Petit dictionnaire critique et anecdotique des enseignes de Paris par un batteur de pavé – Honoré de Balzac – 1826

Publié le : 19 septembre 201730 mins de lecture

Puisque nous nous sommes permis de faire la critique des principales enseignes de Paris, nous devons exposer aussi la nôtre au-devant de notre magasin de drôleries.

Parmi la nombreuse liste de tableaux que nous offrons au lecteur, on pourra remarquer que les marchands de nouveautés ont la plus ample part ; cela tient à ce qu’ils ont l’habitude de sacrifier plus que les autres à l’extérieur, afin de fixer l’attention des passants, qui, arrêtés devant le tableau d’enseigne, se laissent quelquefois séduire par l’élégance avec laquelle les marchandises sont disposées dans les montres de leurs magasins.

Plusieurs corps d’état n’ont point d’enseignes, ou bien en ont une qui leur est commune à tous ; parmi ceux-ci, on remarque les notaires : ils se bornent à attacher devant leur porte un écusson aux armes de France. D’une autre part, les fournisseurs du roi et des princes, les marchands brevetés ont également des écussons aux mêmes armes. Nous avons donc cru devoir n’en pas parler.

Nous en avons fait autant des sages-femmes, qui bornent leurs annonces extérieures à un tableau sur lequel elles sont dessinées, soit au chevet du lit de la malade, qui paraît constamment jouir de la meilleure santé, soit l’enfant sous le bras, comme le dirigeant vers une maison de dépôt où le nouveau-né ignorera le nom de sa mère.

Comme de nos jours tout semble se perfectionner, les dames accoucheuses s’offrent toujours aux regards du public en toilette, et constamment jolies, constamment fraîches, aussi avenantes enfin que si elles avaient besoin de plaire.

Les dentistes ont aussi une enseigne banale. C’est une énorme dent fourchue, qui représente aussi bien un réchaud de cassolette qu’une dent molaire. Toutefois, quelques-uns d’entre eux ont aussi perfectionné l’enseigne.

M. Désirabode, au Palais-Royal, par exemple, se recommande à l’attention publique au moyen d’un râtelier solidement construit, et, pour un mauvais plaisant, il y aurait de quoi mordre. M. Roblot, qui extirpe avec autant d’habileté les dents que les cors et les durillons, a fait apposer, au même Palais-Royal, un tableau où il est représenté en habit d’uniforme et dans l’exercice de ses fonctions ; il tient par l’orteil un patient, dont le sourire permanent annonce bien que M. le pédicure a réellement autant d’habileté qu’il l’annonce dans ses verbeux imprimés. Mais il faut ajouter que les dentistes en renom dédaignent ces petits moyens ; ainsi M. Delabarre, rue de la Paix, n° 19, et M. Dubois, rue Caumartin, n° 2, n’ont pas même à leur porte la molaire de rigueur.

Les compagnies d’assurance ont également les mêmes signes pour tous leurs clients ; le Phénix a sa plaque qui représente un oiseau naissant d’un incendie. Il n’est pas depuis l’administration des fosses mobiles jusqu’à celle du balayage qui ne stigmatisent d’une manière particulière chaque maison qui s’est rendue leur tributaire.

Les débitants de papier timbré sont, de tous les individus exerçant une profession assujettie au public, ceux qui font le moins de frais d’annonces. Ils se cachent dans des allées, au sommet des maisons ; et cela s’explique bien, car leurs bénéfices ne sont pas fondés sur leur débit : c’est un emploi qu’accorde le gouvernement aux veuves de militaires ou aux personnes qu’il protège. Il serait cependant à souhaiter qu’on les plaçât plus à la portée du public, qui, en définitive, est le seul qui les paye.

MM. les huissiers ne s’annoncent aussi que par une seule inscription. C’est un avertissement de douleur pour ceux contre lesquels ils ont agi, lesquels les détestent, car le malheureux confond souvent l’instrument qui sévit avec la puissance qui le fait mouvoir.

