Une histoire de Parent-Duchâtelet, arpenteur des égouts parisiens – 1866

Publié le : 28 décembre 202021 mins de lecture

Parent-Duchâtelet est un de ces hommes de dévouement et d’abnégation, un de ces héros obscurs que le christianisme peut seul créer, et dont la vie entière ne forme qu’une incessante bonne œuvre. Tant que Parent-Duchâtelet vécut, son dévouement sublime et ses vertus courageuses restèrent ignorées et méconnus et ne lui valurent en aucune façon la célébrité qu’il dut plus tard à son livre de la Prostitution ; livre publié après sa mort.

C’était, d’ailleurs, un de ces hommes qui savent peu se faire valoir. Mélancolique, étranger aux habitudes du monde, on trouvait, du premier abord, ses manières empreintes de je ne sais quelle gaucherie roide, résultat sans doute d’une timidité déguisée. Loin de le supposer constamment préoccupé de pensées graves, on l’accusait de distractions bizarres ; il fallait l’avoir vu plusieurs fois, il fallait se trouver admis dans son intimité, pour deviner en lui le vertueux citoyen, l’homme transcendant et le causeur aimable. Mais alors on l’aimait autant que l’on s’était d’abord senti peu de bienveillance pour lui.

Il savait mille choses intéressantes ; il contait à merveille et avec une voix qui prenait des modulations si douces et si caressantes, qu’il était impossible de résister à leur gracieux prestige. Alors ses traits changeaient d’expression : un sourire plein de charme animait sa physionomie, et il oubliait sa timidité pour se laisser aller aux inspirations d’une éloquence facile et séductrice.

Mais, si quelques personnes admises dans son intimité lui rendaient justice et avaient su le comprendre, Parent-Duchâtelet n’en restait pas moins un homme à peu prés méconnu et dont les utiles et pénibles travaux n’avaient aucun retentissement. Il exposait deux ou trois fois par semaine sa vie à des expériences dangereuses, sans que jamais un journal signalât son dévouement, ou du moins les résultats de son dévouement.

Il faut le dire, ce silence et cette obstination convenaient beaucoup au philanthrope.

Pourvu que l’autorité voulût bien écouter ses observations et mettre en pratique les améliorations qu’il proposait, pourvu qu’il ôtât un péril à des professions infâmes, et partant conséquences trop nécessaires de notre société telle qu’elle est faite, pourvu qu’il pût visiter en liberté et sans restriction les établissements d’industrie insalubres, les hôpitaux et les égouts parisiens, cela lui suffisait et, il se tenait complètement récompensé de ses travaux, de ses fatigues et de sa santé, qu’il avait fini par altérer gravement.

Il y a de cela quelque chose comme trente ans, un matin, de très-bonne heur, j’errais dans les rues de Paris à la poursuite de je ne sais quelle idée. Tout entier à mes méditations, j’allais devant moi au hasard, lorsque j’entendis mon nom que prononçait une voix rieuse : je regardai autour de moi : personne ! La voix répéta son appel, et cette fois je pus remarquer qu’elle sortait littéralement de dessous le pavé. Ma surprise augmenta, et peut-être allais-je croire à l’existence des gnomes, si une tête d’ordinaire mélancolique et grave, mais qu’animait alors un sentiment passager de gaieté, ne fût sortie de l’ouverture d’un égout : c’était Parent-Duchâtelet. Quelques mots suffirent pour m’apprendre qu’il avait quitté son lit avant le jour, et qu’il était là risquant sa vie, afin d’étudier les nouveaux miasmes pestilentiels qui venaient de se déclarer dans le Paris souterrain. Il m’offrit, comme une chose toute simple, de me faire les honneurs du conduit fangeux, et, après m’avoir aidé à y descendre, il me montra avec une complaisance pleine de bonhomie les travaux admirables que l’on a ménagés sous le sol, et qui assurent aux rues de la capitale deux précieux avantages la salubrité et la propreté. Après quoi nous sortîmes du trou méphitique et je revis le ciel avec la joie qu’éprouva Dante au sortir de l’enfer.

Parent-Duchâtelet avait été plus avant moi dans l’égout ; il en avait agité la vase profonde et il en rapportait plusieurs flacons pleins de gaz qu’il voulait analyser. Cependant à peine le bout de ses bottes se trouvait-il mouillé, ses vêtements et son chapeau ne gardaient pas la moindre trace d’une si étrange expédition. Il prit affectueusement congé des ouvriers qu’il laissait dans l’égout, et ceux-ci le saluèrent avec un respect plein de reconnaissance, car ils comprenaient la haute et courageuse mission du philanthrope. Après quoi il passa son bras sous le mien, monta dans une voiture de place et me proposa de l’accompagner chez lui pour étudier les gaz qu’il rapportait et dont il lui tardait de connaître la nature.

