Les femmes de la Bastille

Publié le : 30 août 20178 mins de lecture

Lorsqu’il est question de femmes mises à la Bastille, le premier nom, le seul qui s’impose à la pensée, est celui de Mme de Staal ; mais, malgré la grâce qui s’y attache, il faut ne pas voir que lui, et ne l’appeler qu’à son tour.

La plus ancienne prisonnière dont nous ayons connaissance est une demoiselle de Vezilli, qui passa un an au château, de 1659 à 1660. Ravaisson a publié son dossier. On y voit que c’était une femme de fort bonne famille, à qui d’interminables et injustes procès avaient tourné la tête. Elle en devint folle au point de frapper au visage le président de Mesmes ; de là, son incarcération. Elle fut traitée doucement, avec une femme de chambre pour la servir ; mais les interrogatoires qu’elle subit prouvèrent sa folie complète ; elle ne sortit de la Bastille que pour être écrouée à la Conciergerie, et ensuite aux Petites-Maisons.


Du Junca a noté en son registre plusieurs « entrées » de femmes, avec les causes de leur arrestation. En voici quelques extraits : « Du dimanche 7 octobre (1703), sur les dix heures du matin, M. de Chantepie, exampt du guet, [a] amené et remis la dame Fauconnier, vielle et grosse fame qu’on dit avoir esté une grande pledeuse fort intriguante, laquelle fame Monsieur le Gouverneur a reseu sur une lettre de Monsieur d’Argenson, en atendant les hordres du Roy envoyés par Monsieur de Chamillard, laquelle fame est accusée de se mêler de beaucoup d’afaires pour de grens emplois, jusque à faire donner des plasses de fermier general pour de l’argent ».

Un peu plus tard, c’est une Mme de Gombault, Normande, que du Junca déclare « jeune et assez bien faites ». Elle est convaincue d’être « une bonne intriguante pour faire des gros mariages pour de l’argent ».

La veuve Calloue dont le nom a été déjà cité, était une libraire de Rouen, coupable d’avoir vendu des livres de contrebande. Étant fort vieille et infirme, elle avait amené avec elle sa fille, Marianne, « pour la servir, aient ofert de payer la dépense, au quas que le Roy ne la paie pas ». Toutes deux furent mises à la première chambre de la tour de la Chapelle.

Quand il le fallait, on emprisonnait toute une famille, y compris les enfants. C’est ainsi que la dame de Petrefeu, de Gand, fut conduite à la Bastille, le 22 juillet 1601, avec sa fille « et un petit enfant de l’âge de six ans ». Elles avaient été arrêtées en même temps qu’un sieur de Lambert, chanoine de Gand, on ne sait pour quel forfait. Le chanoine fut mis à la 1ère Bertaudière ; les deux femmes et le petit enfant, à la 1ère du Coin, par ordre de Pontchartrain.

Parlons enfin de celle qui devait s’appeler plus tard Mme de Staal. On sait son crime, car c’en était réellement un. Secrétaire de la duchesse du Maine, elle avait rédigé une partie du projet de complot de Cellamare, qui, s’il avait réussi, eut élevé le roi d’Espagne au trône de France. Le régent, l’envoya à la Bastille, avec plusieurs de ses complices, le 10 décembre 1718, moins encore pour la punir d’avoir conspiré contre l’État que pour arracher d’elle des aveux complets sur la conspiration, et s’assurer si ses révélations seraient, ou non, d’accord avec celles des autres. On aurait pu la traiter rigoureusement, car, surtout à ce moment de sa vie, ce n’était qu’une pauvre femme, de condition relativement humble. Il n’en fut rien, bien au contraire.

Sa gouvernante, Rondel, fut autorisée à rester avec elle ; on l’installa dans un appartement, et non dans une tour ; elle s’y plaignait des souris on lui donna une chatte pour les chasser et la distraire ; elle dînait chez le gouverneur et passait ses journées à jouer et à écrire. Ceci n’est rien encore : le lieutenant de roi, Maisonrouge, dont l’appartement était tout voisin, devint amoureux d’elle et lui déclara qu’il n’aurait pas de plus grand bonheur que celui de l’épouser. Mais l’amour est aveugle, même en prison, même à la Bastille. La chambre proche de celles de Mme de Staal et de Maisonrouge était occupée par un chevalier de Ménil, également impliqué dans l’affaire de Cellamare. La prisonnière ne le connaissait pas, cependant ; Maisonrouge lui en parla ; il eut le double tort, au point de vue de ses fonctions, comme de son amour, de lui communiquer des vers qu’avait écrits Ménil en l’honneur de sa voisine inconnue, et de transmettre à celui-ci une réponse spirituellement tournée, comme tout ce qu’écrivait Mme de Staal enfin, de ménager une entrevue entre les deux captifs.

La sympathie n’avait pas attendu ce moment pour naître ; l’amour tarda moins encore ; les prisonniers s’étaient vus et parlé, d’abord en présence du lieutenant de roi ; bientôt, ils s’arrangèrent à mettre à profit son absence, et l’on ne peut guère douter, d’après l’aveu de Mme de Staal, que cette idylle ait eu, dans la prison même, le dénouement que l’on devine. Le gouverneur (c’était le premier des de Launey) fut assez vite informé de cette entente entre ses deux prisonniers, et l’on ne peut le blâmer d’y avoir mis bon ordre.

Ménil fut transféré dans une tour éloignée, Mme de Staal se lamenta et, qui le croirait ? Maisonrouge se lamentait avec elle, tout en redoublant d’attention à lui plaire, jusqu’à lui ménager quelques brèves entrevues avec le galant chevalier. Mme de Staal quitta la prison au printemps de 1720, après avoir adressé au régent, sur les faits de la conspiration, un mémoire détaillé qu’elle avait jusque-là refusé de fournir. On sait qu’une fois libre, elle exigea vainement du chevalier de Ménil la réparation qu’il lui devait peut-être en effet ; on sait aussi que Maisonrouge mourut l’année suivante, de chagrin, dit la coquette femme, de n’avoir pu obtenir d’elle la promesse d’un mariage qu’elle paraissait maintenant disposée à accepter.

La Bastille ne devait pas avoir, par la suite, de prisonnière aussi peu vulgaire. Les dernières qu’on y ait internées furent la comtesse de la Motte et la demoiselle Oliva, ces deux aventurières si connues par l’histoire du Collier de la Reine. Nous avons eu plus haut occasion de dire que la fille Oliva, étant entrée enceinte au Château y accoucha au mois de mai 1786. Le registre de de Losme a noté tous ces faits ; nous y renvoyons pour plus de détails.

Fernand Bournon — La Bastille – Histoire et description des bâtiments – Administration – Régime de la prison. – Evénements historiques — 1843

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