Une chose digne de remarque, par exemple, ce sont les ruses imaginées par les bureaux de loterie pour attirer le public. Non contents d’indiquer les meilleurs numéros, des jeux certains, ils poussent la précaution jusqu’à se placer de manière qu’ils puissent offrir au joueur timide un moyen d’entrer secrètement dans leurs bureaux. Ils n’omettent pas non plus d’annoncer pompeusement et avec des attestations authentiques les sommes gagnées dans leurs bureaux par l’imprudent qui, peut-être à la veille de sa ruine complète, a été favorisé par la roue chanceuse de la loterie. Ne serait-il pas plus convenable qu’ils exposassent à tous les regards le récit des malheurs que le jeu traîne à sa suite ? Mais ils manqueraient le but pour lequel ils s’établissent ; il n’est donc pas étonnant qu’ils suivent le chemin opposé.

Maintenant, lecteurs, un petit mot sur cet ouvrage ; gardez-vous surtout de croire que notre intention ait été, en le publiant, de faire le moindre scandale ; cette pensée est tout à fait loin de nous ; c’est un petit guide que nous avons voulu vous tracer, et le flâneur, c’est-à-dire l’homme qui veut intéresser ses courses, s’épargner l’ennui attaché aux promenades dans l’intérieur de Paris, devra nous savoir gré de l’avoir entrepris. Si la manière dont nous l’avons fait lui inspire le désir de voir ce travail plus complet, eh bien, nous mettrons encore une fois à contribution nos jambes et notre malice !

Pour la rigolade, je ne vous ai mis qu’les marchands d’vins, les restaurateurs, les estaminets, les distillateurs et autres débits de tabac ! (LlL)

Amiral Coligny (A l’). Greffet, restaurateur, rue Béthisy, n° 18. — C’est dans l’un des appartements de cet établissement que l’infortuné Coligny a reçu le trépas. Mais les temps ont changé, et maintenant on fait noces et festins précisément à l’endroit où le fanatisme immola un grand homme et un vertueux citoyen. Partisans de la bonne chère, et vous qui aimez l’histoire et la bonne cuisine, souvenez-vous à la fois de Greffet et de Coligny, ce sont deux immortels. D’ailleurs, vous n’avez point à redouter de poignard : le glaive du restaurateur n’est funeste qu’aux volailles et aux quadrupèdes.

Banquet d’Anacréon (Au). M. Ducroux, restaurateur, boulevard Saint-Martin, n° 53. — Voyez-vous ce vieillard à l’œil vif, à la face rubiconde, qui, placé au haut de la table, semble communiquer à ses convives, aux beautés qui l’entourent, l’ardeur voluptueuse qui l’anime ? C’est le type des épicuriens passés, présents et futurs ; c’est Anacréon qui invite les sectateurs de ses joyeux préceptes à venir déposer leurs offrandes au temple que M. Ducroux lui a élevé. Les connaisseurs assurent que, parmi les personnages du tableau, la seule tête d’ Anacréon a été peinte d’après l’antique : les beautés sensibles du théâtre de la Porte-Saint-Martin auraient servi de modèle aux nymphes sémillantes qui entourent le galant vieillard. Pourquoi ne les voit-on que sur l’enseigne ?

Bas Bretons (Aux). — Vous allez peut-être croire, vous qui êtes habitués aux jeux de mots, que cette enseigne est celle d’un marchand de bas ; point du tout : c’est celle d’un rogommiste, débitant de tabac de la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, n° 13. Vous voyez pourtant qu’il y a de l’esprit partout : deux Bas Bretons qui ressemblent à deux Limousins ont un verre à la main, et savourent le nectar qu’on appelle trois-six. Les Bas Bretons buvant le rogomme, c’est bien ça, et dans la rue de la Bretonnerie, c’est encore mieux.

Boeuf a la mode (Au). Restaurateur, rue du Lycée, près le Palais-Royal. — Des châles, un chapeau ornent un bœuf que le restaurateur calembouriste a cru pouvoir appeler à la mode ; d’aucuns, trompés par le jeu de mots, ont voulu en tâter à la cuisine, mais ils ont trouvé qu’il était un peu trop salé.