Chemin faisant je ne pus m’empêcher d’exprimer l’admiration que m’inspirait son dévouement.

« Mon Dieu ! dit-il, je n’ai pas grand mérite à cela : d’abord je remplis un devoir, ensuite j’y trouve autant d’intérêt et de charme que vous à faire un roman. Ce qu’il faut véritablement admirer, c’est le courage de ces hommes qui, pour un léger salaire, bravent l’asphyxie, s’exposent à des maladies presque inévitables et altèrent toujours leur santé. »

« Et cependant, ajouta-t-il après une des courtes rêveries qui suspendaient souvent sa conversation, il y a dans ce gouffre immense de Paris, si plein de douleur et de désespoir, des souffrances plus cruelles encore des destinées plus fatales des croix plus rudes à porter. J’ai trouvé naguère, parmi les malheureux qui se livraient à l’assainissement des canaux souterrains, un homme qui n’était point né dans leur condition, et qui n’avait point dès l’enfance contracté l’habitude d’un travail rude et dégoûtant. Cependant ceci vous semble invraisemblable, monsieur, n’est-il pas vrai ? Vous ne pouvez croire qu’au dix-neuvième siècle, en 1831, un ancien préfet, un chevalier de la Légion d’honneur, un homme qui jouissait, sous la Restauration d’un crédit réel et d’une aisance voisine du luxe, en ait été réduit à se couvrir de la blouse fangeuse des ouvriers que vous venez de voir. La chose n’en est pas moins vraie. Repoussé de tous, vieux, après avoir épuisé ses ressources et vendu jusqu’à son dernier matelas, il avait reculé devant l’hôpital, seul asile qui restait à sa femme malade…. Poussé à bout par le désespoir, il demanda la protection d’un ouvrier qui occupait le grenier voisin du sien ; l’ouvrier l’amena parmi les écureurs. Grâce à Dieu j’ai tiré ce malheureux d’une si triste position ; j’ai pu lui obtenir une petite place. Mais combien d’infortunes aussi fatales reste-t-il à secourir, d’infortunes pour lesquelles ne peuvent rien de pauvres rêveurs comme vous et moi ! »

En devisant ainsi, nous étions arrivés chez Parent-Duchâtelet, qui passa toute la journée à analyser les gaz méphitiques qu’il avait rapportés des égouts. Aussi, quand vint le soir, se trouva-t-il plus mélancolique, que d’habitude ; j’ai déjà dit que sa santé se trouvait gravement altérée, et les fatigues de son excursion et de ses travaux chimiques avaient encore ajouté ce jour-là à ses souffrances ordinaires. Il me semble le voir assis au coin de sa cheminée, pâle, respirant avec difficulté, et parfois répondant par un sourire aux plaisanteries que je faisais pour tâcher de l’égayer.

Sa prostration morale et physique ne se dissipa complètement néanmoins qu’après l’arrivée de trois ou quatre amis, parmi lesquels se trouvait un des chirurgiens de l’Hôtel-Dieu.

« Je parie, lui dit Parent-Duchâtelet en relevant la tête, je parie que vous, qui faites partie du corps médical de l’Hôtel-Dieu, vous ne connaissez pas une des professions qui s’y exercent ?

— Vous êtes un trop habile dépisteur de misères inconnues pour que je ne vous croie pas sur parole.

— Oui, reprit Parent-Duchâtelet, j’ai découvert à l’Hôtel-Dieu une profession presque aussi fatale que les professions auxquelles j’ai consacré 1es études de toute ma vie… Vous avez tous vu l’Hôtel-Dieu, n’est-ce pas ajouta-t-il avec la naïveté d’un homme qui passe sa vie dans les hôpitaux et qui ne suppose pas que l’on puisse ne point connaître ce lieu de misère, de souffrances et de larmes.

— Certes, interrompit quelqu’un, je connais l’Hôtel-Dieu. C’est à présent un hôpital comme un autre hôpital. On n’y couche plus quatre malades dans le même lit, deux dessus, deux dessous ; les rideaux y sont blancs, le linge frais, les matelas moelleux et les salles propres et aérées ; on y fabrique des chaudières de cataplasmes, la tisane s’y jauge par tonneaux, enfin l’on y consomme par jour deux cents aunes d’emplâtre.

— Et vous oubliez, interrompit Parent-Duchâtelet, vous oubliez que de bonnes religieuses passent leur vie à visiter auprès de ceux qui souffrent, et à consoler ceux qui pleurent ? Vous oubliez que les plus célèbres praticiens de Paris, c’est-à-dire du monde entier, sont attachés à cet établissement et qu’ils y donnent gratuitement aux pauvres les soins que la multiplicité de leurs occupations ne leur permet pas toujours d’accorder aux riches à prix d’or ? Les plus merveilleuses opérations de la chirurgie s’y pratiquent victorieusement chaque jour.

