La vieille place Maubert disparaît peu à peu – Allez vite voir ce qu’il en reste ! 1928

Publié le : 10 mars 20208 mins de lecture

Il y a bien longtemps qu’elle est défunte, la Place Maubert des chansonniers.

A la place Maub’ l’avez-vous vue,
C’était la plus bath du troupeau…

Les maisons neuves dont on l’a coiffée, comme d’une couronne de mariée, ont fini par noircir. J’y ai cherché vainement les emplacement de la vieille fontaine et de la foire où les marchands d’orviétan dressaient leurs estrades sous l’œil narquois des gaillardes commères. A peine y retrouve-t-on le souvenir du cabaret, où l’on donnait à la corde. Il a disparu, lui aussi, ce caveau qui vit Détaille dessiner, et Verlaine, appuyé sur son bâton de cornouiller, engager d’interminables conversations avec de pauvres hères…

Le vieux Paris n’est plus. La forme d’une ville
Change plus vite, hélas ! que le corps d’un mortel…

Les bouges où les personnages de Privat-d’Anglemont se survivaient à eux-mêmes, le décor des Mystères de Paris, il faudra ranger cela au rancart, avec les vieilles lunes. Bientôt, la place Maubert – qui fut l’asile de la misère, du vice et du crime – ne sera plus qu’une gare de métro…

Tant pis pour les romanciers : la Maub’, sa dépendance, aura elle aussi complètement changé d’âme…

Allons-y, pendant qu’il est temps encore, avant qu’elle n’ait libéré toutes ses humeurs, comme un malade qui veut renaître.

C’est encore une belle capitale. Elle a cinq avenues : la rue des Trois-Portes, la rue de l’Hôtel-Colbert, la rue Galande, un tronçon de la rue de Dante et un tronçon de la rue Lagrange : cinq avenues et une dizaine de redoutes, dix bars.

Saluez les derniers bastions respectés ! C’est là que les misérables, chassés de la vieille place, par le démolisseur, s’installèrent, bâton en main et la musette au côté. Leur citadelle principale était tombée aux mains de l’ennemi, mais ils conservaient encore un beau territoire…

lis représentaient une force immense : celle de la misère dont des commerçants avisés savent toujours tirer de l’or. Guignard, ancien tenancier de bouge à Whitechapel – qui, après fortune faite dans l’East End de Londres, vînt recommencer à la Maubert – devint leur nouveau roi, Miclo, son successeur prospéra, comme prospérèrent Albert, Marcel, et d’autres… souverains-maîtres des cabarets voisins.

Fradin n’était plus. Mais vivent Guignard, Miclo, Albert et Marcel…

La Cour des Miracles ne tenait plus qu’un seul îlot, à la Maub’ mais elle le tenait bien…

Dans ces gîtes, il faut être en haillons pour n’être point remarqué et seuls y fraternisent ou se tolèrent ceux qui possèdent le langage maçonnique de l’extrême dénuement. Un curieux y serait rapidement considéré comme une proie ou comme un épouvantail. Des policiers refusèrent de m’y accompagner. « En nous voyant, ils s’enfuiraient tous », dirent-ils.

C’est le rendez-vous des vagabonds qui ne sont jamais complètement en désaccord, ni avec la morale des hors-la-loi, ni avec la légalité. Des vieux, des vieilles, de rares jeunes gens, peu ou pas de jeunes femmes. Les femmes sont mendiantes et chiffonnières – c’est-à-dire qu’elles maraudent sur le bien des vrais chiffonniers sous la menace du crochet des biffins. Les hommes sont « sénateurs », c’est-à-dire qu’ils déchargent les péniches sur les berges et les wagons dans les gares. Ils sont mendiants, figurants dans les théâtres, ramasseurs de mégots, ouvreurs de portières, tondeurs de chiens, ramasseurs de crottes et quelquefois voleurs…

De quels « laissés pour compte » ne couvrent-ils point leur corps cassé, leur tête pouilleuse, leurs jambes gonflées. Jaquettes d’autrefois, smokings démodés, imperméables spongieux, corsages à manches à gigot, châles du Second Empire, c’est là seulement, dans ce musée de la curiosité, qu’on peut vous retrouver, encore !…

Pendant combien de temps ?

Je suis retourné hier à la Maubert et j’y ai constaté tous les signes d’une liquidation prochaine.

L’an passé à la même époque, deux cents misérables étaient fraternellement groupés, sous les voûtes de l’ex-cabaret de Guignard. .le n’en ai pas retrouvé cinquante autour du comptoir, bien qu’au dehors, la pluie fit rage.

A l’angle de la rue de l’Hôtel-Colbert et de la rue Dante, j’ai vainement frappé aux volets du bar d’Albert. Ce geste audacieux m’eut attiré autrefois plus d’une injure. Seule la joyeuse chanson d’un ébéniste m’a répondu.

Un calicot tendu sur l’enseigne m’a renseigné.

Fermé pour cause de transformation

Le bar d’Albert, à côté duquel on a déjà installé une boutique ultra- moderne, va devenir un établissement « chic ». D’autres cabarets du quartier vont suivre la même destinée. Les redoutes de la Maub’ sont investies. Clochards sonnez la retraite !

Le bouge d’Albert était constitué par deux salles bien distinctes. Dans la première il n’y avait pas de siège. On s’y tenait, donc debout ou accroupi (mais seuls les habitués étaient autorisés à se tenir dans cette position simiesque). J’omets cependant de signaler la cage du monte-charge où un être humain avait la latitude de s’effondrer…

Dans la deuxième salle, séparée de la première par une cloison vitrée, il y avait des tables, sur lesquelles on pouvait dormir, sous condition de boire et de faire renouveler les consommations – ce à quoi les clients ne manquaient, d’ailleurs pas.

Le fond de la clientèle était constitué comme chez Guignard par des débardeurs, des chiffonniers et des mendiants. Les chiffonniers y arrivaient le matin vers dix heures ; les mendiants y séjournaient le jour et la nuit, mais à partir de sept heures des accents guerriers résonnaient autour du comptoir : les vieux soldats occupaient la place, avant d’aller aux Halles faire les corvées maraîchères.

A une heure quarante exactement, que ce fut l’hiver ou l’été, le barman ouvrait toutes grandes les portes. Un cri réveillait les dormeurs.

— Debout !

Ils partaient, assurant sur leur dos, musettes et sacs. Ah ! le beau défilé de sorcières et de patriarches. Ils rejoignaient les échappés du bar de Miclo, du bar de Marcel, ceux des bars de la rue Galande.

Leur procession gagnait le pont Notre-Dame et la place du Parvis, mais elle réapparaissait deux heures plus tard, rue Dante…

Il doit y avoir une heure aussi pour la réouverture de l’Enfer… A quatre heures du matin, Miclo, Marcel et Albert recommençaient à servir à boire !…

Cela qui date d’hier est, déjà, en partie, du passé.

Un corps d’armée de la misère va changer de camp. La Cour des Miracles émigrera bientôt tout entière.

Adieu, Maubert !

Henri Danjou – La Presse – 12 décembre 1928

 

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