Bons Enfants (Aux). M. Louvet, marchand de vin, place de Grève, n° 9. — Amateurs de tragédies, courez chez M. Louvet, demandez un litre et placez-vous à l’une des croisées de ses salles. Quatre heures sonnent ! la foule s’agite ; le dénouement approche ; vous voyez le patient monter sur l’échelle fatale ; encore un instant, tout est terminé ; un verre de vin maintenant pour calmer votre émotion ! Il y a de nos jours tant d’hommes sensibles, que, les jours d’exécution à la place de Grève, les chambres des marchands de vin, fussent-elles grandes comme la galerie du Louvre, ne sauraient les contenir tous.

Cadran bleu (Au). Restaurant, boulevard du Temple, au coin de la rue Charlot. — L’aiguille marque quatre heures. C’est à ce moment qu’on sert le repas de noces. Le beaune et le Champagne achèvent de tourner la tête du mari ; il dévore des yeux sa nouvelle épouse, qui ne perd pas la sienne , et qui se promet de faire durer les illusions de son seigneur et maître jusqu’à ce que… La jeune dame est précoce… Dans sept mois, ah ! ah !… « De quoi riez-vous donc là-bas, messieurs ? dit la maman d’une voix aigre. Les mauvais plaisants !… » Sans compter beaucoup d’autres Cadrans bleus, il en existe un rue Sainte-Marguerite, près l’Abbaye, au-dessous duquel on lit : Aujourd’hui, on dîne pour de l’argent ; demain pour rien. Pour les restaurateurs, demain n’arrive jamais.

Café du Commerce et des Arts. — J’aperçois dans ce nouvel établissement une foule de jolies demoiselles, un joli billard, et tout serait de mon goût, si je n’entrevoyais un tuyau de poêle bien peu en harmonie avec le reste. Entrons. « Une demi-tasse ! On me sert peut-être un peu maladroitement ; mais la justice me commande de dire que j’ai bu d’excellent café, que j’ai vu des demoiselles aussi honnêtes que séduisantes. Que demandais-je de plus ? Ma foi, on fume. Fuyez, vapeurs de la nicotiane ; reléguez-vous au premier étage, je n’aime pas trouver entre moi et les jolis minois du comptoir une fumée épaisse et une odeur nauséabonde.

Capucin (Au). Chappard, restaurateur, rue des Fossés-du-Temple, au coin de la rue d’Angoulême. — Gourmands, que cette enseigne ne vous effraye pas : le patron de ce couvent traite fort bien ses habitués. Indépendamment de l’excellente chère que vous y trouverez, on vous y distribuera gratis la captieuse nicotiane dans une tabatière historique. Couples amoureux, ne redoutez pas non plus la rigidité du monastère : il y a de fort jolies cellules où l’Amour ne sera point effrayé ; car les servants, en frères discrets, n’y pénètrent jamais sans qu’une clochette les y appelle.

Cardinal (Au). M. Dumont, marchand de vin, vieille rue du Temple, n° 94. — Jusqu’à présent, les marchands de vin n’avaient pris pour enseigne que des Bacchus et des lurons ; mais un cardinal en robe rouge, en chapeau ! Ah ! vous criez à l’impiété… Cessez vos clameurs : M. Dumont est successeur de M. Cardinal, et c’est le souvenir de son prédécesseur qu’il veut rappeler par son enseigne.

Carotte d’or (A la). Débit de tabac, quai Saint-Michel, n° 44. — Une carotte pour enseigne ! Est-ce que c’est un marchand de légumes ? Il y a carotte et carotte, et il s’agit d’une carotte de tabac. Mais carotte d’or ! c’est bon pour l’enseigne : elle n’est que de bois doré ; autrement, le débitant devrait craindre d’être carotté.

Contents (Aux). M. Peruchon, marchand de vin, place du Palais-de-Justice, n° 8. — Le marquis de Bièvre, de pointilleuse mémoire, ne s’en serait pas douté. Ce tableau vous représente un marchand de vin assis dans son comptoir, et recevant les deux sous, prix du polichinelle que vient d’avaler un chaland en sabots. Entendez-vous maintenant ? Mais ce n’est pas assez que le marchand de vin ait fait comprendre qu’il vendait au comptant : une estampe de six liards représente la mort du malheureux Crédit, avec cette légende : Crédit est mort ; les mauvais payeurs l’ont tué. A bon entendeur…

Deux Perdrix rouges (Aux). Place de la Pointe-Saint-Eustache, n° 13, Pelletier, marchand de volaille. — On lit sur un des côtés de la boutique : Il est bon là, le,,,, et puis on a dessiné un lapin. On prétend que M. le marchand a bien couru avant d’attraper une idée de gibier semblable.

