Quelques maisons de rendez-vous parisiennes – 1893 – Trottoirs et lupanars

Publié le : 30 août 201710 mins de lecture

Rue d’Isly, la patronne porte un nom noble, ses pensionnaires lui donnent du DE gros comme le bras. Madame de par-ci, madame de par-là ; à force, elle a fini par croire que c’est arrivé. La première lettre de son nom suit celle que porte l’omnibus qui va de l’hôtel de ville à Plaisance. Elle n’est pas sans esprit, elle a choisi la rue d’Isly en souvenir de la célèbre bataille gagnée par le maréchal Bugeaud en Afrique ; elle a eu raison, car chez elle il s’en livre, de rudes batailles.

Il y a chez elle deux sortes de femmes : le plat du jour et l’intermittente.

Le plat du jour est la femme à demeure, une piocheuse que la besogne n’effraye pas ; elle travaille de neuf heures du matin à deux heures après minuit. On ne la sert qu’aux étrangers de passage à Paris ; on la leur présente sous tous les noms imaginables : Claire, Joséphine, Mina, Léa, Marie ; quelquefois comme la veuve d’un grand seigneur, réduite à se prostituer pour payer la pension de ses enfants ; suivant la mode, elle est tantôt blonde, brune, rousse ou châtaine.

Le prix, comme dirait Frise-à-Plat ou Ventre-d’Osier à la foire aux pains d’épices, est a la portée de toutes les bourses : un louis, un simple louis ! avec cette différence toutefois qu’on paye d’avance, quand même on n’est pas content, et qu’on ne remet pas l’argent en sortant.

L’intermittente appartient à tous les milieux, elle vient de l’Elysée-Montmartre, du Moulin-Rouge, des Folies-Bergère ou des quartiers aristocratiques.

Elle est généralement servie aux habitués.

Toutes ces maisons ont des habitués qui y viennent passer quelques instants, suivant l’expression connue : faire flanelle ; si dans les maisons de tolérance on ne tient pas à ce genre de client, dans les maisons de rendez-vous il n’en est pas de même ; les habitués figurent, ils font croire que la boutique est bien achalandée.

Quand l’habitué arrive, sa première question est celle-ci :

— Dis-donc, la patronne, y a-t-il du nouveau ?

— Oui, j’ai une nouvelle qui est bath au pieu (bonne au lit).

— Fais voir le déballage.

S’il la trouve à son goût, il paye le prix d’ami, dix francs ; l’intermittente partage avec la proxénète.

II n’y a pas de quoi faire fortune avec les amis.

Rue Beaurepaire, un nom singulièrement choisi pour y expliquer la dix-septième lettre de l’alphabet, Cette maison de rendez-vous n’est connue que d’un très petit nombre de clients.

Elle était, il y a peu de temps, dirigée par Marie la Bretonne ; on l’avait ainsi surnommée, parce qu’elle portait le costume, depuis la coiffe jusqu’aux chaussures, d’une paysanne de Concarneau ou de Roscoff.

Marie donnait de sa personne dans les grands jours. Elle savait contenter tous les clients, quelles que fussent leurs exigences ; elle ne s’était point cantonnée dans une spécialité. C’était une femme pratique qui savait se retourner à l’occasion.

Marie avait une manie étrange : elle recevait son monde en égrenant un chapelet, un chapelet magnifique qu’un franciscain italien lui avait laissé en gage, faute de pouvoir payer sa consommation. Quel que fût le travail auquel elle se livrait, elle ne le lâchait jamais, murmurant dévotement un Ave Maria.

Cette manie lui était utile ; elle avait la clientèle des pèlerins du Sacré-Cœur.

Les prix étaient assez élevés ; ils variaient suivant l’âge et le sexe.

Marie a cédé sa maison ; comme la Farcy de célèbre mémoire, elle s’est retirée en province, où elle édifie les habitants par une dévotion exagérée : la première à la quête, elle est de toutes les œuvres de charité, reçoit le curé à sa table et, au dessert, elle fait, avec les marguillers, les gros bonnets du pays, la partie de manille aux enchères.

Le fameux chapelet est pendu dans son alcôve.

— Rue Grange-Batelière, on peut lire sur un superbe écusson en tôle vernie : Marie, modes fin de siècle.

N’y entrez jamais, mesdames, car les modes qu’on y vend n’ont point pour ornement la fleur d’oranger, on y trouve de tout, excepté des chapeaux.

