Le Théâtre de l’impasse de la Pompe – 1850

Publié le : 10 mars 20206 mins de lecture

En tournant le dos à la colonne de Juillet, place de la Bastille, presque à l’entrée de la rue Saint-Antoine, à gauche d’où se trouvait la porte de ce nom construite en 1583 et démolie en 1778, la première rue que l’on rencontre est la rue Jacques-Cœur qui vient aboutir au boulevard Henri IV. Au numéro 226 de la rue Saint Antoine, il existe actuellement un magasin de cordonnerie ; ce magasin occupe l’emplacement du cul-de-sac de la Pompe. La pompe qui avait donné son nom à ce cul-de-sac n’était pas tout à fait en face. Sa place était derrière le comptoir du marchand de vin du numéro 228.

Cette pompe était banale ; elle alimentait les tonneaux des Auvergnats quand le métier de porteur d’eau était florissant.

Dans la cuisine de ce marchand de vin, il reste une partie du mur de l’enceinte du Paris de Philippe-Auguste ; on y voit encore la voussure d’une poterne qui conduisait à la prison de la Bastille ; le mur de ronde existe encore derrière.

Il y a sous les caves du numéro 228 des souterrains très bas qui vont dans plusieurs directions et communiquent à des maisons voisines.

Dans le cul-de-sac de la Pompe, il existait un théâtre qui portait le nom du cul-de-sac ; il était impossible de rien voir de plus étrange : le plancher de la scène était très élevé, mais en revanche le plafond était très bas et était soutenu par un poteau planté au milieu de la scène, ce qui lui donnait l’aspect d’une soupente. Les artistes qui y jouaient d’ordinaire étaient des bijoutiers, des graveurs et des ébénistes du faubourg Saint-Antoine. Le répertoire était composé de vaudevilles en un acte : Le pauvre Jacques, La Tirelire, 99 Moutons et un Champenois, Bruno le fileur, Renaudin de Caen et Zoé ou l’amant prêté. Le théâtre fut longtemps éclairé à la chandelle, mais avec le progrès on y substitua des quinquets qui fumaient abominablement.

La curiosité de l’endroit était le concierge, le type du vieux savetier, invariablement coiffé d’un bonnet de coton bleu, ceint du tablier de cuir traditionnel, rapiécé en maints endroits. Il sortait du trou enfumé qui lui servait de logis, son tire-pied sous le bras et un morceau de poix dans une main. Chaque fois qu’il venait un spectateur étranger au quartier, il lui servait de guide et le renseignait ainsi :

— M’sieu, si vous voulez t’être bien placé pour voir la scène de Mlle Clémence et de M. Félix, faut n’aller vous mettre à côté du père Cotin, la clarinette. Du côté de la contrebasse vous r’cevriez des coups d’archet dans les yeux, et puis, si vous avez envie de dormir, vous pourrez vous appuyer la tête sur la scène comme les autres ; ah ! pis vous sereriez du côté du quinquet qui fuit. Ceux qui jouent au jor d’ojord’hui, c’est ceusse d’ici ; demain, ça s’ra p’ètre ben ceusse du Gros-Caillou ou de la Villette. Dites donc, y paraît qu’un de ces jours nous aurons Frédéric Dumaître, Melinge ou Bocace ; moi j’aimerais mieux Bouffé ou Gustave du Lazari. Vous riez ? Eh ben ! faut pas rire. Nous avons évus Talma et mam’selle Mars ! Pardon, j’vous quitte ; mam’zeile Clotilde m’a dit d’y monter un litre : a peut pas jamais jouer sans ça !

Le bonhomme s’en allait majestueusement en faisant des moulinets avec son tire-pied.

Il arrivait souvent que des artistes manquaient ; alors on faisait une annonce. Le public qui y était habitué criait en riant : Lisez les rôles ! Des spectateurs montaient sur la scène et prenaient la brochure, mais comme ils ne voyaient pas clair, ils s’approchaient de la rampe et lisaient en tenant d’une main une chandelle. Le spectacle se terminait parfois par des batailles auxquelles tout le monde se mêlait. C’était la jalousie qui en était le motif. Ces batailles prenaient des proportions terribles lorsque jouait une grande fille rouge comme une carotte. On l’avait surnommée la Calcinée à cause de la couleur de ses cheveux. Les voyous disaient d’elle : « Trois jours de plus dans le ventre de sa mère, elle était cuite ! » La bataille terminée, vainqueurs et vaincus s’en allaient, bras dessous, bras dessus, chez le marchand de vin du coin. Les blessés étaient pansés avec des litres. Tout en abreuvant le gosier des artistes, on les abreuvait de compliments.

— Ah ! j’sais pas si tu l’touche c’rôle-là. Et mamzelle Clémence, si a continue, elle rentrera sûrement aux Funambules.

On voit que les artistes n’étaient pas ambitieux.

Le théâtre du cul-de-sac de la Pompe fut fermé en 1850 et l’impasse disparut lors de l’alignement de la rue Saint-Antoine.

Charles Virmaître — Paris qui s’efface — 1887

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