Épi-Scié (A l’). Boulevard du Temple, n° 4 ; débit d’eau-de-vie, etc. — Un moissonneur, une faucille à la main, vient de couper un épi, que l’on voit couché sur le sol. C’est un trait de génie que ce calembour ! qu’on ne s’étonne donc plus si le marchand vend de l’esprit ; à en juger par l’enseigne, il en possède un fonds inépuisable.

Fontaine de l’Éléphant (A la). Marchand de vin, traiteur, rue Saint-Antoine, au coin de la rue du Petit-Musc. — En attendant que l’interminable éléphant de la Bastille soit exécuté, le peintre de cette enseigne a cru pouvoir nous en donner l’idée. Je ne connais cette maison que depuis le jour de l’enterrement du général Foy. Après la cérémonie, six jeunes gens s’y étaient réunis, et j’ai recueilli les paroles suivantes de l’un des orateurs de cette petite troupe : « Vantez, grands de la terre, disait-il, vantez le luxe de vos funérailles ; faites jeter en curée, au milieu d’un peuple avide de spectacle, quelques faibles aumônes ; je répondrai par un seul mot : « Vanité ! » mais, si vous avez assisté aux obsèques d’un soldat- orateur ; si ce spectacle imposant vous touche et vous charme, je vous dirai alors : « Soyez justes et vertueux, les peuples ne seront » point ingrats. » (Historique.)

Jardin des Épiciers (Au). — Ce n’est pas le seul cloaque décoré du nom de jardin que l’on rencontre au faubourg Saint-Denis. Le Jardin de l’Écu, le Jardin du Cheval blanc y existent aussi ; mais on n’aperçoit dans aucun de ces estaminets, ni épiciers, ni écus, ni chevaux blancs. Ce qui n’empêche pas qu’ils ne soient très-fréquentés, car on y joue la poule à six sous, on y meurt en trois, et on y est rarement fait au même.

Lion d’or (Au). M. Floriet, marchand de vin, rue Saint-Denis, n° 371. — A l’époque du renversement de la loi des élections, la cave de M. Floriet a été le théâtre d’un événement déplorable : un citoyen y fut tué par un cuirassier… Bien des buveurs, en savourant le nectar de M. Floriet, se rappellent cette sinistre anecdote. Une inscription aurait dû en conserver le souvenir ; elle aurait appris aux citoyens que le pot de terre a toujours tort de lutter contre le pot de fer.

Maison gothique (A la). Durosne, distillateur du roi, rue Saint-Martin, n° 40. — Si on peut appeler gothique ce qui n’est que ridicule, cette maison, vue à l’extérieur, est bien dénommée. Au premier étage, on aperçoit au-dessus d’un bas-relief, qui a demandé plus de temps que de talent à sculpter, toute l’histoire des Goths. Ce bas-relief est divisé en trois cadres : le premier est censé représenter /’Or/^me des Goths ; le second, la Trahison de Slilicon, et le troisième, les Goths chassés de Rome. Nous nous sommes demandé en vain quel rapport il y avait entre les Goths et un distillateur. M. Durosne ne le sait peut-être pas lui-même ; mais, en revanche, il sait combiner d’excellentes liqueurs, et faire un bon usage de ses esprits.

Mat de Cocagne (Au). Rue des Morts, n° 44, Achille Conda, marchand de vin. — Hélas ! instabilité des choses humaines ! Jadis, cette enseigne décorait la façade d’un marchand de nouveautés, rue Saint-Denis ; maintenant, elle a passé des mains d’un brocanteur entre celles d’un marchand de vin. Une foule d’audacieux y sont représentés joutant de force et de persévérance pour atteindre les prix de Cocagne. Tous les yeux se dirigent vers le mât, et, si le tableau était mieux fait et le marchand de vin mieux placé, tous les yeux et tous les épicuriens se dirigeraient vers sa boutique. Mais la rue des Morts ! éloignons-nous, c’est le chemin du Père-Lachaise.

