Le Boulevard du Crime

Publié le : 21 juillet 20176 mins de lecture

En 1859, on n’avait pas encore rasé le Boulevard du Crime, le coin le plus vivant et le plus original de l’ancien Paris, pour le couvrir de constructions nouvelles, uniformes comme toutes les casernes qui ont fait de la capitale stratégique un échiquier dont les monuments sont les pièces. Il est permis de donner un regret aux choses disparues, comme la jeunesse de ceux qui en gardent le souvenir.

On sait que ce nom de boulevard du Crime lui venait des théâtres de drame. C’était alors une immense esplanade, presque déserte pendant la journée, et qui commençait à se peupler vers la fin de l’après-midi. C’est la nuit que le boulevard du Crime prenait cette physionomie gaie qu’on ne retrouve nulle part et qu’une description exacte ne peut qu’imparfaitement évoquer à l’imagination. Il faut avoir vu cette longue ligne flamboyante de cafés et de théâtres éclairés a giorno, où se coudoyaient les types de tous les mondes du Paris nocturne.

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A partir de six heures du soir, l’esplanade ressemblait à une active fourmilière, microcosme de vie ardente et d’animation fiévreuse, où les comédiens, les artistes, les oisifs, les flâneurs, les élégants, les bourgeois, les travailleurs, se rencontraient comme les Romains au Forum ; mais l’analogie ne va pas plus loin, car l’élément féminin lui donnait un caractère particulier, et tous les groupes de cette population mêlée s’agitaient comme des tourbillons de phalènes dans un vaste cercle lumineux. Des milliers de consommateurs étaient attablés autour des guéridons qui couvraient la place, au milieu du va-et-vient et du brouhaha de la foule en mouvement. Des rangs pressés serpentaient, parqués dans les barrières des théâtres, les promeneurs arpentaient la large bordure d’asphalte, entre une double haie d’arbres, réservée à la circulation générale. Mille bruits divers se confondaient en un concert étrange de cris et de rires, éclatant sur le bourdonnement des voix et le bruissement des voitures, mêlés au son de la clochette des marchands de coco : « A la fraîche ; qui veut boire ? » et des appels croisés : « La belle Valence. — Orgeat, limonade, bière ! – Des cigares et du feu ! — Fleurissez vos dames. — Orchestre, balcon, parterre, moins cher qu’au bureau ! — Demandez le programme, avec l’explication de la pièce et les noms des artistes. — Versez à l’As Terrasse, cinq Pavillon, voyez Pendule. »

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A chaque instant, les théâtres absorbaient et vomissaient des flots de spectateurs dans le flux et le reflux des entractes. A minuit, on voyait déborder le café des Mousquetaires, où on soupait à vingt-cinq sous par tête, problème d’alimentation dont nul n’a sondé le mystère. Par les soirées d’été, il y avait encore une foule de noctambules à deux heures du matin, sur l’espace en plein air dont le café du Cirque était le foyer central. C’est la que se donnaient rendez-vous les anciens et les nouveaux de la grande bohême littéraire, dont le doyen était l’illustre Choquart, le célèbre garde du corps, l’ami de Privat d’Anglemont, deux types légendaires. Que d’histoires, que d’anecdotes, que de traits à raconter ; un volume de chroniques y suffirait a peine. Depuis 1862, il ne reste plus une pierre debout de ce qui fut le boulevard du Crime, ce paradis populaire, et peu de survivants pourraient chercher aujourd’hui la place où fut Troie.

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Là s’alignaient à la file l’ancien Théâtre-Historique d’Alexandre Dumas, transformé en Théâtre Lyrique, le Théâtre impérial du Cirque, ancien Cirque olympique, les Folies-Dramatiques, la Gaité, les Funambules, les Délassements-comiques, le Petit-Lazari, et en vue, à droite et à gauche, l’Ambigu et le Cirque d’Hiver. En face, de l’autre côté de la chaussée du boulevard, près de l’entrée du passage Vendôme, brillait en lettres de feu le nom du temple de la pantomime et des premières opérettes : Folies-Nouvelles.

Ce petit théâtre s’était fondé en 1804, vers le temps où florissaient aux Champs-Elysées les Bouffes-Parisiens, la Tabatière à musique d’Offenbach, et le Jardin-d’Hiver, où l’orchestre de Musard faisait danser Rigolboche sous des arbres en zinc dont chaque feuille était une langue de gaz.

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C’était le théâtre à la mode, le rendez-vous des gandins et des biches, une bonbonnière élégante, toute neuve, où le genre suprême était d’avoir au bec un Sucre d’orge vert à l’absinthe. Le privilège draconien permettait un nombre illimité de personnages dans la pantomime ; mais les saynètes ne devaient en avoir que deux parlant et chantant. Le public, plus gai et moins difficile qu’aujourd’hui, s’en contentait. Le genre était nouveau, les pièces folles, amusantes, les artistes originaux et pleins d’entrain, les danseuses, les figurantes, même les ouvreuses, jeunes, fraîches, jolies et pimpantes. Trois noms étaient en vedette : Hervé, compositeur et acteur, le fournisseur attitré des Folies-Nouvelles ; Kelm, le joyeux comique ; Paul Legrand, le dernier mime, l’élève de Deburau. Il y eut un regain de succès pour la pantomime, cette forme si vive et si exquise de la comédie italienne, maintenant dédaignée, oubliée, démodée, comme la tragédie. En attendant qu’un Talma et qu’un Deburau les galvanisent, ces deux genres ne vivent que dans le souvenir des dilettantes amoureux des œuvres d’art et de délicatesse.

Charles Joliet (1832-1910) — Violette : misère et splendeur d’une comédienne — 1891

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