— Et les morts y sont honorablement ensevelis, interrompit quelqu’un, qui crut faire une excellente plaisanterie.

— Le métier dont je veux précisément vous parler est le métier d’ensevelisseuse de l’Hôtel-Dieu, répliqua Parent-Duchâtelet.

— Le métier d’ensevelisseuse ?

— Oui, mes amis, le métier d’ensevelisseuse. Il y a de par le monde une femme qui passe sa vie à dépouiller des vêtements qui les couvraient, quand ils ont rendu le dernier soupir, les cadavres des morts de la journée. Ces vêtements appartiennent à l’hospice et doivent servir plus tard à d’autres malades. Puis ensuite cette femme livre les corps aux anatomistes ou bien, si les gens de l’art n’en veulent point, elle les enveloppe d’un suaire de toile grise, les coud dans le linceul et les dépose ensuite sur des lits de marbre noir où ils attendent le prêtre et une prière. »

Ces descriptions funèbres avaient singulièrement rembruni l’auditoire, et il se fit un petit silence. Parent-Duchâtelet reprit quelques instants après avec son sourire triste :

« Et cette femme est heureuse, cette femme est paisible. Quand elle a bu son petit verre d’eau-de-vie le matin, elle se sent gaillarde et joviale, trouve le mot pour rire, et chantonne quelque vieux pont-neuf en s’acquittant des devoirs de sa profession. Je ne sais pas ce que lui vaut sa place, comme elle dit ; mais ce salaire suffit à ses besoins, et d’ailleurs elle se fait un bon petit revenu avec les cheveux des femmes-mortes. Elle coupe ces cheveux et les vend aux coiffeurs, pour fabriquer des nattes et des perruques. Aussi, ma foi, Catherine ne manque de rien, et elle prétend que ses héritiers trouveront chez elle de quoi la faire enterrer convenablement.

« Et voilà longtemps qu’elle exerce ce métier ! Elle a soixante-dix ans, elle en comptait quatorze lorsqu’elle fut adjointe à une de ses tantes, honorée de mère en fille, comme elle me le disait, de la charge d’ensevelisseuse à l’Hôtel-Dieu. Aussi les anecdotes ne lui manquent pas sur l’Hôtel-Dieu, car, Dieu merci (c’est encore elle, qui parle), « en est-il passé par ses mains, de ces morts !… » Mais il est surtout un souvenir dont elle se montre fière et qu’elle ne manque jamais de raconter a ceux qui descendent par hasard ou par curiosité dans la salle souterraine, humide et sombre, dont elle fait nuit et jour sa demeure…

Là elle passe sa vie à ensevelir des cadavres et à cultiver une giroflée qu’elle pose avec amour sous l’unique rayon de soleil qui vient luire parfois à travers l’ouverture de la fenêtre ou plutôt du soupirail. Cette fleur est pour elle une amie, une société, une famille ! Plutôt que de la perdre elle préfèrerait se passer de tabac durant une semaine entière, oui, se passer de tabac durant une semaine entière…

« Il faut être témoin de la tendresse de la mère Catherine pour sa fleur il faut voir l’inquiétude qui la saisit à la moindre langueur de la plante. Elle vient sans cesse regarder les feuilles quelque peu fanées ; elle remue doucement la superficie de la terre ; elle l’arrose, elle la couvre d’engrais et telle est sa préoccupation pour cette fleur, qu’elle oublie parfois de faire sa méridienne dans son fauteuil de cuir, seul meuble de ces tristes lieux qui soit à l’usage des vivants.

« Donc en ses moments de relâche, quand la vieille Catherine s’étend dans son fauteuil, qu’elle a bu son petit coup du matin, que sa tabatière de corne à damasquinage d’argent, se trouve remplie de tabac frais et que sa giroflée se porte bien, il ne faut pas l’interroger beaucoup pour lui faire conter quel beau jeune homme elle a enseveli jadis dans son adolescence, le premier jour où elle remplît près de sa tante les fonctions de surnuméraire ensevelisseuse.

« Oui, dit-elle en branlant la tête, oui, un beau jeune homme, sur mon âme, dont les mains étaient blanches et qu’on traitait avec beaucoup d’égard, parce que Mgr l’archevêque de Paris, M. de Beaumont, l’avait recommandé aux sœurs. J’étais près de ma tante, qui me donnait les premières leçons, quand tout à coup un homme entra. Il traînait après lui un grand drap blanc ; j’eus peur, car je n’étais pas habituée à mon métier, et la vue de ce fantôme me causa une singulière émotion. ll referma la porte derrière lui, ôta la clef et vint s’asseoir sur le lit de marbre que vous voyez là tout près de la fenêtre.