Mont Blanc (Au). Marchand devin traiteur, rue Saint-Lazare, en face de celle de la Chaussée-d’Antin. — On ne passe jamais devant cette maison, les dimanches et les lundis d’hiver, sans entendre un orchestre bruyant exécuter de bruyants airs ; c’est le caporal de la troisième du second qui régale la cuisinière de la Petite Pologne et de la rue Saint-Lazare de deux contredanses et d’un litre à seize. C’est la Gourtille de la Chaussée-d’Antin. Et le tableau ? et le Mont Blanc ? Le tout ressemble à une sauce blanche jetée sans art sur une plaque de fonte de cheminée.

Mortier d’or (Au). Dubail, pharmacien-droguiste, rue des Lombards. — Purgatifs au rabais, pilules d’occasion, loochs à bas prix, consultations gratuites, voilà tout ce qu’offre ce vaste répertoire des produits médicaux des trois règnes de la nature. Si ce n’était pas une calamité que d’avoir besoin du secours de M. Dubail, nous conseillerions à tous nos lecteurs de le visiter, ne fût-ce que pour voir un homme universel, des drogues et un mortier fait de main de maître.

Rocher (Au). Leudet, marchand de vin, rue Basse-Saint-Denis, n° 22. — A l’extérieur, les roches couvertes de neige du mont Saint-Bernard ; dans la boutique, une fabrique en terre cuite qui représente des cailloux et des grottes, ne fait guère deviner l’idée de M. Leudet. Son architecte, interrogé, nous a répondu qu’il manquait aux deux rochers un Bacchus faisant jaillir du vin avec son thyrse. N’est-il pas étonnant que l’artiste ait fait ce singulier oubli ? Il a peut-être pensé qu’on ne sentirait pas l’allégorie : il est si difficile de nos jours d’obtenir du vin à coups de bâton !

Roi Clovis (Au). Gaucherot, marchand de vin, rue Descartes, au coin de la rue Saint-Victor. — Le premier roi chrétien était sans doute bien éloigné de penser qu’un jour un cabaret à la face duquel il serait apposé deviendrait le rendez-vous d’une réunion de conspirateurs sans but : c’est pourtant ce qui est arrivé, et les archives de la cour d’assises sont là pour le dire. Tout cela n’empêche pas que M. Gaucherot, ancien sommelier de Napoléon, ne vende d’excellent vin, ne soit un bon citoyen ; mais est-ce à son enseigne qu’il doit sa réputation ? je ne le crois pas.

Tambour-Major (Au). — M. Blaise, marchand de vin, rue du Faubourg-Saint-Denis, n° 56.

Les tambours et les tambours-maîtres,
C’est encor de fameux vainqueurs.

M. Blaise pourrait parodier ce dernier vers en mettant buveurs à la place de vainqueurs : comme il n’a pas dit de quel régiment était son Tambour-Major, nous pensons qu’il appartient à la légion de son arrondissement. Tous les méchants sont buveurs d’eau, le tambour est un bon enfant.

Temple de Bacchus (Au). Lécuyer, marchand de vin, rue d’Ulm, n° 4. — Qu’on se figure Bacchus endormi, environné de magots qui ne ressemblent en rien à tous les puissants personnages de l’empyrée mythologique. Un comptoir bien garni de brocs, sur lequel jadis on a dit la messe, une rue déserte, et cependant des buveurs : on connaîtra cet établissement en entier, et puis, sans effort de méditation, on se demandera comment ont pu se réunir la rue d’Ulm, Bacchus et les débris d’un maître-autel.

Trois Lurons (Aux). Rue Bourbon-Villeneuve, n° 18, Terrier, marchand de vin. — Trois malins en chapeau à cornes apparaissent seuls, et semblent se diriger vers le cabaret. Ils paraissent en belle humeur, en gaieté, et rien n’est en effet plus naturel : ils sont là sur leur théâtre ; et, si on lit sur les murs de la salle : On ne fume pas ici, on n’y lit pas qu’il soit défendu de satisfaire à de plus ignobles emportements.

