Crève-Coeur – Marcel Schwob – 1891

Publié le : 20 juillet 201711 mins de lecture

Comme il passait, son pantalon « à la bénard » s’épatant sur le trottoir, le foulard rouge et jaune serré d’un coulant, la casquette à raies d’aplomb sur les « guiches », on voyait bien que c’était une « terreur » pour les hommes, et pour les femmes un « crève-cœur ». Son balancement sur les hanches était provocateur, et ses yeux noirs allongés vers les tempes avaient des lueurs tentantes. Les mains, ballantes sur les côtés, plates et violacées, montraient que l’homme était fort lutteur. Et il le savait, car il marchait carrément, un peu penché en avant, la tête sur le coté, les yeux mi-clos, sans se soucier des coups de coude. Les femmes qui le frôlaient, près des becs de gaz, inclinant vers lui leurs faces « camouflées » sous la lueur jaune, sentaient battre leur gorge pour ce « crève-cœur » qui crânait.

Devant trottinait une marmiteuse mince, dont les grands yeux pâles mangeaient la figure, ridée comme un poing osseux. Chacun de ses pas semblait tomber sur un ressort, tant elle saccadait sa marche, et les jupes tournaient toutes les fois que le pied se posait. Courant à la manière d’un papillon de nuit qui volète en cercles incertains, elle allait d’un trottoir à l’autre, faisant halte et repartant par sauts, levant les yeux aux fenêtres d’hôtel, avec des mines d’entrer chez les marchands de vin, parce qu’elle se sentait traquée.

La danse de l’apache

L’homme la filait, impassible devant ses crochets. Il y avait deux ans qu’il la tenait par la peur. Il lui avait promis de la marquer, si jamais elle se mettait avec quelqu’un, de lui crever les yeux à la « fourchette » , de lui couper l’oreille d’un coup de dents, de lui manger le sein, de lui ouvrir l’estomac du pied. La petite devenait blanche en y pensant ; elle se souvenait d’une amie dont la gorge pendait saignante, comme une grenade éventrée. L’homme était si traître qu’il la mordrait à travers son corsage – le temps d’un bond.

Elle était la première que le crève-cœur n’eût pas éblouie de séduction. Il était si accoutumé à sentir des femmes rampantes lui caresser les hanches, à entendre des paroles douces de lèvres qui imploraient. Dans les guinches où il cherchait fortune, parmi les couples entrelacés levant la jambe au son de la musette, il lui suffisait de cligner de l’œil. Les petites « Parigotes » qui sautaient là, si ravies, ne résistaient pas au beau danseur, à moustaches fines, dont les mains goulues leur étreignaient la taille, dont les yeux pervers anéantissaient leurs regards. Il leur « faisait le ser » d’un mouvement imperceptible, et elles quittaient aussitôt la salle carrée, après un tour indifférent auprès d’amis attablés devant un saladier de vin à la française. Et le couple s’en allait par les rues sombres, la figure de la petite renversée vers la tête du crève-cœur.

Mais celle-ci n’avait rien senti. Elle se moquait de lui, froide, nerveuse. Il semblait ne l’intéresser que par une vicieuse curiosité de ce grand corps. Laide, malingre, les épaules pointues, les seins battants, elle le poignait du vide de ses yeux pâles. La sclérotique avait le bleuâtre de l’émail, avec des fleurs rouges qui couraient dessus. La prunelle était claire et grise, indécise comme la brume du jour qui tombe, froide comme un ciel d’hiver. Et la fixité d’un regard qu’il ne pouvait comprendre le harcelait au point de lui faire tout oublier.

Foire aux pains d’épices

Il la suivait partout, et la menaçait quand elle était seule. Il trouvait un plaisir âcre à lui empoigner le bras dans la rue et à la forcer d’entrer dans un assommoir, pour lamper une verte. Car elle refusait d’abord, avec un rire aigre : il lui promettait « deux broquots », un sur chaque œil – là dans la rue – va comme je te pousse – et la petite, domptée, entrait boire. Alors, énervée, elle le raillait impitoyablement ; chacune de ses rudes plaisanteries étaient tranchante comme un de ces coups de couteau par lesquels des passionnés enlèvent des rondelles de peau sur les bras, les jambes, le ventre. A ses yeux qui se mouillaient de bonheur et de lassitude, on devinait sa volupté, pareille dans ces moments à celle qui la faisait pâmer, lorsqu’elle piquait, coupait, mordait ou brûlait.

Ainsi les deux couraient silencieusement, entre deux haies de becs de gaz, le long des quais obscurs, par les ponts piqués de lumières, au-dessus de la Seine où tremblotaient des lames de sabre d’or rouge et jaune, jusqu’à la barrière du Trône, où on entendait une musique nasillarde, coupée d’appels de tambour. De chaque côté, les baraques ouvraient dans l’ombre des trous éblouissants, pleins d’un papillotement de verres bleus, roses et verts avec des crécelles criardes, des roues de loterie cliquetantes, de stridents appels de paillasse en parade et la tête de Turc qui rebondissait, avec un choc sourd, et le crépitement ininterrompu du tir, et par-dessus tout le bruit filtrant de la foule, semblable au clapotement de la vase quand on y arrache des pierres.

