L’ile Saint-Louis de Marius Boisson – 1932

Nous allons souvent chercher bien loin des paysages et des souvenirs d’histoire, alors que, pour en trouver, pour en apercevoir, il nous suffit d’ouvrir tout simplement notre fenêtre. « Ma maison, ma rue, mon quartier », n’ont-ils pas mille choses à me dire, si je veux bien les écouter ? C’est un de ces voyages « aux rives prochaines » que fait M. Marius Boisson, dans l’un des coins de Paris les plus pittoresques, les plus imprégnés d’histoire, les plus personnels et les plus charmants, Le quai d’Orléans et l’île Saint-Louis [1]. M. Marius Boisson est là chez lui : il habite depuis dix-huit ans, dans l’île Saint-Louis, une maison sise quai d’Orléans, n° 12, « la maison d’Arvers » celle où naquit, le 23 juillet 1806, le poète du fameux sonnet : « Ma vie a son secret, mon cœur a son mystère... » [2] M. Boisson nous la fait visiter, très simplement, mais avec l’affection discrète et profonde qui convient, et déjà, dans cette maison, qui « nargue le fil à plomb », dans les fenêtres grillées du rez-de-chaussée, les deux fenestrelles du grenier, le balcon de forme ondulante à grille en fer forgé du premier étage, dans la courette, les portes cintrées d’anciennes écuries, le vieil escalier à rampe de bois qui monte dans un trou noir, nous avons une image, un raccourci de l’île Saint-Louis tout entière, et la sensation d’un passé survivant, tranquille et berceur. En chaque logis de l’île, M. Marius Boisson ne voit pas seulement les portes à clous et les balcons de fer forgé, il voit de l’histoire, il voit de la vie, il voit des visages, visages d’autrefois et visages d’aujourd’hui. Après nous avoir présenté ses voisins, dont les cigarettes mêlent, dans la cour, leurs fumées aux fumées de ses cigarettes à lui, il nous présente les anciens propriétaires de la maison, entre autres Guillaume Arvers, le père du poète, un marchand de vins en gros, et un locataire, Walferdin, un physicien, qui fut membre de l’Assemblée constituante de 1848, et, sur ses vieux jours, devint un peu fou. Toutes les maisons du quai d’Orléans, du numéro 16 au numéro 32, ont vue sur l’ancien abreuvoir dont l’entrée est gardée par six bornes. M. Marius Boisson rencontre, au numéro 18, l’hôtel Rolland, et, un peu plus loin, la rue Le Regrattier ; il en dit en quelques mots l’histoire et celle de « l’aveugle de la rue Le Regrattier » qui, vers 1875, mettait en loterie « poulet, salade ou gâteau » en chantant une mélopée de sa composition, paroles et musique. Il fait quelques pas dans cette rue, il y regarde quelques portes à clous et cette cour où naguère, devant une écurie, des bataillons de poules cherchaient leur vie puis il revient sur son quai d’Orléans : Généralement désert, dit-il, on n’y volt guère que dames promenant leur petit chien, mendiants se faufilant sur la jetée de l’abreuvoir pour dormir au soleil... Le quai d’Orléans, à part quelques anciennes demeures, n’a conservé que sa belle courbe, son abreuvoir en pente ; ses admirables arbres aussi et la vue de Notre Dame. Les clairs de lune sur le quai d’Orléans sont un des plus riches spectacles du Paris nocturne. Mais quelle est l’histoire de l’île Saint-Louis ? M. Marius Boisson en donne une claire esquisse, avant de reprendre le cours de ses pérégrinations. Anciennement, il y avait là deux îles que séparait, où se trouve aujourd’hui la rue Poulletier, un fossé naturel ou creusé de main d’homme. L’île la plus à l’ouest s’appelait l’île Notre-Dame, et l’autre, l’île aux Vaches mais souvent, on les appelait toutes deux les îles Notre-Dame. Elles appartenaient au Chapitre. Il n’y avait, dans « l’île aux Vaches », que des champs, plantés de peupliers, où paissaient des vaches et une ou deux maisonnettes à toit de chaume. Une tradition assure qu’il y avait dans une des îles Notre-Dame un oratoire où saint Louis venait prier, et c’est de là qu’est venu le nouveau nom de l’île, mais, « jusqu’à présent, cette tradition ne s’appuie sur aucun document ». Saint Louis pourtant, est lié historiquement à cette île. C’est là que, trois ans avant sa mort, il prit la croix pour sa dernière croisade et reçut la bénédiction du légat du Pape. Certains chroniqueurs racontent, d’autre part, que c’est dans une des Iles Notre Dame qu’eut lieu le fameux duel entre Macaire et le chien de sa victime. D’abord, il n’y eut pas de pont pour gagner ces îles ; on s’y rendait en barques ou en bacs. Mais, dès le XIIIème siècle, on construisit un pont de bateaux. Au XVème siècle, les membres du Chapitre se promenaient dans les deux îles ; on y lavait et étendait le linge ; on y serrait du bois en piles. Il s’y trouvait aussi des tirs à l’arc et, au XVIème siècle, un nommé Guichery y vendait du vin : « II est vraisemblable, dit M. Boisson, que, moyennant un droit de péage, des seigneurs et bourgeois pouvaient pénétrer dans l’île du Chapitre, soit par le pont de bois, soit par l’office d’un passeur, pour s’y distraire et tirer à l’arbalète. » Ce n’est que sous Louis XIII, après la construction du pont de pierre, que l’île Saint-Louis commença à être bâtie et habitée. M. Marius Boisson fait l’histoire de la construction de ce pont, par l’entrepreneur Guillaume Marie, et des spéculations ainsi que des procès auxquels donna lieu cette construction, et il rappelle l’émerveillement des contemporains devant la floraison de maisons neuves subitement surgie dans les champs de l’île : « Je la laissai déserte et la trouve habitée, » dit de l’Ile Saint-Louis Dorante, dans le Menteur, de Corneille. « Les premiers habitants de l’île furent des grands seigneurs et des magistrats, qui choisirent les quais. La proximité des stations du coche d’eau amena aussi dans l’île Saint-Louis quelques mariniers. » Mais, avec le temps, les écrivains, les artistes, les savants trouvèrent là un coin de prédilection et M. Marius Boisson donne une liste de ceux qui vinrent habiter plus ou moins longtemps dans l’île, depuis Salomon de Caus et Racine, jusqu’à Charles Grolleau, en passant par Daumier et Roger de Beauvoir. Au XVIIIème siècle, l’île Saint-Louis était reliée à la Cité par « le Pont-Rouge », un pont de bois qui, en 1861, a été remplacé par le pont Saint-Louis actuel. A présent, c’est le quai Bourbon que M. Marius Boisson suit, en notant, maison par maison, les lignes architecturales, les curiosités, les souvenirs, les habitants de jadis ou d’aujourd’hui : le bas-relief de la façade de l’hôtel du numéro 45 : Hercule abattant Nessus ; la belle porte sculptée de l’hôtel Boisgelin (n° 29) ; à l’angle de l’hôtel Jassaud, une statue mutilée : est-ce la statue de saint Nicolas, ou celle d’une Sainte, ou celle d’un personnage mythologique ? On en dispute. Mais ce n’est pas cette statue qui a donné son nom à la rue voisine : ce nom lui vient de l’enseigne du cabaret « A la Bonne Femme » qui représentait une femme sans tête. Et voici au numéro 1 du quai Bourbon, une des plus belles enseignes de Paris : l’enseigne en fer forgé du marchand de vins « Au Franc Pinot », qui entrelace ses pampres et ses grappes, et, en face, à côté des bateaux-lavoirs et des péniches de la brigade fluviale, le pont Marie, avec ses cinq arches et ses huit niches vides, le pont de prédilection des peintres, de M. Amédée Buffet, entre autres. De qui porte-il le nom ? De l’entrepreneur Guillaume Marie ? C’est plutôt de Marie de Médicis, pense M. Boisson, de Marie de Médicis qui. avec Louis XIII, le 11 octobre 1614, truelle et marteau d’argent en main, en posa la première pierre, cependant que l’on tirait le canon à l’Arsenal. Au quai Bourbon fait suite le quai d’Anjou, dont la courbe délicate borde les plus somptueux hôtels. — l’hôte ! du président Perrot, l’hôtel de Tessé, l’hôtel Pimodan, plus connu sous le nom d’hôtel Lauzun, aux grandes fenêtres, heureusement proportionnées, et au balcon haut perché ; la maison qu’habita Daumier de 1846 à 1863 et où il fit ses plus belles œuvres, entre autres son tableau les Laveuses du quai d’Anjou, et enfin la merveille de l’île Saint-Louis, le célèbre hôtel Lambert, bâti, vers 1640, par Le Vau, pour le président Lambert de Thorigny, et dont la décoration picturale fut exécutée par Le Brun, Le Sueur, etc. Après avoir, chemin faisant, donné d’intéressants aperçus d’histoire sur ces magnifiques hôtels, M. Marius Boisson s’arrête un moment à regarder, dans le bassin du quai d’Anjou, du pont Marie au pont Henri IV, le bateau-lavoir du port Saint-Paul et le bateau-lavoir Saint-Nicolas, qui dorment au milieu d’une grappe de canota et de barquettes. En face de l’hôtel Lambert, la pointe de l’île était charmante autrefois et le poète Philippe Dufour l’a chantée : Pointe d’île jadis comparée au Bosphore Pour tes beaux horizons et tes enchantements, Garde, avec ses balcons et ses arbres dormants, Cet hôtel délaissé qui t’embellit encore. Pourquoi cette pointe a-t-elle été défigurée par le percement du boulevard Henri IV ? M. Marius Boisson le déplore, comme il déplore la disparition de l’hôtel Bretonvilliers. Il fait l’histoire des petites îles, disparues aussi, l’Ile Louviers, l’île aux Ormetiaux, et, sur le quai de Béthune, l’histoire des maisons qu’il rencontre, l’hôtel d’Astry ou de