Portraits après décès – André Gill – 1883

Publié le : 11 mars 20207 mins de lecture

Oui, mon cher ami, il est de moi, ce croquis que vous avez trouvé un soir chez l’Auvergnat de la rue Serpente, au milieu de la ferraille et des verres cassés ; quant au profil qu’il représente, je ne l’ai pas connu vivant.

Avant d’avoir conquis ma part de pain au soleil, j’ai crayonné beaucoup de ces dessins lugubres. C’était, je crois, une spécialité dans le quartier pauvre que j’habitais alors, et l’on en retrouverait quelques-uns par-ci, par-là, dans les mansardes ouvrières. Du reste, je ne regrette pas que le besoin de gagner ma vie m’ait placé souvent en face de ces têtes de trépassés : le doigt de la mort, en les modelant pour l’éternité, leur imprime d’étranges grimaces, de singuliers sourires. Pour le métier que je fais, à présent, ce sont là de bonnes études.

Celle que vous avez retrouvée, que j’ai vue l’autre jour à votre mur dans un petit cadre noir porte la date lointaine de 1865. Il y a eu de l’ouvrage pour moi dans ce temps-là. Le choléra, dont j’avais peur, m’a fait vivre à peu près un an, ma foi ! Les gens tombaient comme des mouches.

La photographie coûtait cher, on me savait pauvre et peu exigeant : — Allez chercher l’artiste de la rue Neuve-Guillemin ! L’artiste était au bain froid. Une fois au moins, chaque jour, entre deux brassées, j’entendais le baigneur crier mon nom. Eh ! houp ! J’étais hors de l’eau, ruisselant comme un caniche. Courir à ma cabine, m’essuver dans mes hardes, c’était l’affaire d’un moment, et j’étais au « client ». Je le suivais, quel qu’il fut, dans les greniers, dans les galetas, dans les petits logements d’ouvriers ; j’arrivais après le médecin, après le prêtre ; je laissais en partant cette consolation de ceux qui restent : un souvenir du visage des êtres disparus. Et j’ai souvent fait crédit. Tenez, le dessin que vous avez, il ne m’a pas été payé.

Dans la petite rue noire, étroite où je demeurais moi-même, c’était un pauvre homme de menuisier dont la femme était morte en quelques heures. J’entrai timide et furtif, conduit par un voisin ; il me reçut gravement et avec embarras, parlant bas, me regardant avec des yeux qui remerciaient déjà.

C’était une grande misère. Il y avait une chaise préparée en face du cadavre ; je tirai une feuille de papier et je commençai. Le voisin s’en était allé.

— Vous n’y verrez peut-être pas assez, monsieur ?

— Très bien ; merci.

La fenêtre était fermée, les rideaux, tirés. Sur la table de nuit, couverte d’un grand mouchoir blanc, on avait déposé l’eau bénite et la branche de buis dans une soucoupe fêlée. Tout près, deux chandelles fumaient en guise de cierges, éclairant la morte mal couchée dans un lit de bois peint disloqué aux jointures. Autour le taudis était noir. A peine on distinguait confusément les lignes misérables du mobilier : une table, une commode en bois blanc, quelques ustensiles de cuisine abandonnés, aux angles desquels la lumière vacillante mettait des tons rougeâtres. Et dans le coin, au fond, les deux yeux du veuf qui était au pied du lit.

Le dessin avançait lentement. C’était un vilain métier, rude et triste. Au dehors, pas un bruit : cette rue, démolie aujourd’hui, était déserte, morne ; quelques rares passants, jamais une voiture. Il n’y avait dans le silence que la respiration entrecoupée de l’homme : je ne le voyais pas pleurer, je l’entendais sangloter en dedans. Ils aiment bien leurs femmes, ces gueux-là !

Et je continuais à copier les froides lignes du visage mort, les cheveux plaqués aux tempes, la peau collée à l’os, le nez pincé, la bouche restée tordue d’avoir vomi son dernier râle, et les prunelles ternes avec le regard étonné des yeux qu’on n’a pas fermés. C’est une chose étrange et particulière aux cholériques qu’on ne peut baisser leurs paupières.

Il y avait une odeur acre qui m’épouvantait ; je ne sais si l’homme s’en aperçut :

— Monsieur, me dit-il, voulez-vous que j’aille chercher du chlore ?

Je le regardai : il avait les dents serrées, la peau de son visage tremhlait, les larmes allaient jaillir. Je répondis :

— Non.

Nous restâmes là une heure encore, moi, le coeur serré, respirant le moins possible, songeant aux opinions contradictoires des médecins, à la contagion, aux miasmes, observant la décomposition rapide et l’horreur grandissante ; lui, toujours immobile sur sa chaise. Il ne se leva que deux ou trois fois pour moucher les chandelles dont le suif coulait en larmes jaunes. Le dessin était fini ; je le lui présentai.

— Oui…, oui…, fit-il, et il fut presque heureux, une seconde.

Puis, comme j’avais pris mon chapeau et mon carton :

— Pardonnez-moi, monsieur, fit-il, en me reconduisant sur le carré, je n’avais pas osé vous dire…, vous n’auriez pas voulu tirer le portrait.

voilà déjà bien du temps que je ne travaille pas…

— Ne parlons pas de cela, lui dis-je ; plus tard… c’est bon… au revoir, monsieur. Je retrouvai le jour et la respiration dans la rue.

Et au bain froid, tout de suite ! Jamais je n’ai été déshabillé plus vite. Je grimpai l’échelle, et… une… deux… trois… pouf ! Du haut de la girafe, mon cher ! Ah ! l’eau était bonne ! Aujourd’hui encore, ces pauvres têtes mortes me reviennent en mémoire et je les vois grimacer parfois sous le crayon, dans la bouffissure des heureux, des puissants du jour, de ceux que je dessine à cette heure. Et c’est peut-être la cause de cette mélancolie que vous avez su lire à travers la gaieté bouffonne de mes caricatures.

André Gill – Vingt années de Paris – 1883

Pour plus d'informations : Gustave Courbet par André Gill - 1883

À lire en complément : Le Keupon et le Neuski, scène de la vie parisienne - 1984

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