Les rues de Paris en 1831 – Honoré de Balzac

Publié le : 28 décembre 20206 mins de lecture

Il est dans Paris certaines rues déshonorées autant que peut l’être un homme coupable d’infamie ; puis il existe des rues nobles, puis des rues simplement honnêtes, puis de jeunes rues sur la moralité desquelles le public ne s’est pas encore formé d’opinion ; puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douairières ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles. Enfin, les rues de Paris ont des qualités humaines, et nous impriment, par leur physionomie, certaines idées contre lesquelles nous sommes sans défense.

Il y a des rues de mauvaise compagnie où vous ne voudriez pas demeurer, et des rues où vous placeriez volontiers votre séjour. Quelques rues, ainsi que la rue Montmartre, ont une belle tête et finissent en queue de poisson. La rue de la Paix est une large rue, une grande rue ; mais elle ne réveille aucune des pensées gracieusement nobles qui surprennent une âme impressible au milieu de la rue Royale, et elle manque certainement de la majesté qui règne dans la place Vendôme.

Si vous vous promenez dans les rues de l’île Saint-Louis, ne demandez raison de la tristesse nerveuse qui s’empare de vous, qu’à la solitude, à l’air morne des maisons et des grands hôtels déserts. Cette île, le cadavre des fermiers généraux, est comme la Venise de Paris. La place de la Bourse est babillarde, active, affairée ; elle n’est belle que par un clair de lune, à deux heures du matin ; le jour, c’est un abrégé de Paris ; pendant la nuit, c’est comme une rêverie de la Grèce.

La rue Traversière-Saint-Honoré n’est-elle pas une rue infâme ? Il y a là de méchantes petites maisons à deux croisées, où, d’étage en étage, se trouvent des vies de crimes, de la misère. Les rues étroites exposées au nord, où le soleil ne vient que trois ou quatre fois dans l’année, sont des rues assassines qui tuent impunément ; la justice aujourd’hui ne s’en mêle pas ; mais autrefois le Parlement eût peut-être mandé le lieutenant de police pour le vitupérer à ces causes, et aurait au moins rendu quelque arrêt contre la rue, comme jadis il en porta contre les perruques du chapitre de Beauvais.

Cependant, M. Benoiston de Châteauneuf a prouvé que la mortalité de ces rues était du double supérieure à celles des autres. Pour résumer ces idées par un exemple, la rue Fromenteau n’est-elle pas tout à la fois meurtrière et de mauvaise vie ?

Ces observations, incompréhensibles au-delà de Paris, seront sans doute saisies par ces hommes d’étude et de pensée, de poésie et de plaisir, qui savent récolter, en flânant dans Paris, la masse de jouissances flottantes, à toute heure, entre ses murailles ; par ceux pour lesquels Paris est le plus délicieux des monstres : là, jolie femme ; plus loin, vieux et pauvre ; ici, tout neuf comme la monnaie d’un nouveau règne ; dans ce coin, élégante comme une femme à la mode. Monstre complet d’ailleurs ! Ses greniers, espèce de tête pleine de science et de génie ; ses premiers étages, estomacs heureux ; ses boutiques, véritables pieds ; de là, partent tous les trotteurs, tous les affairés.

Eh ! quelle vie toujours active a le monstre ? A peine le dernier frétillement des dernières voitures de bal cesse-t-il au cœur, que déjà ses bras se remuent aux barrières, et il se secoue lentement. Toutes les portes baillent, tournent sur leurs gonds, comme les membranes d’un grand homard, invisiblement manœuvrées par trente mille hommes ou femmes, dont chacune ou chacun vit dans six pieds carrés, y possède une cuisine, un atelier, un lit, des enfants, un jardin, n’y voit pas clair, et doit tout voir.

Insensiblement les articulations craquent, le mouvement se communique, la rue parle. A midi, tout est vivant, les cheminées fument, le monstre mange ; puis il rugit, puis ses mille pattes s’agitent. Beau spectacle ! Mais, ô Paris ! qui n’a pas admiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connait encore rien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes. Il est un petit nombre d’amateurs, de ceux qui ne marchent jamais en écervelés, qui dégustent leur Paris, qui en possèdent si bien la physionomie qu’ils y voient une verrue, un bouton, une rougeur. Pour les autres, Paris est toujours cette monstrueuse merveille, étonnant assemblage de mouvements, de machines et de pensées, la ville aux cent mille romans, la tête du monde.

Honoré de Balzac – Histoire des Treize – Paru entre 1833 et 1839

Pour plus d'informations : Montparnasse par Guillaume Apollinaire - 1914

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