse d’un cabaret, vous verrez dans un coin les harpes, les violons, les guitares. Aux tables, des joueurs. Des joueurs encore autour du billard. C’est la seconde période, celle de la verve et de la paresse. Ils chantent et jouent, insoucieux du lendemain, travaillant le moins possible, sans payer aucun tribut. Ils sont pourtant moins heureux matériellement qu’au temps de leur dépendance ; car, le soir, on étendra sur le carreau froid et humide des salles ces matelas entassés dans les angles. Le billard lui-même deviendra le lit des plus fortunés ! et s’il n’y a plus de coups à craindre, en revanche on ne mange ici que ce que l’on a gagné, et souvent c’est peu de chose.

Aussi, dès qu’ils en trouveront l’occasion, ils recruteront des élèves et deviendront, à leur tour, selon leur expression comique, directeurs des Italiens.

Voleurs et Mendiants – 1868

Plan du site