« Ils ne me trouveront pas ici ! dit-il, j’échapperai à ces scélérats de philosophes ; Voltaire, le diable en personne, la Harpe. Ah ah ! la Harpe, son valet. Je ferai des vers contre eux, des vers qui les tueront, des vers qui les poignarderont.

« Puis il aperçut ma tante, car moi je m’étais cachée dans un coin. Il courut à elle, la saisit à la gorge et lui cria en la secouant de manière à l’étrangler :

« Es-tu philosophe, toi ? Es-tu philosophe ?

« Le danger de la pauvre vieille me fit oublier ma propre sûreté. Je m’élançai sur cet homme. Je ramassai la clef qu’il avait laissée tomber. Je voulus ouvrir la porte et appeler du secours, mais plus prompt que moi, il abandonna ma tante, m’’arracha des mains la clef et l’avala. Puis, bientôt je le vis tomber à terre et s’y rouler en poussant des cris épouvantables ! Jugez de ma frayeur quand je me trouvai prisonnière entre cet homme qui se débattait contre la mort et ma tante qui gisait là sans mouvement. J’appelai au secours, je criai, je frappai à la porte avec le plus de force que je pus, mais on ne m’entendait pas, et plus de deux heures s’écoulèrent sans que le hasard amenât quelqu’un. Alors, je racontai ce qui venait de se passer. On enfonça la porte et, l’on vint au secours de ma tante et du jeune homme. Ma pauvre tante était morte, et les infirmiers me dirent que le jeune homme ne tarderait point à mourir lui-même. Ils ajoutèrent que c’était un fou, qu’il avait passé la nuit à griffonner du papier, que la fièvre chaude l’avait pris ensuite, et qu’il avait profité d’un moment où on ne le surveillait pas pour s’échapper de son lit et venir au refroidissoir.

Le refroidissoir ! quel mot, mon Dieu !

« Je commençai donc mon métier par ensevelir, en pleurant ma pauvre et chère tante. Le soir on m’annonça le jeune homme, et les chirurgiens vinrent extraire de son gosier la clef, qu’ils me rendirent, et que voici, ajoute-t-elle en faisant briller sous les yeux une clef luisante et claire, comme si la plus soigneuse ménagère flamande l’eût récupérer avec du sable fin.

« Et quel était le nom du jeune homme ? lui demande-t-on en frissonnant devant cette étrange relique. « Son nom ? fait-elle en grattant son vieux front ridé…. son nom ? Tiens ! voilà que je ne m’en souviens plus à présent ! est-ce drôle ? Du reste, vous pourrez le connaitre aisément ; car un des infirmiers m’a dit qu’on avait gravé dans le vestibule de l’Hôtel-Dieu les griffonnages que mon jeune homme a barbouillés avant de mourir ; je ne sais si cela est vrai, car je ne sors pas souvent de ma salle, et, quand cela m’arrive par hasard, je ne passe pas par le vestibule… et puis, mes yeux sont si mauvais ! »

« Après avoir quitté cette femme, on remonte dans le vestibule, et l’on voit en effet gravés sur une plaque de marbre trois strophes bien connues de Gilbert… C’est la mort de Gilbert que l’ensevelisseuse vient de conter. Je vous l’avoue, une tristesse profonde, un découragement douloureux se sont emparés de moi le jour où j’ai entendu ce récit. J’en ai rapporté des pensées et des souvenirs pénibles ! cruelle honte pour notre pays de songer que le plus grand, que le seul poète de la fin du dix-huitième siècle, que l’unique défenseur des idées religieuses, que l’écrivain courageux qui osa donner le premier coup à la philosophie destructive de cette époque, philosophie si bien détruite elle-même aujourd’hui, n’a trouvé d’autre asile que l’hôpital, d’autre tombe que la fosse commune ! Ah ! de notre temps, pareille chose n’arriverait pas. De nos jours, la vertu, le mérite, ne sauraient être méconnus.

— Témoin, vous, Parent, vous qu’aucune récompense ne vient chercher dans votre obscurité, vous qui sacrifiez au bien public votre travail, votre intelligence et jusqu’au modique produit que vous rapportent vos veilles et vos fatigues sans relâche.

Parent-Duchâtelet sourit de la manière dont les anges doivent sourire, et répondit avec simplicité :

« Mais ce que je fais, je ne le fais pas pour être récompensé ici-bas ! »

Samuel-Henry Berthoud, (1804-1891) – Fantaisies scientifiques de Sam -1866-1867

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