Vignes de Tonnerre (Aux). Boiteux, marchand de vin, rue Saint-Jacques, n° 145. — Sur un petit tableau de deux pieds carrés, et sans effort, on aperçoit des coteaux, des vignes, des vendangeurs, un village, et le tonnerre qui tombe en éclats ; mais, ce qu’il y a de plus curieux, et nous invitons MM. les physiciens à consigner ce fait, c’est que, ce qu’ils ignoraient sans doute, la foudre est sous la forme de bâtons rompus presque alignés au compas. Et le tonnerre et les vignes de Tonnerre ! encore un calembour ! Que de génie dans tout cela !

Xantippe (A). Rue de l’Oursine, n° 297 ; débit de patience et de consolation. — La femme de Socrate dans une pareille rue et devant un débit de consolation, c’est une véritable épigramme. Tout le monde sait que les débits de consolation et de patience sont des débits de trois-six, et la femme du sage Athénien n’avait pas plus cette dernière qualité que la liqueur des rogommistes ne la donne.

Bonne Fontaine (A la). Joublin, marchand de vin, rue de Charonne, n° 1. — Le peintre de cette enseigne a reproduit sur la façade du marchand de vin la fontaine qui avoisine l’établissement, et l’établissement lui-même. Il y a, en effet, quelque rapport entre eux. Mais pourquoi cette épithète « bonne fontaine » ? Serait-ce à cause des services qu’elle a rendus et qu’elle rend encore tous les jours à M. Joublin ? Et pourquoi pas ? n’est-il pas de notoriété publique que
C’est l’eau qui nous fait boire
Du vin ?

Cocher (Au). Quai des Célestins, marchand de vin. — On se rappelle que, dans le temps, une anecdote racontée par le Constitutionnel au sujet d’une rixe qui s’était élevée entre un officier et un cocher de cabriolet décoré, donna lieu à une gravure assez mal exécutée, au bas de laquelle on lisait l’article en entier du journal ; eh bien, cette anecdote, assez nulle en elle-même, et cette mauvaise gravure ont fourni l’idée de ce tableau. Certes, il y a plus mal, mais il y a bien mieux aussi, et, de bonne foi, on ne peut guère applaudir à l’intention qu’a eue le peintre de rappeler une anecdote qui pourrait bien n’être pas exacte, et une gravure tout au plus propre à orner le salon de coiffure d’un barbier de village.

Comptoir et Fontaine sans pareilles. Ici, je copie servilement l’enseigne de M. Conord, marchand de vin, rue Saint-Antoine, au coin du boulevard. — Son comptoir est, en effet, remarquable : il nous représente un beau bénitier. Mais où est la fontaine ? Ce sera celle de l’Éléphant. Dût cet animal être femelle, tout cela n’empêchera pas que le peintre de M. Conord n’ait estropié le français. En revanche, le marchand de vin est fidèle à son enseigne, car son vin est sans pareil, c’est-à-dire qu’il est pur ; du moins, c’est ce que m’ont assuré deux disciples de Bacchus qui chantaient en sortant de ce cabaret :

Et je trouve le mont Parnasse (Bis) Au cabaret. (Quater)

Conquête de la Toison d’or (A la). Vernet, aubergiste logeur, rue du Faubourg-Saint-Antoine, n° 66. — Un petit tableau en relief nous offre toutes les merveilles de cette fameuse conquête, et, afin que les passants ne s’y méprennent pas, M. Vernet a fait inscrire au-dessus de ce petit cadre : On lit dans la Mythologie que, etc. Cette précaution n’était point inutile, car il y a bien des gens, et peut-être moi-même le premier, qui n’auraient pas reconnu, dans les reliefs dorés, tous les braves de la Toison d’or.

Crémier. Rue Duphot, n° 20. — M. Benech offre aux amateurs du lait d’ânesse et de chèvre, à domicile, et il n’a pas choisi d’enseigne. Cependant, la façade de son établissement est décorée d’un tableau divisé en quatre cadres : dans les deux supérieurs, on aperçoit deux pâtres faisant rentrer à l’étable deux ânesses ; les deux inférieurs représentent deux bergères poussant en un logis semblable deux chèvres qui me paraissent avoir bondi dans la prairie… La scène se passe à la Chaussée-d’Antin… Avis à l’auteur du Solitaire, qui, dit-on, demeure dans le voisinage. Voilà de quoi animer ses romantiques conceptions, il y prendra la nature sur le fait.