La pâle « môme » s’arrêta devant une baraque de lutteurs. Trois aboyeurs hurlaient à la porte devant des toiles peintes où on voyait des hommes aux muscles gonflés jongler avec des poids et soulever avec les dents des tonneaux chargés d’une pyramide humaine. La femme, au comptoir, crevait de graisse, avec des plis pesants du cou qui descendaient sur sa cotte d’écailles luisantes.

A l’intérieur, dans une arène semée de sciure, deux hommes luttaient. De taille à peu près égale, petits tous deux, ils différaient par la grosseur, car l’un était sec avec des muscles sinueux qui couraient en bosses le long de ses bras et de ses jambes ; les omoplates dessinaient des saillies ; l’autre avait un cou puissant, les cheveux gras et collés, des cuisses pareilles aux cylindres d’une machine ; deux mamelons tendaient son maillot sur la poitrine, et il avait des bracelets de fourrure aux poignets et aux chevilles.

La partie fut courte ; le gros lutteur essaya le « coup de l’écrasement », qui réussit aussitôt. Arc-bouté sur les jambes, il se laissait retomber de tout son poids, — et, quoique l’autre fît le gros dos, ses muscles lassés se détendirent, et les deux épaules touchèrent. Parmi les bravos et les battements de mains, le patron s’avança au milieu de la lice ; sa jaquette le gênait et son col le blessait ; en tournant son chapeau dans les deux mains, il annonça de sa voix enrouée de vieux lutteur :

— Ze propose oune prix dé mille francs à qui louttera vittorieusement avec moussieu Paul. Z’ai confiance que le poublic appréciera mon offre, et qu’il se trouvera oune amateur.

Apres un coup d’tuil circulaire, il continua :
— Réfléchissez. Mille francs est onne somme. Ze la dépose à la caisse.

la Toupie Hollandaise

Le crève-cœur était entré. Il ne regardait que la marmiteuse aux yeux pâles, restée stupéfaite devant le colosse Paul. Quand elle le vit du coin de l’œil, elle lui siffla en ricanant :

— Eh ben ! crève-cœur, ici n’y a pas d’amour ?

Sur l’instant il sauta dans l’arène et jeta sa veste et son foulard. Sous le tricot rayé apparurent ses épaules blanches, et des bras nerveux où un vieux avait tatoué : BRIN D’AMOUR. Les mains s’élargissaient au bout des poignets minces, comme des feuilles pendantes.

Mais le crève-cœur n’était pas de force.

Le gros lutteur lui massa ses bras, qui coulèrent comme des câbles détordus ; d’un tour de reins, il le fit sauter en l’air ; il lui écarta les jambes, le retourna comme une grenouille, et, accroupi derrière lui, il tâchait de le mettre sur le flanc. La figure tordue du crève-cœur se ridait par plis circulaires, jusqu’aux oreilles ; une veine lui zébrait le front taché de rouge, et ses bras impuissants martelaient le sol.

Glissant alors la main droite vers la poche de son pantalon, il voulut y fouiller. Les yeux de la marmiteuse pâle roulèrent dans leurs orbites, ses épaules tressaillirent, son corps fut secoué, un flot de sang lui voila la figure ; et, pâle l’instant d’après, lasse et défaillante, elle s’appuya contre la toile de la tente. Mais le lutteur avait vu, – et, saisissant le crève-cœur à la nuque, il le poussa d’un coup de genou, en le secouant comme un chien hargneux : « Ah ! saucisse, tu voulais me saigner ? criait-il : je vas t’en foutre, une saignée, chéri des dames. Lâche ton lingue, ou je te serre le kique. »

lutteur

Le crève-cœur se releva, le regard mauvais, reprit ses vêtements et se coula dehors, parmi les huées. La petite maigre l’attendait dans l’ombre, et son rire sonna sur l’air froid de la nuit :

— T’as la guigne crève-cœur, disait-elle. C’est pas la peine de blafarder — j’ai plus le trac. Tu peux bien sortir ton couteau. C’est pas toi que j’ai à la bonne, c’est lui. T’aurais pas eu le flube, pour le crever, que je me sentais comme adoucie, parce que t’es vraiment mauvais. Je croyais que tu tenais ton scion. Mais t’as pas la force. Ne ressaute pas, je rentre voir le gros. Il est rien beau — il a des bras comme des jambes. Je me laisserais bien prendre de riffe, par lui. Ça te fait fumer — je te crains pas. Toi, crève-cœur ? Allons donc, cœur-de-veau !

Marcel Schwob (1867-1905) – Coeur double – La légende des gueux – 1891montagnes_russes

 

Pour plus d'informations : Quinzième siècle - Les Bohémiens - Le "Papier Rouge" - Marcel Schwob

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