Dix-huit heures de coups de fourchette au restaurant Philippe, rue Montorgueil – 1867

Publié le : 11 mars 20204 mins de lecture

« Maintenant que Borel et son restaurant du Rocher de Cancale n’existent plus que dans le souvenir des gourmets reconnaissants, le Restaurant Philippe, — tenu aujourd’hui par Pascal, ancien cuisinier du Jockey-Club, — est la gloire de la rue Montorgueil et une des meilleures maisons de Paris. Sa clientèle n’a que de vagues rapports avec celle des différents établissements précédemment mentionnés : n’y vont, à vrai dire, que les gens qui tiennent à très-bien déjeuner ou à très-bien dîner, seuls ou en compagnie. Les membres du Caveau ont chanté le Rocher de Cancale : pourquoi les membres actuels ne chanteraient-ils pas la cuisine de Pascal, qui vaut celle de Borel ?

Bien que presque tous les plats du Restaurant Philippe soient dignes de l’appétit et de l’estime des connaisseurs, il en est deux qui contribuent spécialement à la réputation de cette maison modèle : la matelote et la sole normande. La matelote n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Il y a des gens qui, faute de grives, mangent des merles, et qui, faute d’une anguille, d’une carpe, d’un barbillon et d’une lotte, confectionnent la matelote avec un brochet, une tanche et un barbeau. De même pour la sole normande, qui ne souffre pas la médiocrité. Eh bien ! chez Pascal, ces deux plats de choix, qu’ignorait Apicius, sont apprêtés avec un soin et un art rares, il est de mon devoir de le dire. Il est également de mon devoir d’ajouter que, quoique la cave du Restaurant Philippe soit une des plus excellemment fournies de Paris, on distingue, entre tous les vins qu’on y boit, un Château-Yquem de 1847 et un Clos-Vougeot de 1846, — oui, monsieur et cher étranger, Clos-Vougeot de 1846, — un vin aussi difficile à avoir que le Johannisberg du clos de M. de Metternich.

Aussi n’étonnerai-je personne en disant que c’est chez Pascal que se réunissent tous les samedis, depuis six heures du soir jusqu’au lendemain midi, les douze membres du Club des grands estomacs. Dix-huit heures de coups de fourchette ! C’est incroyable, et cependant cela est. De six heures à minuit dure le premier acte de ce pantagruélique repas, pendant lequel on sert aux membres du club : potage à la Crécy, précédé de plusieurs verres de vin amer, suivi de plusieurs verres de madère ; turbot sauce aux câpres, filet de bœuf, gigot braisé, poulardes en caisse, langue de veau au jus, sorbets au marasquin, poulets rôtis, crèmes, tourtes et pâtisseries, le tout arrosé de six bouteilles de vieux bourgogne par convive. De minuit à six heures du matin dure le second acte, pendant lequel on sert : une ou plusieurs tasses de thé, potage à la tortue, kary indien de six poulets, saumon aux ciboules, côtelettes de chevreuil au piment, filets de sole au coulis de truffes, artichauts au poivre de Java, sorbets au rhum, gelinottes d’Écosse au whisky, puddings au rhum, pâtisserie anglaise fortement épicée, le tout arrosée de trois bouteilles de bourgogne et de trois bouteilles de bordeaux par tête. Enfin, de six heures du matin à midi, troisième et dernier acte de ce gueuleton monstre : on sert une soupe à l’oignon extrêmement poivrée et une foule de pâtisseries non sucrées, arrosées de quatre bouteilles de champagne par chaque convive ; puis on passe au café, avec un pousse-café composé d’une bouteille entière de cognac, de kirsch ou de rhum. De crânes estomacs, ces douze estomacs ! »

Alfred Delvau – Les plaisirs de Paris – 1867

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