Richelieu, l’hôtel du président Perrault, le neveu des Perrault de la colonnade du Louvre et des Contes. Il remarque qu’aux coins des rues Bretonvilliers et Poulletier, les architectes ont su ménager dans les maisons des fenêtres latérales, pour la vue sur la Seine et les horizons de Bercy et de Charenton. Le quai de Béthune est le moins ombragé de l’île, mais on y trouve des cours, des arrière-cours, des jardins, des balcons, de larges escaliers et des rampes ouvragées, à rendre jaloux les trois autres quais. Le bon guide de l’ile suit maintenant, à petits pas, la rue Saint-Louis, s’arrêtant devant toutes les maison ou presque toutes : ici, il y a une vieille porte ou une vieille cour ; là, une fenêtre grillée ou un toit pointu ; ailleurs, l’entrée de l’ancien Jeu de Paume, le balcon de l’hôtel Chenizeau, l’enseigne en fer forgé « Au petit Bacchus », etc. Bâtie au XVIIème et au XVIIIème siècle, l’église Saint-Louis est « une des plus jolies églises de son époque, avec le parfait éclairage du cœur et de la nef, la couleur de sa pierre sculptée et décorée, son clocher à jour du plus séduisant effet ». M. Marius Boisson en dit l’histoire et l’aspect accueillant. Il donne la liste des curés qui s’y sont succédé et rappelle notamment l’abbé Hubault-Malmaison, qui y exerça le ministère pendant quarante-trois ans, et l’abbé Bossuet, qui enrichit l’église de toiles de Coypel, Van Loo, Le Brun, Perrin, etc., de bas-reliefs, etc. C’est dans l’église Saint-Louis que, le 11 novembre 1678, fut baptisé l’aîné des enfants de Racine, qui, cette année-là, habitait l’île. La rue des Deux-Ponts ! Un passionné de l’île Saint-Louis comme M. Marius Boisson ne pouvait pas ne pas s’indigner de l’élargissement de cette rue, élargissement qui a jeté bas toutes les vieilles maisons du côté droit, en venant du pont de la Tournelle. Quand il aura longé le dernier tronçon du quai d’Orléans, entre la rue des Deux-Ponts et la rue Budé et passé devant la bibliothèque polonaise, il aura fini son tour de l’île, mais il n’aura pas fini de la regarder. Île heureuse, qui n’a ni commissariat, ni force armée, ni administration. Pas même de bureau de poste : « A part le Jeu de Paume, on ne connut jamais d’établissement de plaisir dans notre île ; pas de théâtre, pas de cinématographe, pas de bal d’amateurs. Des bals en plein air, seulement aux grandes fêtes, bals de Limousins qui célèbrent la prise de la Bastille en dansant la bourrée. » Bien qu’il raconte, en passant, un ou deux scandales malpropres, et un ou deux méfaits de rôdeurs, M. Marius Boisson fait l’éloge de la moralité et de la tranquillité ordinaire de son île. Il note la plaisanterie de quelques jeunes littérateurs qui, en 1924, proclamèrent l’île Saint-Louis « Sérénissime République, à l’instar de Venise », et il rappelle combien d’écrivains ont choisi cette île pour cadre d’une ou de plusieurs scènes de leurs oeuvres, par exemple, Alphonse Daudet, dans les Rois en exil, ou Ponson du Terrail, dans Rocambole. Dans son île, point de guide plus averti que M. Marius Boisson ; il en sait tout et il y a tout regardé : l’écrivain casanier qui ne passe les ponts que pour aller chez ses éditeurs, le pêcheur immobilisé sur le parapet, les mouettes qui arrivent au commencement de l’hiver. Son érudition est souriante, et il parle de temps en temps avec humour, — un humour qui, parfois, ne recule pas devant une petite note gauloise. Les vieux hôtels sont ses amis et il connaît les visages de tous les voisins, de ceux des siècles passés, comme de ceux qu’il rencontre sur le quai d’Orléans ou le quai Bourbon. Mais plus encore que tous ces visages d’hommes, c’est le visage de son île qu’il a su peindre, de cette petite ville cachée dans la grande. Charles Baussan. La Croix - Dimanche 31 janvier - Lundi 1er février 1932

Notes

[1] Marius Boisson : Le Quai d’Orléans et l’Ile Saint-Louis. Franco, 11 francs. [2] « Mon âme a son secret, ma vie a son mystère : Un amour éternel en un moment conçu. Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire, Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su. Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu, Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire, Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre, N’osant rien demander et n’ayant rien reçu. Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre, Elle ira son chemin, distraite, et sans entendre Ce murmure d’amour élevé sur ses pas ; À l’austère devoir pieusement fidèle, Elle dira, lisant ces vers tout remplis d’elle : « Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas. »