Alexandre Leclerc, le Michel-Ange du Château de la Canne – 1874

Publié le : 11 mars 20209 mins de lecture

Avez-vous connu le Château de la Canne ? « Ô le plaisant, le philosophique, le malicieux, le brillant et bruyant cabaret ! Et comme nous y rîmes maintes fois à belles gorgées, et de quelles franches lippées, assaisonnées de joie franche, nous nous régalâmes en cet aimable réduit ! » Et quelles merveilleuses, quelles plantureuses soupes aux choux nous y mangeâmes !… Ce n’était pas une soupe, c’était tout le diner ! et de cette mirifique et gigantesque soupière sortaient à l’infini les choses les plus succulentes, les plus appétissantes, et aussi les plus salées ; la langue m’en pèle rien que d’y penser ! Mais aussi quels vins les meilleurs crus des environs ; des Bagneux-les-Fous, des Issy-les-Jinglard, des Suresnes-la-Raideur, des Argenteuil-la-Gadoue et des Clamart-les-Gueulards !

Puis…. la porte s’ouvrait, d’Ingreville, le patron de la case, passait la tête et disait simplement : « II n’y a plus personne, vous pouvez y aller. »

Et on y allait ! — On parlait des vaincus, on se racontait des histoires de 1851, on énumérait les titres de M. Louis-Napoléon à la reconnaissance nationale… puis Castagnary se levait et de sa voix de chattemite disait le Manteau impérial :

O vous dont le travail est joie,

— Mâtin, que c’est beau, que c’est beau ! Et la porte se refermait bruyamment. C’était d’Ingreville qui retournait à son comptoir.

Ce n’était point, vous le voyez, un vulgaire cabaret que ce Château de la Canne, qui avait pour enseigne ces mots : Au rendez-vous des Artistes et qui était couvert à l’extérieur comme à l’intérieur de dessins dus au crayon du peintre-sculpteur Alexandre Leclerc, œuvre hardiment peinte, pleine de fantaisie et de mouvement, — et, comme disaient les peintres de l’endroit, qui pouvait faire honneur à un sculpteur ; quant au Michel-Ange de la Canne, c’était un brave et digne garçon, crépu d’une façon étrange et, de plus, particulièrement enclin à la bienveillance. Il devait éprouver, à se dévouer pour ses amis, l’acre plaisir que ressent le pélican à saigner sous le bec égoïste de ses petits.

Un exemple entre mille.

— Qu’avez-vous ? lui demandai-je un soir qu’il prenait son café encore plus mélancoliquement que de coutume.
— J’ai embarqué ce pauvre Alfred, me dit-il (Ce pauvre Alfred était le sieur Alfred Delvau, qui se sauvait en Belgique pour échapper aux suites d’une condamnation pour délit de presse. (l’Histoire de ce drôle de pistolet que sa femme appelait dans sa respectueuse admiration : un revolver !) Vous savez ce que c’est… pas le sou… j’ai été à la chasse de la pièce de cinq francs, mais je suis rentré bredouille.

— Comment avez-vous fait ?

— Oh ! dit-il en souriant, et ma tante ! Il ne me restait pas grand chose, mais ça y est. Cela a fait juste le compte ; seulement je suis affreusement inquiet, que va-t-il devenir là-bas ? A peine a-t-il de quoi se retourner le premier jour…

Je l’interrompis brusquement.

— Je parie que vous n’avez pas dîné, vous ?

— Qu’est-ce que cela fait, fit-il en rougissant, mais lui !

Voilà comment était Alexandre Leclerc !

Je ne sais pas s’il aurait eu jamais un grand talent, mais ce que je sais bien, c’est qu’il avait un grand cœur.

Revenons au Château de la Canne.

« C’est un cabaret illustré — qui deviendra peut-être illustre, car l’avenir saura le nom d’Alexandre Leclerc, » s’écriait un des familiers de l’endroit.

Il y a douze ans de cela ! l’avenir est venu et voici ce qu’il avait en réserve pour le cabaret et pour celui qui l’avait illustré.