Extrêmes se touchent (Les). Eau-de-vie et tabac, rue Jean-Robert, n° 13. — Ce petit tableau représente un élégant en carrick, allumant un cigare à la pipe d’un chiffonnier. Le philosophe nocturne a sur son dos la hotte de Kiguerin ; il communique son feu de la manière du monde la plus gracieuse à M. le philosophe en habit pincé, car il y a aussi de la philosophie dans son fait. J’allais continuer mon chemin lorsque, regardant de l’autre côté du tableau, j’aperçois un autre philosophe à cheval sur un tonneau. Voici sa morale, elle sert de légende à l’enseigne : J’oublie le passé, je jouis du présent et je ne pense point à l’avenir. Lecteurs, si vous n’êtes pas contents de tout cela, tâchez d’être un peu philosophes.

Partie de chasse d’Henri IV (A la). Munier, marchand de vin traiteur, rue de Saintonge, au coin du boulevard. — Je cherche de mes deux yeux, soit le bon roi, soit le fermier Michaud, rien de tout cela. Que veut donc dire M. Munier avec son inscription ? Veut-il nous prouver qu’il est hospitalier comme le fermier de la Partie de chasse, ou qu’il met, pour ses habitués, tous les jours la poule au pot ? Allez-y voir, amants de la promenade ; le restaurateur de la Partie de chasse n’est pas à une portée de fusil du Jardin Turc.

Port Saint-Paul (Au). Commerce de vin, rue des Barres, n° 4. — Cette enseigne, nouvellement peinte, reproduit, d’une manière assez exacte, l’animation qui règne au port Saint-Paul à l’arrivée du coche d’Auxerre. Des nourrices bourguignonnes qui viennent rapporter ou chercher des nourrissons, errent çà et là comme des brebis égarées, tout étonnées qu’elles sont du spectacle nouveau que leur offre l’agitation d’une grande ville ; de gros marchands, chargés de sacoches, se dirigent vers l’hôtel de la Marine ; des maris, des femmes embrassent leurs moitiés, après une absence que les uns ont trouvée trop longue et les autres trop courte, et semblent se féliciter mutuellement d’avoir échappé aux dangers d’un voyage maritime. Des portefaix, des ouvriers des ports, une fonie curieuse ajoute à la vue de ce tableau, qui ne peut manquer de frapper les regards des nouveaux débarqués, et de leur donner envie d’aller voir si le vin répond à l’enseigne.

Sapeur (Au). M. Aubertin, marchand de vin, tient hôtel garnis, rue de la Juiverie, n° 22. — Nous ne citons pas cette enseigne pour attirer les voyageurs ou les buveurs chez M. Aubertin ; comme elle l’indique, le Sapeur qui marche en tête du régiment ne peut préparer les logements que pour les soldats qui le suivent ou les tambours qui le précèdent ; mais il était bon de faire connaître l’orthographe de la rue de la Juiverie ; hôtel garnis, comme ça résonne à l’oreille ! Les grammairiens et les poètes n’y trouveront rien à redire.

Jocko de la Montagne (Au). Rue de la Montagne -Sainte-Geneviève, n° 33, Boucher, marchand de vin. — Jocko, c’est-à-dire un singe, car Mazurier, en les ennoblissant, n’a certainement pas réuni tous les singes de la même famille ; un singe, dis-je, tient entre ses griffes un verre dans lequel un petit garçon verse à profusion le nectar des dieux à seize sous le litre. Maître Jocko n’a pas trop l’air de s’en réjouir ; est-ce que, par hasard, il aurait déjà goûté au vin du marchand ?

Honoré de Balzac – Petit dictionnaire critique et anecdotique des enseignes de Paris par un batteur de pavé – 1826

Essai sur les enseignes, par Alexandre Privat d’Anglemont – 1850

Sur les enseignes – 1880

Enseignes sculptées sur Paris Myope

Pour plus d'informations : Quelques maisons de rendez-vous parisiennes - 1893 - Trottoirs et lupanars

À lire en complément : La mère Pepin - Gazette des Tribunaux - 1833

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