Elle n’est pas seule dans cette rue ; il en existe une autre, à gauche, en entrant par le faubourg Montmartre, dans une maison moitié bourgeoise, moitié atelier, comme il en existe dans le Marais.

Sous le porche, à gauche, est un escalier borgne, par lequel on accède à un entresol ; c’est absolument bourgeois comme aspect ; après avoir traversé l’antichambre, on se trouve dans une grande salle à manger, percée de deux fenêtres qui donnent sur la rue ; deux portes vitrées dans le fond leur font faces.

Le salon présente à peu près le même aspect, toujours deux fenêtres sur la rue et en face deux portes à doubles battants.

Vers six heures du soir, comme dans les féeries, changement à vue. Au moyen de cloisons mobiles, la salle à manger et le salon, dans le sens de leur largeur, sont coupés en deux parties ; celles-ci, au moyen d’autres cloisons, sont encore divisées en deux, pour former deux petits cabinets complètement obscurs, qui, du côté opposé à leur entrée, font face aux portes vitrées de la salle à manger, ou aux portes du salon.

Comme ameublement, il y a un canapé des plus confortables, sous les coussins duquel sont dissimulées quelques serviettes.

Chacun de ces réduits a un canapé semblable.

Des ouvertures, convenablement, mystérieusement ménagées, permettent de voir, de chacun d’eux, sans être vu, l’intérieur d’une immense chambre à coucher.

Au milieu de cette chambre à coucher, pareil à l’autel, un énorme lit surélevé de trois marches ; appendus aux murailles, des gravures et des tableaux obscènes à faire rougir un régiment de dragons.

Pourquoi cette mise en scène théatrale ?

Cet appartement est habité par une femme, Mme R…y, qui a sûrement la tète la plus canaille qui se puisse rencontrer dans le monde entier, mais en revanche elle possède un corps sculptural, divin, merveilleux.

Comme profession ordinaire, elle fait le trottoir du faubourg Montmartre à la Madeleine.

A certaines heures, les éromanes arrivent ; une vieille dame, à l’aspect vénérable, tout ce qu’il y a de plus correct, les reçoit avec la plus grande déférence.

Pour pénétrer dans l’intérieur de cette maison, il y a un mot de passe, une formule connue seulement des initiés.

La vieille dame.— Que désire Monsieur ou Madame ? suivant le sexe du visiteur, car il y en a pour les deux.

Le visiteur ou la visiteuse.— Je viens pour la séance de magnétisme animal.

— Bien.

Sur cette réponse affirmative, que le visiteur ou la visiteuse fût seul ou deux, il donne cinq louis ; c’est un prix fait comme des petits pâtés. La monnaie encaissée, on l’enferme dans l’un des quatre cabinets — indifféremment — ci-dessus décrits.

La maîtresse de céans, quand les quatre cabinets sont complets, descend sur le boulevard et va faire son levage. Jamais elle ne va bien loin ; quelques minutes après, elle revient, accompagnée d’un homme, jeune ou vieux, cela importe peu ; pourtant, le vieux est préférable, elle n’est pas difficile pour le choix. Peu lui importe qu’il donne peu ou beaucoup, cela lui est fort indifférent, pour elle ce serait un maigre bénéfice, elle est payée plus que largement par les voyeurs.

Elle entrait dans la chambre avec l’homme de rencontre, Tous deux se déshabillaient nus comme des vers et elle se mettait à courir autour du lit, poursuivie par l’homme ; c’était la chasse à courre.

Les postures succédaient aux postures. Quand c’est un vieillard, la chasse présente plus de péripéties : il court, haletant, tombe, se relève, court encore… Quand elle juge la course suffisante (d’autres clients attendent) elle se laisse atteindre…

Filles de Lesbos, dames Lesbiennes, mères, sœurs et filles des tribades antiques, vous qui n’êtes pas bégueules, ce que vous auriez vu s’accomplir dans cette maison, sous vos yeux, vous aurait fait rougir a coup sûr ; il y avait de quoi, à travers les siècles, faire palpiter en vos tombes vos mânes licencieuses.

Les jours de grande fête, quand un richissime débauché veut s’offrir pour lui seul le régal de ces ordures, les quatre cabinets sont loués mille francs.

Charles Virmaître – Trottoirs et lupanars – 1893

Pour plus d'informations : Les lions du Jour : physionomies parisiennes - Les oubliés de Delvau - 1867

À lire en complément : Les voleuses de grands magasins - 1912

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