Ce matin, avant décrire ces lignes, je suis allé rue du Poteau, a Montmartre : je suis allé jusqu’au numéro 51, là où était le Château de la Canne. Je l’ai revu. La maisonnette est toute crevassée. vieillie, enfumée, méconnaissable ; les grands dessins noirs qui couvraient les murs extérieurs sont à demi-effacés ; l’effet est des plus mélancoliques… Sur une boutique sale et à demi-fermée on lit ces mots :

BOULANGERIE PATISSERIE.

Voilà pour le Château de la Canne.

Si les voisins avaient eu des figures plus engageantes, j’aurais peut-être demandé ce qu’était devenu d’Ingreville. Est-il allé rejoindre ses anciens clients Privat d’Anglemont, Fernand Desnoyers, Delvau, Duchesne, Vaudin, Pelloquet, Pierre Dupont, etc ? S’il vit encore, dans quelle marmite trempe-t-il sa plantureuse soupe ? D’ingreville était un gargotier républicain, c’est-à-dire honnête… il raffolait des poésies de Victor Hugo… Qu’est-ce que tout cela, mou Dieu, a pu devenir ?

Pour Alexandre Leclerc — dont l’avenir devait savoir le nom (!) — eh bien le 13 aoùt 1864, on trouvait l’auteur de Pierrot violoneux pendu à la grille d’un caveau du Père-Lachaise.

« C’est le 12 août qu’a eu lieu le suicide. Il avait le matin même déjeuné sous les arbres avec un ami, à Châtillon, et l’avait quitté sans que le frémissement de sa main ou le tremblement de sa voix indiquât qu’il disait un éternel adieu. Le soir, il se rendit au Père-Lachaise, et ceux qui l’y virent entrer ne l’ont pas vu sortir ; il en partit le lendemain, sous un drap, pour aller reposer sur les dalles froides de la Morgue. Il s’était pendu dans la nuit à la grille d’un caveau habité par des inconnus. Il avait dû rôder longtemps entre les tombes car quand on découvrit son cadavre, à midi, le docteur déclara que la mort remontait à douze heures. C’est vers minuit, sans doute, que, tirant de sa poche une corde, il l’avait attchée à un gros boulon de la pique, et, se laissant aller, il avait rendu l’âme. On trouva sur lui un rasoir au tranchant tout frais et deux lettres, l’une au conservateur du cimetière, où il demandait presque pardon de l’embarras qu’il allait causer, pauvre mort ! l’autre était adressée à un ami de sa famille, qui vint le soir, mais déclara ne pas le reconnaltre. Toute la journée, il était resté étendu à terre, et l’on avait emprunté à l’automne ses feuilles pour lui faire un dernier lit : un gardien veillant autour empêchait qu’on ne marchât sur le cadavre. Devant la réponse faite, on procéda au lugubre transport, et le corps arriva le soir même à la Morgue.

Il y est resté jusqu’au 16, jour où ceux qui portent son nom l’envoyèrent chercher et lui firent l’aumône d’un mètre de terre dans le cimetière où il s’était pendu. On n’était pas dix. à l’enterrement.

Personne ne fut prévenu, on escamota son cadavre, on nous vola notre ami. C’est le hasard qui nous mit sur la trace ! Nous savons maintenant où il dort et dans quelques heures nous allons lui faire ses funérailles. Pour venger sa mémoire dédaignée par ceux à qui le devoir criait de la sauvegarder, vers ce coin du monde où dort celui qui fut notre ami, nous irons, tous muets et tristes, jeter un regard ; nous laisserons tomber quelques couronnes, puis, si l’on est assez riche, on achètera une pierre sur laquelle on écrira son nom pour qu’ils reconnaissent la tombe, ceux qui n’ont pas reconnu le cadavre. »

(Ces lignes éloquentes sont de Jules Vallès, qui lorsqu’il le veut, a l’émotion vive et pénétrante.)

En effet, quelques jours plus tard, on vendait l’atelier de Leclerc ; de nombreux amis s’y étaient donné rendez-vous, et la vente finie, tous allèrent au Père-Lachaise, où grâce à eux, un entourage et des couronnes marquent la place où repose celui qui dans sa vie, fut le bon et doux Alexandre Leclerc.

Firmin Maillard – Les derniers bohêmes : Henri Murger et son temps – 1874

Le château de la Canne, cabaret bohême de la rue du Poteau – 1860

Le cabaret de la Canne – 1862

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